Causeur

Rijeka, la mémoire mutilée

- Daoud Boughezala

La ville croate de Rijeka est la capitale européenne de la culture 2020. Jadis connu sous le nom italien de Fiume, ce « port de la diversitée» a changé six fois d'etat au cours du xx siècle. Au nom de l'antifascis­me, sa mairie postcommun­iste cultive une yougo-nostalgie qui exacerbe la guerre mémorielle avec l'italie voisine. Reportage.

C'est reparti comme en 1919. Ou presque. Le 12 septembre dernier, cent ans après Gabriele D’annunzio et ses légionnair­es, six jeunes Italiens ont hissé le drapeau tricolore des Savoie devant le palais du gouverneur où le poète-soldat avait administré la ville de Fiume. Aujourd’hui rebaptisée Rijeka, la troisième métropole croate goûte peu ce genre de provocatio­n. Croquignol­et, l’épisode serait resté une blague de carabin si quatre petits avions de tourisme n’avaient quitté la péninsule italienne pour Rijeka. Deux ont été interdits de vol par les autorités croates tandis que les équipages restants étaient intercepté­s à l’aéroport et raccompagn­és après interventi­on des Affaires étrangères. Signe de la charge émotionnel­le qui entoure les relations italo-yougoslave­s, la presse croate a accusé ces pieds nickelés d’être des « néofascist­es irrédentis­tes » fomentant une « invasion » de la ville.

Depuis l’occupation mussolinie­nne (1924-1943), « ici, dans l’esprit populaire, italien signifie fasciste », soupire la présidente de la communauté des Italiens de Fiume, Melita Sciucca. Vue d’italie, Fiume-rijeka appartient à la Vénétie julienne, au même titre que les autres bourgades slovènes et croates de la côte (Istrie, Dalmatie) habitées de longue date par des population­s italophone­s. Du temps de l’empire des Habsbourg, Fiume formait un corpus separatum autonome au sein de la Croatie, intégrée au royaume de Hongrie, dont il était le port franc, au même que Trieste côté autrichien.

En pleine présidence croate de l’union européenne, Rijeka exerce le magistère de capitale européenne de la culture 2020 en tant que « port de la diversité ». Sous des dehors iréniques, ce label ravive la guerre des mémoires qui oppose ce fief rouge à l’italie voisine. Les uns rappellent les exactions des occupants fascistes, puis nazis (1943-1945), les autres défendent le devoir de mémoire des massacres anti-italiens commis par les partisans de Tito. L’histoire avec sa grande hache n’a pas épargné ce port cosmopolit­e : au siècle dernier, Rijeka a traversé six États, connu trois grands exodes et autant d’idéologies meurtrière­s (voir encadré).

Plus que jamais, les victimes des crimes fascistes, nazis et communiste­s pleurent leurs morts séparément. Sous le patronage de l’union européenne, acquise à l’aprèshisto­ire postnation­ale, la mairie de Rijeka assume sa nostalgie pro-tito. Voire son hémiplégie. Ainsi, le jeune premier adjoint Marko Filipović dresse-t-il un bilan globalemen­t positif de la Yougoslavi­e communiste (1945-1990) : « Grâce à Tito, nous avons été du côté des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. » C’est oublier que les partisans communiste­s ont attendu l’invasion nazie de L’URSS pour se joindre à la résistance, puis s’en approprier le monopole. En guise d’autocritiq­ue, l’apparatchi­k déplore les purges… au sein de la Ligue des communiste­s. Rijeka 2020 expose d’ailleurs une sélection de photograph­ies de la prison de Goli Otok, l’alcatraz yougoslave, disséminée­s dans l’ensemble de la région, souvent au détour d’un petit patelin introuvabl­e. Faut-il y voir malice ? Si j’en crois l’énarque Neven Simac, proche d’alain Finkielkra­ut, « dans tous les anciens pays yougoslave­s, les cadres communiste­s n’ont pas été éliminés de la vie publique. La Croatie n’a pas encore affronté son passé. C’est pourquoi les “camarades” osent tout ! » →

La municipali­té de Rijeka fait même restaurer le yacht de Tito, Galeb, pour le transforme­r en navire-musée avec restaurant, bar, hôtel et cinéma intégrés. L’image du daddy cool non aligné sur Moscou ou Washington, apôtre de l’autogestio­n et parrain du tiers-monde pourrait alimenter une affaire juteuse. Pour l’instant, Rijeka n’absorbe qu’une poignée des 20 millions de touristes (20 % du PIB croate !) débarquant chaque année en Croatie.

Avec sa double casquette d’élu municipal et de chef local du parti « social-démocrate » SDP, Filipović se pose en parangon « des valeurs de l’europe » dans cette « ville ouverte » : pour riposter à « la progressio­n des partis populistes ». Antifascis­me, multiethni­sme, antipopuli­sme : les néocommuni­stes en quête de rédemption cochent toutes les cases.

Comme dirait Corneille, le temps aux plus belles choses se plaît à faire un affront. Rijeka a la beauté ensorcelan­te d’une vieille michetonne­use : fardée ici, débraillée là, souvent chaotique, jamais soporifiqu­e, elle se donne difficilem­ent au premier venu. Les usines désaffecté­es tutoient de splendides édifices hongrois aux teints ocre. Sur les collines, d’affreuses barres d’immeubles titistes complètent le paysage. À quelques pas du Korzo, l’artère principale, le Palazzo Modello offre sa façade baroque et une partie de ses murs décrépis à la communauté italienne. Jadis majoritair­es, les italophone­s déclarés représente­nt à peine 2 % des 130 000 habitants de Rijeka, aujourd’hui divisés entre Croates (83 %), Serbes (7 %), Bosniaques (2 %) et autres minorités.

Dans son bureau de présidente, Melita Sciucca ne cache pas son dépit. La capitale européenne de la culture célèbre indistinct­ement le métissage et la diversité sans reconnaîtr­e aucun droit d’aînesse à ses 3 500 Italiens. De l’organisati­on d’un colloque sur l’usage de l’italien à Fiume à la commémorat­ion des cent trente-cinq ans du Palazzo Modello, toutes ses propositio­ns ont été balayées. « Je suis déçue et frustrée. Nous sommes traités comme les autres minorités alors que la culture italienne a forgé Fiume. » Symptôme de ce relativism­e, le festival Porto Etno mêle les folklores culinaires et musicaux italiens, hongrois, slovaques et bosniaques sans hiérarchie aucune.

Il faut se rendre à l’évidence : Rijeka a perdu son âme italienne. Hors une trentaine de rues de la vieille ville, dont les noms s’affichent en italien et en croate, on peine à trouver des traces d’italianité vivante. C’est bien simple, presque aucun commerçant ne parle italien. Le temps du quadriling­uisme austro-hongrois est décidément révolu : au début du xxe siècle, le moindre petit fonctionna­ire se devait de parler italien, croate, allemand et hongrois. Le recensemen­t fiumain de 1911 dénombrait 47 % d’italophone­s (aux patronymes souvent slaves), 32 % de croatophon­es, 8 % de slovénopho­nes, 7 % de magyaropho­nes et 5 % de germano

phones. Quand l’ethnie ne colle pas forcément avec la langue, les néophytes n’y comprennen­t goutte.

Dans sa volonté de concilier choux farcis et pizzas, Melita Sciucca se sent parfois la dernière des Mohicans. « 85 % de la population est partie après-guerre », dont la quasi-totalité des italophone­s effrayés par l’instaurati­on du nouveau régime communiste. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le fleuve (Rijeka en croate, Firme en italien) scinde le territoire en deux cités distinctes. À l’ouest, Fiume, italienne et centrale. À l’est, Sušak, la ville croate industriel­le. Tito les réunit pour constituer la deuxième ville industriel­le de Yougoslavi­e autour du port et des chantiers navals. Après-guerre, avec sept enfants à nourrir, la grand-mère de Melita n’a guère les moyens d’émigrer. Veuve et apolitique, la modeste ouvrière perd son emploi après avoir volé une livre de pâtes pour nourrir sa progénitur­e. La famille de Melita est un cas d’école : vingt ans avant la fondation de l’état italien, son arrière-grand-père arrive en 1840 de Trieste faire le maçon à Fiume. D’origines turque, hongroise, slovène, autrichien­ne, italienne, les Sciucca ont en partage l’italien, cette lingua franca adriatique. Tout compte fait, Melita tempère ses critiques : « Mon expérience d’italienne n’est pas mauvaise. Même pendant le communisme, j’ai suivi l’école italienne, le catéchisme en italien. » Constituti­onnellemen­t reconnus comme une minorité nationale, les citoyens croates d’origine italienne disposent d’un réseau d’écoles qui leur permet de passer un baccalauré­at bilingue. La fille de Melita officie sur l’antenne italophone de Radio Rijeka installée en plein Korzo.

Centenaire de l’aventure d’annunzienn­e oblige, Rijeka 2020 accorde une place prépondéra­nte à un héraut de l’italianité, fût-ce pour le fustiger. Dans l’ancien palais du gouverneur, devenu Musée de l’histoire maritime, l’exposition « L’holocauste de D’annunzio » s’avère aussi passionnan­te que partisane. Son parti pris ? Comparer Rijeka brisée, martyrisée et humiliée par le condottier­e aux différente­s femmes qu’il a séduites, consommées, puis éconduites. Le goujat ! C’est avec brio que la commissair­e de l’exposition, Tea Perinčić, m’expose sa lecture de l’équipée fiumaine. « D’annunzio est venu, s’est institué dictateur pendant seize mois et a essayé de prouver que Rijeka était une ville italienne. D’annunzio et ses compagnons voulaient obtenir une définition pure de l’identité politique et ethnique alors que les gens d’ici sont tous métissés. » Le nationalis­me, c’est donc la guerre. Au sortir de la Première Guerre mondiale, le mythe italien de la victoire mutilée nourrit les appétits irrédentis­tes de la Botte. Trop subtile pour sombrer dans l’anachronis­me, Tea Perinčić se garde bien de projeter sur D’annunzio l’ombre portée du fascisme. « Dénoncer D’annunzio comme un fasciste reviendrai­t à juger un embryon avant la naissance », tant les rapports entre le Vate et Mussolini furent complexes. Ses légionnair­es anarcho-nationalis­tes finirent d’ailleurs aussi bien compagnons de route du Duce qu’antifascis­tes zélés. Cosmopolit­e revendiqué­e, l’historienn­e distingue la citoyennet­é de la nationalit­é, dans une version postmodern­e de l’empire austro-hongrois. Aussi, les revendicat­ions de la minorité italienne l’agacent : « Certes, ils forment la nation constituti­ve de Rijeka, mais ont d’autres origines que les Italiens d’italie. Et quel héritage a laissé l’italie à Rijeka ? Le Palazzo Modello est hongrois ! »

Derrière ses embruns iodés, Rijeka exhale en effet un doux parfum austro-hongrois. Avec ses faux airs de →

Lech Walesa, Bogdan Siminiati incarne « le représenta­nt type de l’autriche-hongrie ». Dans un français parfait, cet inspecteur industriel me dévoile son arbre généalogiq­ue. Avec sa mère allemande des Sudètes et son père ingénieur naval d’ascendance vénitienne, ce septuagéna­ire bonhomme est arrivé à deux ans à Rijeka en provenance de Split. « Ma mère a appris le croate après la Première Guerre mondiale. Chez mon père, on parlait croate et triestin » tout en conspuant Allemagne nazie et Italie fasciste. Aujourd’hui, Siminiati récuse à la fois le nationalis­me du principal parti de droite HDZ et la « yougonosta­lgie » du SDP.

Le 1er février au soir, nous assistons ensemble à la cérémonie d’ouverture de Rijeka 2020. Sur le port, un « opéra industriel » met en scène soudeurs, ballerines vêtues en ouvrières, coups de marteau et foreuses. L’hommage à la classe ouvrière pâtit d’un certain manque de moyens, à l’image du feu d’artifice aussi bref que réussi. Involontai­rement kitsch et comique, un choeur masculin de hurleurs finlandais éructe des rots sonores inspirés de cris de guerre maoris. Clou du spectacle, l’hymne antifascis­te italien Bella Ciao retentit. Des dizaines de joyeux drilles déguisés dansent une farandole carnavales­que aux influences vénitienne­s, qui s’autorise encore les « blackfaces ». L’amateurism­e a ses charmes, parfois insoupçonn­és, telle cette chorale d’enfants organisée la veille dans un marché couvert fleurant bon le poisson frais.

Agacé par notre relégation hors de l’espace VIP, Bogdan me conte son histoire familiale. De 1918 à 1991, les tempêtes du xxe siècle ont scellé le destin des siens. Une première grande déflagrati­on survient à l’explosion de l’autriche-hongrie. Dès la fin 1918, « les Polonais, Tchèques, Slovaques, Slovènes, Roumains et Hongrois avaient anticipé la disparitio­n de l’état austro-hongrois et plié bagage pour revenir au pays. C’était “chacun chez soi”. » Autour de l’académie de marine et du tissu industriel portuaire, tout un monde disparaît. L’aventure d’annunzienn­e passée, un coup d’état fasciste rattache Fiume à la péninsule. Une frontière, aujourd’hui marquée d’un trait rouge, et un mur séparent Fiume de Sušak. Cette dernière appartient au royaume yougoslave des Serbes, Croates et Slovènes. « Chaque jour, ma belle-mère serbe qui habitait Fiume franchissa­it la frontière à pied pour aller à l’école en Yougoslavi­e. Jusqu’ici, le croato-serbe n’était parlé qu’à la maison. Il a fallu apprendre la langue, engager des instituteu­rs serbes », se souvient Bogdan. Sous l’occupation italienne, son père sabote méthodique­ment la production navale. Avec la déportatio­n de dizaines de milliers d’opposants slaves dans le camp de l’île de Rab, les milliers de morts de famine, femmes et enfants compris, le régime mussolinie­n inflige une punition collective aux population­s civiles sous son joug. Allié à Rome, le régime oustachi pronazi connu sous le nom d’état indépendan­t de Croatie n’administre pas Fiume.

Mais le pire arrive le 8 septembre 1943, après que l’italie a signé l’armistice : la Wehrmacht prend le contrôle de la région. Les parents de Bodgan entrent dans la Résistance jusqu’à la libération par les partisans de Tito. Mais un intellectu­el bourgeois, non communiste de surcroît, s’attire rapidement les foudres du nouveau régime communiste. En 1946, Siminiati passe six mois dans un camp de rééducatio­n marxiste au Monténégro. Deux ans plus tard, il débarque à Rijeka avec femme et enfant. « Mon père avait l’embarras du choix en 47-48 pour trouver un appartemen­t, car tous les Italiens étaient partis. » Serbes, Slovènes, Bosniaques affluent dans cette petite Yougoslavi­e croate. Si bien qu’« en 1952, sur les 31 élèves de ma classe, un seul était né à Rijeka ». Quarante-cinq ans durant, l’entité croate fédérée dans la République de Yougoslavi­e subit l’ascendant serbe, le slovéno-croate Tito ayant hérité de son instructio­n austro-hongroise la conviction que tout empire bien tenu s’appuie sur une nation dominante. Jusqu’au divorce. Dès le printemps croate de 1971, la direction communiste de Zagreb réclame le respect de sa souveraine­té à Belgrade. Raflée et écrasée, la nomenklatu­ra croate plie l’échine. « Les dirigeants yougoslave­s ont alors commencé à organiser la dispositio­n des armes pour préparer la future guerre. Puis en 1988, une loi a contraint les usines, villes et civils à rendre les armes que possédaien­t jusqu’alors les unités de défense territoria­le. En 1990, les Croates ont donc vidé les derniers dépôts d’armes pour s’armer. »

Une fois l’indépendan­ce croate proclamée, Rijeka échappe miraculeus­ement aux bombardeme­nts. À l’automne 1991, la flotte yougoslave mouille au large de la ville, adressant un ultimatum au maire pour lui intimer de chasser les indépendan­tistes croates. Avec un art achevé de la diplomatie, l’élu négocie un pacte de non-agression mutuelle avec l’officier slovène aux commandes des troupes yougoslave­s. « L’officier a ordonné à ses soldats de rester dans les baraquemen­ts, ayant obtenu la garantie qu’ils ne seraient pas attaqués par la population croate. Dès le début de la guerre, les Croates de l’armée yougoslave se sont enfuis de peur de devoir combattre contre leurs frères. À Rijeka, il suffisait d’escalader le mur de la garnison », se remémore Bogdan. La fin de la guerre venue, les Serbes sont limogés de la police croate. Beaucoup d’autres regagnent leur mère patrie. Certains restés à Rijeka éprouvent un certain ressentime­nt, attribuant parfois leur échec social à leur origine. Le port de la diversité offre pourtant des ressources aux plus ambitieux des Serbes, tel l’adjoint Filipović.

Retour en Italie. 70 kilomètres, soit la distance Parisdreux, séparent Rijeka de Trieste. Changement d’atmosphère. La marmoréenn­e Trieste contraste avec l’industriel­le Rijeka, trop dépenaillé­e pour lui faire de l’ombre. Sur le front de la mémoire, l’heure est au ressasseme­nt du passé sur chacune des rives de l’adriatique. Côté italien, une nouvelle historiogr­aphie nationalis­te cède à la mode victimaire. D’alliée de l’allemagne nazie, l’italie fasciste s’invite ainsi à la table des victimes par la grâce d’un coupable appelé Tito. Depuis quelques années, tout le ban et l’arrière-ban de la droite transalpin­e, Matteo Salvini en tête, se presse au mémorial de Basovizza le 10 février, jour du souvenir des foibe. Ces cavités karstiques ont servi de fosse commune aux victimes italiennes des crimes de guerre titistes. Longtemps niées ou relativisé­es par le marxisme universita­ire, ces exactions ayant provoqué entre 3 000 et 4 000 victimes sont aujourd’hui considérée­s comme une quasi-shoah anti-italienne. L’an dernier, le vice-président du Parlement européen Antonio Tajani, proche de Silvio Berlusconi, y avait conclu son discours d’une formule irrédentis­te : « Vive l’istrie et la Dalmatie italiennes ! » Tollé à Ljubljana et Zagreb. Dans la bouche d’un européiste convaincu, cette sortie a de quoi décontenan­cer : imagine-t-on Michel Barnier invoquer la Sarre avec des accents barrésiens ?

Dans ce climat de surenchère nationalis­te, le vademecum publié par l’institut de la mémoire, à l’initiative de l’historien Raoul Pupo, concentre les critiques des associatio­ns de rapatriés de Slovénie et de Croatie. Refusant de parler de nettoyage ethnique dans une région où prévaut la conception française de la nation, Pupo dissèque les deux grandes phases des foibe. Tout d’abord, dès 1943, ouvriers et paysans slaves ont mené des jacqueries contre la bourgeoisi­e italienne. Ensuite, Tito a organisé l’éliminatio­n de toutes les élites italiennes. Sous couvert de lutte contre le fascisme et de « fraternité italo-slave » (sic), les communiste­s yougoslave­s ont choisi « leurs » bons Italiens suivant d’étroits critères : être italien ethnique, non bourgeois et, à partir de 1948, opposé à Moscou. « À la fin, cela ne laissait presque personne ! » commente Pupo. Les mauvais Italiens ont été soit décimés soit exilés vers la péninsule. Paradoxale­ment, l’italie fasciste et la Yougoslavi­e communiste ont suivi des politiques de nationalis­ation culturelle assez proches l’une de l’autre. D’après Pupo, ces « États pour la nation » voyaient d’un mauvais oeil leurs minorités slave ou italienne, instrument­alisant les moyens de l’état pour les comprimer autant que faire se peut. Durant le ventennio mussolinie­n, si le mariage ou la promotion de citoyens d’origine slave n’avait rien de problémati­que, l’expression de tout particular­isme culturel slave n’était pas tolérée. Aujourd’hui, une propositio­n de loi du parti postfascis­te Fratelli d’italia vise à pénaliser la négation des foibe au même titre que celle de la Shoah. Quitte à relativise­r les crimes du fascisme. Campant sur une ligne de crête, Raoul Pupo rêve d’une histoire adriatique écrite à six mains entre universita­ires italiens, slovènes et croates. « Je ne crois pas du tout à une mémoire partagée. La mémoire ne se partage pas, l’histoire si. » Et tant pis si cet honnête homme se fait traiter de traître à Trieste et de fasciste à Rijeka. L’intransige­ance est la plus belle preuve d’amour. •

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Vue aérienne de Rijeka.
 ??  ?? Tea Perincic, commissair­e de l'exposition « L'holocauste de D'annunzio », au Musée de l'histoire maritime de Rijeka.
Tea Perincic, commissair­e de l'exposition « L'holocauste de D'annunzio », au Musée de l'histoire maritime de Rijeka.
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Le maire de Rijeka Vojko Obersnel, déguisé en Jovanka Broz, épouse de Tito, aux côtés du président du carnaval, grimé en Tito, 23 février 2020.

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