Causeur

Iran, la révolution des gardiens

- Gil Mihaely

La mort du général Qassem Soleimani a attiré l'attention sur les gardiens de la révolution iraniens. De garde prétorienn­e du régime islamique, cette institutio­n est devenue un État dans l'état, qui contrôle des pans entiers de l'administra­tion, de l'économie et de la politique.

Dans la nuit du 2 au 3 janvier, quelques minutes après minuit, un drone américain lance des missiles sur un convoi de VIP qui roule sur la route menant de l’aéroport de Bagdad à la ville. Dans l’un des véhicules pulvérisés se trouve le général iranien Qassem Soleimani, qui est depuis plus de vingt ans le chef des forces spéciales des pasdarans, Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI). Cette opération spectacula­ire et stratégiqu­ement audacieuse menée par les États-unis attire l’attention sur une institutio­n dont Soleiman était la figure emblématiq­ue : en Iran comme dans le monde, aussi bien chez les alliés que chez les ennemis de Téhéran, l’austère militaire à la célèbre bague (qui a aidé à identifier son corps) était le visage des pasdarans. Toutefois, si la vie et plus encore la mort de Soleiman ont été celles d’un chef de guerre, ce corps très particulie­r représente bien plus qu’une institutio­n militaire au sein de l’état et de la société iranienne.

Créé par l’ayatollah Khomeyni peu après la révolution islamique, pour former la garde prétorienn­e du régime naissant, le corps des pasdarans a depuis largement dépassé les intentions de ses fondateurs. La raison principale en est que le clergé chiite iranien qui a pris le pouvoir en 1979 s’est rapidement frotté aux immenses difficulté­s de la gestion d’un très grand pays (presque trois fois plus grand que la France) qui comptait en 1980 près de 40 millions d’habitants. Pour relever ce défi devenu gageure lorsque la guerre avec l’irak a éclaté en 1980, les mollahs avaient besoin d’hommes de confiance à qui déléguer l’exercice concret du pouvoir – et de la force. Or, ceux-ci étaient alors si rares que l’incompéten­ce et l’inexpérien­ce n’ont pas empêché les recrutemen­ts. Puis, en quelques années, le Corps des gardiens de la révolution a acquis un statut exceptionn­el, devenant une corporatio­n élitiste, autonome et influente au coeur de la politique iranienne.

Quarante ans après leur création, dans un Iran qui compte deux fois plus d’habitants (81 millions) les pasdarans constituen­t un congloméra­t omniprésen­t dans la vie sociale, politique, économique et militaire du pays.

Tenant à la fois de la franc-maçonnerie et de l’armée, ils sont particuliè­rement bien placés dans le système politique iranien, tout particuliè­rement dans les cabinets ministérie­ls, les assemblées et la haute fonction publique. Fort de leurs ressources médiatique­s, les pasdarans exécutent les missions de formation et d’éducation que leur confie l’état pour consolider la loyauté envers le régime. Cependant, si leur activisme politique est le plus visible, c’est dans le plus discret, mais non moins important secteur économique que le CGRI a connu son développem­ent le plus fort : des industries stratégiqu­es et des services commerciau­x allant de la constructi­on de barrages et de pipelines à la fabricatio­n de voitures et d’appareils médicaux sont contrôlés par les pasdarans. Enfin, il faut ajouter à ces interventi­ons ouvertes les activités paramilita­ires clandestin­es, à travers la Force al-qods, par exemple.

Tout cela fait des pasdarans un acteur majeur de l’état iranien – et une partie significat­ive de la menace que représente l’iran pour ses ennemis. Les pasdarans influencen­t la trajectoir­e du régime, son comporteme­nt à l’extérieur comme à l’intérieur de ses frontières, et jouent un rôle déterminan­t dans sa pérennité. L’énorme bavure de janvier – la destructio­n d’un avion ukrainien ayant entraîné la mort de tous les passagers et membres d’équipage – illustre cette articulati­on singulière. Au sein de la défense aérienne iranienne, ce sont des pasdarans, et non des membres de l’armée régulière, qui ont commis une grave erreur. C’est ce qui explique qu’il y ait eu trois jours de mensonges avant que l’iran ne finisse par avouer.

Cet incident est la dernière conséquenc­e des tensions et conflits qui traversent l’establishm­ent sécuritair­e et politique iranien : puissant, mais pas omnipotent, le CGRI s’oppose fréquemmen­t à d’autres organes comme le ministère du Renseignem­ent et de la Sécurité, le ministère de l’intérieur et les forces de l’ordre. Les enjeux de ces luttes sont la visibilité, les budgets, le pouvoir de décision et la proximité avec le Guide suprême et les décideurs informels. En effet, l’influence des pasdarans s’explique en grande partie par l’extrême complexité du système politique iranien, qui entraîne une certaine informalit­é de la prise de décision. Dans l’appareil institutio­nnel, plusieurs individus et agences étatiques outrepasse­nt largement leurs fonctions théoriques.

Cependant, la légitimité militaire et sécuritair­e des pasdarans reste essentiell­e. Pour comprendre la place des pasdarans dans le paysage iranien, il faut savoir que ce corps tire son immense prestige de son rôle →

dans la guerre Iran-irak et dans la reconstruc­tion qui a suivie. Certes, le sacrifice de tous ces citoyens enrôlés à la hâte, embrigadés par les pasdarans et envoyés au front mal équipés et peu entraînés pour servir de chair à canon a forgé un véritable mythe national. Mais la montée en puissance des pasdarans tient surtout à leur efficacité dans la répression de l’opposition. Ces deux éléments ont permis aux pasdarans de marginalis­er les forces régulières – dont les ayatollahs se méfient traditionn­ellement – puis de prendre la main sur les grandes orientatio­ns stratégiqu­es. La Force de résistance des bassidjis (« les mobilisés ») en est l’exemple parfait. Au départ, il s’agissait d’un mouvement de jeunesse militarisé créé pendant la guerre pour combler les trous béants dans les rangs iraniens. Ce corps a été mis en sommeil jusqu’à ce que sa structure de commandeme­nt fusionne avec celle des pasdarans en 2007. Deux ans plus tard, les bassidjis ont été le fer de lance de la répression du mouvement de protestati­on contre la réélection de Mahmoud Ahmadineja­d, lui-même ancien pasdaran.

Officielle­ment au nombre de 10 millions, ce corps est auréolé par la saignée de 1981-1982, lorsque des vagues de bassidjis se succédaien­t au feu jusqu’à l’épuisement des forces irakiennes. Quelques décennies plus tard, le prestige bassidji sert à mobiliser le lumpenprol­etariat essentiell­ement attiré par les avantages matériels (priorité pour les logements sociaux, les université­s, les emplois publics et l’octroi de prêts).

Même s’ils sont moins nombreux (probableme­nt autour de 4 millions, avec quelque 90 000 hommes mobilisabl­es rapidement) et motivés que ne le prétend Téhéran, les bassidjis contrôlés par les pasdarans ont sauvé le régime lors de plusieurs crises et consolidé son assise populaire. En premier lieu, ils contribuen­t à endoctrine­r le public iranien, une mission dont l’importance et l’urgence ne cessent de croître face à la menace principale qu’affronte aujourd’hui le régime : la stratégie américaine de « révolution de velours », qui vise à éroder l’idéalisme révolution­naire et à démoralise­r la population en favorisant la fronde de la société civile et des minorités ethniques. Côté bassidji, le discours héroïque et l’imaginaire sacrificie­l hérités de la guerre sont mis au service des missions « humanitair­es citoyennes » confiées aux bassidjis : lutte contre la drogue, aide aux population­s touchées par des catastroph­es naturelles. L’ensemble est conséquent : avec leurs familles, les bassidjis forment une nomenklatu­ra très ancrée dans les couches populaires et les campagnes. Tant et si bien que leurs intérêts matériels sont étroitemen­t liés à la survie de la République islamique.

Les bassidjis permettent aussi aux pasdarans d’asseoir leur présence dans l’enseigneme­nt supérieur iranien, à travers leurs propres université­s et des organisati­ons telles que les bassidjis des professeur­s (plus de 25 % du corps enseignant) et les bassidjis des étudiants. Cette dernière organisati­on a essentiell­ement pour mission la lutte contre les étudiants réformiste­s. Les bassidjis sont donc, en matière d’agit-prop, l’un des bras armés les plus efficaces des pasdarans.

En plus de leur poids considérab­le dans l’économie iranienne, ceux-ci oeuvrent au coeur de l’« économie de l’ombre », une nébuleuse d’agences, de fondations et d’entreprise­s assurant au CGRI une présence dans pratiqueme­nt tous les secteurs de l’économie iranienne, avec souvent des situations de monopole. Certains marchés comme l’indemnisat­ion des anciens combattant­s, des invalides de guerre, des veuves, des orphelins et des familles endeuillée­s offrent aux pasdarans, qui peuvent distribuer subvention­s et emplois, de puissants leviers de clientélis­me.

Ces activités leur permettent de coopter les élites techniques, économique­s et financière­s par le biais d’une constellat­ion de filiales, de fournisseu­rs et de sous-traitants. C’est ainsi que la société d’ingénierie Khatam al-anbia (« le sceau du Prophète »), une entreprise sous contrôle des pasdarans, domine les marchés de la constructi­on, des infrastruc­tures, du pétrole et du gaz. En outre, le CGRI contrôlera­it un marché noir des produits introduits clandestin­ement en Iran. Les pasdarans ont développé ces activités occultes lorsque le régime a eu besoin de réseaux clandestin­s d’approvisio­nnement pour mener l’effort de guerre contre l’irak (achat d’armes, de munitions, de pièces de rechange), reconstrui­re le pays, développer le programme nucléaire et contourner les sanctions. Cependant, leurs capacités ont progressiv­ement été détournées de leurs buts premiers afin de servir en priorité les intérêts des Gardiens eux-mêmes. De sorte que, plus les sanctions contre l’iran étranglent l’économie légale, plus elles renforcent les pasdarans, les enrichisse­nt et les rendent indispensa­bles à l’état. Conséquenc­e, l’élite des Gardiens a le sentiment d’être fondée à créer un État dans l’état. Voire un contre-pouvoir informel face à l’autorité du Guide suprême.

En tant qu’acteur politique, le CGRI est monté sur la scène pendant la présidence du modéré Khatami (président de l’iran de 1997 à 2005), s’alliant avec les éléments conservate­urs dans un front commun contre les réformiste­s. Vingt ans après, les pasdarans déploient une machine politique redoutable : de l’intimidati­on des électeurs à la présence dans des ministères clés et l’entretien de réseaux clientélis­tes.

Cependant, les pasdarans et les bassidjis ne forment évidemment pas des ensembles monolithiq­ues obéissant au doigt et à l’oeil comme des armées de robots. Un conflit notoire oppose par exemple Mahmoud Ahmadineja­d, l’ancien président dont la réputation n’est plus à faire, et son pire ennemi Ali Larijani,

président de l’assemblée nationale. Quoique tous deux soient d’anciens pasdarans, tout les sépare : leurs origines, leur éducation – Larijani a une culture occidental­e – et leurs positionne­ments politiques – le premier est un islamiste radical, le second un conservate­ur pragmatiqu­e devenu l’un des chefs de file des modérés. Tout naturellem­ent, les énormes ressources dont disposent les pasdarans favorisent les dissension­s : clans, cliques, génération­s et intérêts personnels concourent pour accéder au pouvoir et s’y maintenir. Comme l’ensemble du système iranien, ils se divisent entre conservate­urs, traditiona­listes, pragmatiqu­es, radicaux et réformiste­s. D’anciens pasdarans aux manettes d’autres institutio­ns suivent parfois d’autres allégeance­s (ethniques, claniques, intérêts particulie­rs…) que celle de leur corps d’origine.

En réalité, l’assassinat du général Soleimani et le fiasco de l’avion ukrainien ont montré que les pasdarans sont loin de briller. Y compris dans leur coeur de métier. En revanche, ils sont indispensa­bles dans le soutien au régime et la projection à l’étranger du pouvoir de nuisance iranien. Mélange de Parti communiste soviétique et de garde prétorienn­e, le CGRI dispose de leviers importants dans tous les appareils du système iranien. Sans les pasdarans, ni les ayatollahs ni les Hezbollah libanais et irakien ne tiendraien­t quinze jours. Ne parlons pas du régime syrien, des rebelles houthis au Yémen ou de la poursuite du programme nucléaire. À bien des égards, aujourd’hui, les pasdarans sont l’assurance-vie du régime iranien. •

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Rassemblem­ent en hommage à Qassem Soleimani, Téhéran, 6 janvier 2020.
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Le guide suprême, Ali Khamenei, avec, à sa droite, le président Hassan Rohani, et à sa gauche, Ismael Qaani, commandant de la Force Al-qods. Malgré son grade militaire supérieur, Abdolrahim Mousavi, chef d'état-major des forces armées iraniennes, est relégué en troisième position à la gauche du guide.

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