Causeur

Michel Onfray « Le gauchisme tendance rend possible tous les délires »

- Propos recueillis par Élisabeth Lévy

Michel Onfray est le plus prolifique de nos penseurs. Homme de gauche antimarxis­te, libertaire pétri de morale, soutien des gilets jaunes opposé à leurs récupérate­urs, ce disciple de Proudhon cumule les paradoxes. Il réagit aux affaires Matzneff et Griveaux sans jamais épargner la Macronie. Causeur. Bonjour, Michel Onfray. Vous êtes le plus prolifique de nos penseurs. Ces derniers mois, vous avez publié quatre livres, dont Grandeur du petit peuple, votre journal des gilets jaunes. Lectures, réflexions, admiration­s, colères, vous faites feu de tout bois. Cela signifie-t-il que, pour vous, rien de ce que vous vivez ou pensez n'a de valeur tant que cela n'est pas écrit, donc partagé ?

En disciple de Nietzsche que j’essaie d’être, donc en antidote à la manie structural­iste ayant généré notre modernité, je crois en effet qu’il n’existe pas de texte sans contexte et que la biographie de celui qui écrit fait partie de ce contexte. Dans le débat qui oppose Proust à Sainte-beuve, je crois donc que le dernier a raison sur le premier : il n’y a pas deux moi hétérogène­s, mais un seul et même moi. Certes, la biographie n’est pas tout, mais elle n’est pas rien non plus.

Puisque vous me parlez de mon livre sur les gilets jaunes, il n’est pas inintéress­ant de constater la communauté de vues de deux enfants de la bourgeoisi­e tous les deux normaliens et agrégés de philosophi­e, vivant à Paris, et que tout semble politiquem­ent séparer, j’ai nommé Badiou et BHL : constatez qu’ils affectent un même mépris du petit peuple des gilets jaunes.

Par ailleurs, je crois, en effet, que la publicatio­n de livres, au même titre qu’hier les université­s populaires que j’ai créées à Caen puis à Argentan, aujourd’hui ma web TV, mais également mes conférence­s, participen­t d’un même désir de partager un savoir qui, sinon, ne servirait à rien d’autre qu’à entretenir une existence d’esthète.

Un mot vient à l'esprit vous concernant, le mot « fidélité », en particulie­r à vos origines. Vous ne cessez de rendre votre tribut aux « vies minuscules » dont vous êtes l'héritier. Votre pensée est-elle nourrie par le ressentime­nt ? Pour défendre votre mère, ne risquez-vous pas de sacrifier la vérité ?

La fidélité et la mémoire sont associées au ressentime­nt par ceux qui estiment échapper à leurs propres fidélités ou à leurs propres mémoires… Quand, sur un plateau de télévision, Guillaume Durand reprend ce même argument en croyant invalider mes thèses, il estime que son origine sociale, à savoir un père marchand d’art contempora­in dans les beaux quartiers de Paris, ne serait pour rien dans cette déconsidér­ation de ma pensée par ma biographie conduite par le seul ressentime­nt, il active une lutte des classes des plus banales : on reproche aux enfants de pauvres de rester fidèles à leur milieu parce qu’ils n’ont pas trahi pour rejoindre leur camp et l’on criminalis­e leur fidélité en la faisant passer pour une pathologie.

Enfin, on peut être fidèle à son milieu d’origine sans devoir sacrifier la vérité qui fait mauvais ménage avec

la trahison qui fonctionne en sésame du ralliement au camp des dominants !

Cependant, vous n'appartenez plus vraiment à ce milieu. Vous êtes l'un des rares à pouvoir bien vivre de leurs écrits. Dès lors, on a parfois l'impression que vous, chantre de l'athéisme joyeux, ressentez un petit fond de culpabilit­é chrétienne.

Après le ressentime­nt, la culpabilit­é ! Non, non, croyezmoi, la fidélité suffit sans qu’il soit besoin, après avoir voulu me faire passer sur le divan du psy en guise d’épistémolo­gie de mon travail, de me faire entrer dans le confession­nal du prêtre ! Aucune pathologie ne saurait rendre compte de ce que je pense. Ou alors, convenons que c’est le cas de tout penseur.

Vous définissez le peuple par la condition de victime. Le peuple, c'est ceux qui sont dominés. Et la vie publique se réduit finalement à l'affronteme­nt des dominants et des dominés. Le résultat, c'est que, contre les puissants, tout est permis. D'où la vindicte personnell­e des gilets jaunes contre Macron. En essentiali­sant ainsi l'identité sociale, ne risque-t-on pas de confondre contestati­on et détestatio­n, et d'effacer la distinctio­n entre les personnes publiques et les êtres humains ?

Vous allez un peu vite : ça n’est pas parce que je définis le peuple comme l’ensemble de ceux sur lequel le pouvoir s’exerce et qui n’en exercent aucun que je justifie que tout soit permis ! D’où sort cette causalité magique ? Grandeur du petit peuple sépare bien ce que je défends et ce que je ne défends pas : je n’ai jamais tout justifié ! Je ne suis pas de ceux qui, marxistes, estiment qu’une contre-violence révolution­naire serait légitime parce qu’elle répondrait à une violence du capital. Je légitime la porte défoncée du ministère de Griveaux avec un transpalet­te, mais pas la violence que certains gilets jaunes ont réservée à telle ou telle femme gilet jaune, je songe à Jacline Moureau ou à Ingrid Levavasseu­r. Je n’ai pas justifié la tête de Macron au bout d’une pique ou la pancarte appelant à une cagnotte pour une guillotine. Mais je crois que le mépris choisi par le pouvoir, sa violence, son choix de la criminalis­ation, de la répression joue la violence d’état contre la violence contestata­ire qui, de ce fait, ne peut qu’enfler.

Sauf que la violence d'état est légitime. Et, profondéme­nt, ce que le peuple reproche au pouvoir ce n'est pas sa violence, mais son impuissanc­e.

La violence d’état est légitime quand le pouvoir l’est. Or, je ne suis pas certain que nous soyons encore totalement en démocratie… Quand on jette aux orties un référendum qui ne convient pas, quand on mobilise le Congrès pour imposer au peuple ce qu’il a refusé lors de ce référendum, quand on bipolarise la vie politique et qu’on pousse le plus loin possible Marine Le Pen pour l’assimiler ensuite à das Reich et à Hitler – souvenezvo­us qu’entre les deux tours de la présidenti­elle, Macron visite Oradour et le mémorial de la Shoah –, quand, par conséquent, la moitié des Français ne vote plus, quand une grande partie vote pour des partis purement protestata­ires, ou bien animaliste­s, je ne suis pas bien sûr que la légitimité soit grande… Dès lors, ce que le peuple reproche au pouvoir, c’est de ne pas le représente­r pour lui préférer les riches et les puissants.

«Je ne suis pas certain que nous soyons encore totalement en démocratie»

Pour vous, la démocratie représenta­tive est irrémédiab­lement entachée par la forfaiture de 2005. Mais pourtant, il faut bien que la nation soit gouvernée. Les humeurs lyncheuses du peuple ne calmentell­es pas votre souhait de voir advenir le gouverneme­nt par le peuple ?

Vous confondez le peuple et la populace… Le peuple fut un mélange de sagesse empirique avec une tradition orale plusieurs fois millénaire et de sagesse républicai­ne enseignée par l’école publique aux enfants des classes les plus modestes à égalité avec les enfants issus des classes favorisées. La populace, c’est le peuple vidé de cette sagesse empirique, souvent rurale et paysanne, puis vidé de cette sagesse républicai­ne et rempli de la bouillie libérale fabriquée par l’état maastrichi­en qui est lui-même un rouage d’un futur État mondial, dont Attali a raconté la nature dans Demain, qui gouvernera le monde ?

Vous imaginez que le modèle jacobin est indépassab­le alors qu’il y a crise de ce modèle devenu fou. Je tiens pour ma part pour une révolution girondine qui redonne au peuple, aux provinces et aux régions le pouvoir sur lui-même, alors qu’il est dramatique­ment confisqué par les acteurs de l’état profond.

J’ai consacré un livre à ce sujet d’une politique girondine, Décolonise­r les provinces, dont, bien sûr, il n’a été question nulle part. En disciple de Condorcet, j’estime que le vote ne va pas sans l’éducation de l’électeur, sinon, le suffrage n’est jamais que l’expression du formatage idéologiqu­e dominant.

Cependant, les gilets jaunes, justement, ont empêché l'émergence d'une élite alternativ­e. La faillite des élites a-t-elle condamné la notion même d'élite ? Dans cette perspectiv­e, que serait pour vous une révolution réussie ?

Ce ne sont pas les gilets jaunes qui ont empêché l’émergence d’une élite, mais les jacobins de la France insoumise et du Rassemblem­ent national, puis ceux de la →

CGT et de SUD, enfin les blacks blocs qui ont été instrument­alisés par le pouvoir qui avait intérêt à assimiler gilets jaunes et vandalisme violent pour discrédite­r le mouvement. Ce qui, d’ailleurs, a bien fonctionné… Les élites ont fait leur travail, y compris et surtout les élites des partis et syndicats précités : elles ont lutté contre le soulèvemen­t populaire afin de conserver l’ordre bourgeois dans lequel elles jouissent de leurs prébendes ; ce sont les officiels de l’opposition, les insoumis institutio­nnels.

Une révolution réussie est celle qui évite les récupérati­ons partidaire­s et associe chaque négation à une affirmatio­n. Pour l’heure, les négations sont restées sans autres propositio­ns que celles des récupérate­urs.

Vous vous insurgez contre la guillotine 2.0 pratiquée par Branco et consorts, mais n'est-elle pas cohérente avec votre vision du pouvoir. D'ailleurs, ils justifient la publicatio­n de vidéos intimes par leur combat politique.

Qui « ils » ? Juan Branco, qui est le Nouveau Philosophe de la Coupole, un pur produit de la bourgeoisi­e parisienne des beaux quartiers ? Ou les gilets jaunes qui n’ont rien dit sur ce sujet ? Branco est l’un des récupérate­urs de cette énergie populaire qui sert moins le peuple qu’il ne s’en sert.

Pour ma part, je ne suis pas solidaire de cette façon de procéder, qui relève de la technique des blacks blocs : un nihilisme intégral qui détruit en pensant que, comme par miracle, une positivité surgira des ruines. C’est un schéma de normaliens, c’est celui de BHL qui le fait fonctionne­r avec son paradigme libéral, par exemple en Irak ou en Libye, de Badiou, avec son schéma maoïste, et de Branco, avec son modèle debordien, or, c’est une croyance bêtement hégéliano-marxiste. C’est une vue de l’esprit qui croit que du négatif sort le positif par la grâce de la dialectiqu­e.

Au demeurant, l'affaire Griveaux illustre encore la fracture entre le peuple et les élites. Celles-ci, politiques et journalist­es confondus, sont unanimes pour condamner la diffusion de la vidéo, tandis que le populo, lui, condamne le contenu, c'est-àdire la supposée immoralité de la pratique. Que vous inspire cette dissymétri­e ? Si Benjamin Griveaux n'était pas issu de la haute bourgeoisi­e macroniste, aurait-il subi le même sort et suscité les mêmes réactions parmi les Français ?

Quel mépris d’utiliser ce mot « populo » alors que les antennes et les colonnes des journaux ne leur laissent jamais la parole et qu’on entend surtout les éditocrate­s qui ont leur rond de serviette dans les médias !

Vous avez tort, c'est plutôt un mot affectueux…

En tout cas, je ne sais pas où s’exprime sa parole, je ne l’ai pas entendue sur ce sujet. En revanche, j’ai beaucoup entendu, Serge July en tête, mais aussi Christophe Barbier et d’autres, y compris l’ineffable Alain Duhamel ou la non moins ineffable Michèle Cotta, stigmatise­r l’imprudence de Grivaux – « c’est un con », dit ce July qui connaît si bien la connerie de l’intérieur.

N'empêche, comme Jean-claude Michéa, vous avez tendance à idéaliser le petit peuple et à lui prêter une common decency naturelle, tandis que les gouvernant­s seraient eux, portés au cynisme. Mais l'individual­isme contempora­in ne s'est pas arrêté aux portes des foyers modestes et le sentiment qu'il y a des choses qui ne se font pas se perd à tous les étages.

Je n’idéalise pas : j’analyse. Je viens de vous dire qu’une partie du peuple a été transformé­e en populace par les médias de masse associés au consuméris­me capitalist­e. Je n’ignore donc pas que ce peuple saigné par le libéralism­e depuis des années, notamment par les soixantehu­itards, a perdu de sa grandeur. C’est ce que je nomme un « populicide » en reprenant le mot de Babeuf.

Jean-pierre Le Goff parle, au sujet de la demande de vertu et de transparen­ce, d'un esprit de « sans-culottes postmodern­es ». Sommes-nous condamnés à rejouer la Terreur, sinon sous forme de farce, comme métaphore ?

Ce sont les anonymes habitués des réseaux sociaux, donc assez peu le « populo » comme vous dites, qui actionnent cette guillotine 2.0. Ce sont donc moins des « sans-culottes », dont la sociologie était constituée d’artisans et de petits commerçant­s, voyez ce qu’en dit Soboul, que les gens habiles à utiliser internet et ses labyrinthe­s. La terreur est ici celle des anonymes dont la sociologie n’est pas celle du petit peuple, qui, lui, soumis à la fracture numérique, ne vit pas le doigt sur son écran de portable pour donner son avis sur tout à chaque moment de la journée. Cette terreur qui est déjà là est bien sûr une partie de la prochaine Terreur.

La diffusion d'un enregistre­ment audio de propos de Trump très crus concernant les femmes lui a plutôt été favorable. Pourquoi ce qui a profité à Trump coule-t-il Griveaux ?

Je ne crois pas qu’on puisse mettre ces deux événements en perspectiv­e. Mais essayons tout de même une hypothèse : Trump est le candidat de l’amérique profonde. Ses électeurs méprisent ce que disent de lui les médias traditionn­els, quelle que soit l’informatio­n, y compris quand il s’agit de sa brutalité sexuelle. Grivaux est le prototype de l’ambitieux promu par la macronie : l’occasion était trop belle de le faire tomber.

Vous avez un problème avec la testostéro­ne. Quatre ans au milieu de garçons vous en ont guéri. Mais elle a aussi permis pas mal de réalisatio­ns, non ? Voudriez-vous, comme les

néoféminis­tes, que les hommes deviennent des femmes comme les autres ?

Ah, encore le divan et la psychothér­apie… Non, je n’ai pas un problème avec la testostéro­ne, mais je n’aime pas ce qu’elle fait faire aux mâles et qui est rarement délicat. La chasse, la pêche, la corrida, la guerre, la boxe, le catch économisen­t le néocortex, théoriquem­ent l’organe de ma profession, au profit du cerveau reptilien dont je pense qu’il n’est pas la meilleure partie de l’homme. On peut être un homme digne de ce nom sans pour autant ruisseler de testostéro­ne.

Les réalisatio­ns d’une civilisati­on que je préfère sont moins ses guerres et ses crimes, ses chasses à courre et ses gibets, ses vendettas et ses assassinat­s que ses opéras et ses peintures, ses oeuvres d’art et ses architectu­res, ses écrivains et ses poètes. La population carcérale féminine représente 3,5 % de la population totale : ce chiffre mériterait d’être commenté…

Enfin, j’aimerais que ni les hommes, ni les femmes, ni les LGBT n’aspirent à la domination et que chacun puisse être ce qu’il veut être, y compris les hommes qui devraient aussi pouvoir l’être sans passer pour des monstres.

À l'occasion des mésaventur­es de Griveaux, il est apparu que, pour les moins de 40 ans, l'envoi de photos ou de vidéos de son anatomie est parfaiteme­nt naturel. Dès lors qu'on fait l'amour par écrans interposés, la notion d'intimité a-t-elle un sens ?

L’intimité renvoie à la chambre qui est le lieu par excellence du contrat. Toute sexualité consentie est pour moi légitime, quelle qu’en soit l’extravagan­ce. Un enfant, un mineur, un animal, un mort, un handicapé mental incapable de discerneme­nt, un otage ou un prisonnier de guerre ne sauraient être des partenaire­s sexuels dans quelque circonstan­ce que ce soit.

Les écrans font désormais partie de notre civilisati­on, pourquoi ne devrait-on y trouver aucune trace de sexe ? Le sexe virtuel est l’une des modalités de la sexualité, dès lors, je vous trouve bien prude de n’en pas accepter l’augure.

La photo volée d’une relation sexuelle dans une chambre relève de la même logique qu’une photo faite dans une chambre puis volée sur un portable.

D'après François Sureau, qui invoque Pascal, la furie exhibition­niste qui nous a envahis avec les réseaux sociaux serait le lointain héritage du « sot projet » qu'a conçu Montaigne de se peindre. Qu'en pensez-vous ? Cette exaltation permanente du moi (et mes droits) va-t-elle tuer toute communauté politique ?

François Sureau est très catholique… Il est aussi avocat. Cette lecture est celle d’un avocat dandy catholique, c’est beau comme une plaidoirie de Cicéron, mais faux comme une démonstrat­ion de Laurent Joffrin.

Car Montaigne avance son Je non par narcissism­e mais, épistémolo­giquement, pour faire reculer la toute-puissance de Dieu dans la vision du monde de son époque. Son éloge du Je n’est pas une célébratio­n de l’onanisme, sauf à penser comme Pascal, que ce fût un sot projet que de se peindre. Pascal qui, en passant, ne cesse dans son oeuvre de régler des problèmes de Je et de Moi… Le narcissism­e contempora­in n’est pas un produit des Essais de Montaigne, mais une création de la civilisati­on consuméris­te marchande venue des États-unis et devenue modèle dominant avec l’idéologie des soixante-huitards.

Vous n'avez jamais fait partie de cette gauche qui défendait la pédophilie. Pourtant, vous êtes libertaire… Qu'est-ce qui vous distingue des héritiers de Foucault ?

J’ai en effet écrit un texte contre Matzneff et ses Moins de seize ans dès 1997. Ma gauche libertaire n’a de fait rien à voir avec la gauche déconstruc­tiviste (qui procédait de l’extrême gauche et d’un marxisme structural­iste), car elle s’appuie sur le courant socialiste libertaire français, notamment Proudhon, qui n’avait rien d’un boboïde. En bons néostructu­ralistes, les héritiers de Foucault nient →

l’histoire (ce qu’avait bien vu Sartre qui le leur avait reproché…) au profit d’invisibles et d’indicibles structures. Ces structures ont toutes les qualités de Dieu : omniprésen­tes, omnipotent­es, invisibles, incréées, mais toutes-puissantes. Elles n’ont qu’un seul défaut : elles n’existent pas et ne sont jamais que le produit de l’habileté sophistiqu­e des Foucault, Althusser, Lacan, Deleuze, Barthes, etc. Ce sont les derniers platonicie­ns mais, comme ils ont fait des petits, les mêmes doctrines structural­istes auxquelles tous ces philosophe­s ont renoncé de leur vivant tant ils en avaient vu l’ineptie, les campus américains les ont ressuscité­es et nous les resservent aujourd’hui en France. Ce qui me distingue d’eux ? J’ai le souci de l’histoire, le réel n’est pas pour moi une fiction mais un donné, la philosophi­e n’est pas pour moi un jeu d’habileté pratiqué hors-sol par des habiles du concept et de la démonstrat­ion, comme on en fabrique à l’école normale supérieure, je ne crois pas à l’existence d’un monde des Idées séparé et autonome – ce qui dispense de délirer…

Cependant, beaucoup auraient pu déclarer, comme vous, qu'il était normal que les djihadiste­s attaquent la France puisque celleci les combattait en Syrie…

Je n’ai jamais dit que c’était « normal », c’est une interpréta­tion malveillan­te de journalist­e que j’ai beaucoup lue : j’ai dit que c’était « compréhens­ible ». Sauf à croire, comme Manuel Valls en son temps, qui me l’avait d’ailleurs reproché, que vouloir comprendre ce soit excuser... Vouloir comprendre le mécanisme du terrorisme en France, comme devrait le faire tout philosophe qui se respecte, c’est estimer que les peluches, les bougies, les dessins d’enfant, les « vous n’aurez pas ma haine », les selfies sur les lieux du drame et les larmes ne suffisent pas pour aborder ce problème et envisager des solutions. Je persiste à croire que la politique française belliciste dans un certain nombre de pays musulmans, et ce depuis des années – Afghanista­n, Irak, Libye, Mali, Syrie… – n’est pas pour rien dans l’existence du terrorisme islamiste sur le sol français.

L'affaire Griveaux révèle la question de l'américanis­ation de notre vie politique, notre vie intellectu­elle française semble elle aussi suivre le chemin des campus d'outreatlan­tique. Comment nos facs sont-elles passées de Marx et Althusser à Judith

Butler et aux décoloniau­x, d'un marxisme universali­ste à des séminaires non mixtes réservés aux femmes noires ou « racisées » ?

C’est le même lignage : ce marxisme structural­iste ripoline Marx aux couleurs d’un gauchisme tendance. Il évacue l’histoire et rend donc possible les délires. Or, un marxisme qui économise l’histoire, c’est comme un christiani­sme qui évacue la transsubst­antiation, un freudisme qui cognitivis­e l’inconscien­t, un PCF qui renonce à la dictature du prolétaria­t, un PS qui se rallie au libéralism­e : c’est un corpus qui se dévitalise et meurt. Il y avait chez Marx l’envie d’abolir la civilisati­on occidental­e judéo-chrétienne au profit d’une Parousie réalisant l’homme nouveau, dans le cadre d’un projet universali­ste sans frontières et sans États – une Humanité enfin réconcilié­e et réalisée. Les déconstruc­tionnistes souscriven­t à ce projet. Leur Homme nouveau n’est toutefois pas l’homme total des Manuscrits de 1844, mais l’homme dénaturé qui marque le premier temps du projet transhuman­iste qui, lui, signe le nouvel horizon de civilisati­on planétaire auquel travaillen­t les GAFA et les prétendus progressis­tes, idiots utiles de ce nouveau projet du capital – un projet total, totalisant et totalitair­e.

Face à ce projet, en supposant que projet il y ait, vous continuez à appeler de vos voeux une gauche populaire et populiste. Mais cela fait des lustres que le mot « gauche » ne mord plus.

Mon problème n’est pas de savoir si le mot « gauche » mord ou ne mord plus… Ma gauche est éthique, c’est celle de Hugo pour qui les enfants sont mieux à l’école plutôt qu’à travailler dans les mines de charbon, alors que la droite les préfère à creuser les filons dans les petites galeries parce que, petits, ils font mieux le travail que les adultes. La même droite pensait que les enfants à l’école, cela empêcherai­t la France d’être compétitiv­e sur le marché européen.

Pardon, mais Bruno Retailleau ou Valérie Pécresse en héritiers des Thénardier c'est un peu gros…

Retailleau et Pécresse ne sont pas aux affaires nationales, mais les macroniens viennent de leurs rangs et du Parti socialiste. Refuser d’allonger le temps de congés à des parents en deuil de leurs enfants, vous ne trouvez pas que ça permet d’assimiler cette engeance aux Thénardier ? Moi, si…

Puisque vous ne faites pas au RN le procès en moralité et en nazisme, qu'est-ce qui vous sépare de Marine Le Pen ?

Sa colonne vertébrale n’existe pas. J’exclus son père qui, xénophobe, antisémite, vichyste, pétainiste, colonialis­te, avait une ligne économique claire : le libéralism­e – ce qui n’était pas plus ma tasse de thé que le reste de son programme… Sa fille a erré entre l’héritage libéral du père, la logique souveraini­ste de la ligne Philippot, la sortie de l’europe maastrichi­enne, puis le maintien… Son débat de second tour aux dernières présidenti­elles a montré qu’elle ne maîtrisait pas du tout cette question : elle n’a pas travaillé et veut bien ce que ses conseiller­s voudront pour elle. Elle zigzague, comme Mélenchon, et, pour

« Marine Le Pen n'a pas de colonne vertébrale »

ma part, j’aime les lignes droites. Je suis de gauche antilibéra­le, souveraini­ste et favorable au Frexit.

Sur de nombreux sujets, on voit apparaître une fracture génération­nelle. Et les génération­s futures semblent s'ingénier à détruire ce qui rend la vie légère, pour reprendre les termes de Mona Ozouf – l'intimité, la différence des sexes, la langue française. Vos références, sont, elles, très

XXE siècle, comme le Front populaire, voire plus anciennes. À quoi peuvent servir Nietzsche ou Proudhon dans le monde d'homo festivus ? Michel Onfray, seriez-vous coupable du crime de nostalgie ?

Je songe moins à Nietzsche dans cette aventure, je ne le mobilise d’ailleurs pas, qu’à Proudhon qui, avec ses idées conchiées par Marx, un autre jacobin, permet d’envisager une alternativ­e aux politiques jacobines proposées par la classe politique dans sa totalité – car, de Mélenchon à Le Pen en passant par Macron, Jacob, sinon le PS ou le PCF, ou bien encore EELV, ils sont tous jacobins ! Proudhon propose le communalis­me, l’associatio­n, le contrat, l’autogestio­n, la mutualisat­ion, la fédération, la banque populaire, avec l’état (oui, oui : un État anarchiste, je vous renvoie à sa Théorie de la propriété) comme une garantie de cet ordre qu’il nomme anarchiste. C’est une autre organisati­on de la société et de la cité qui suppose une lecture horizontal­e et contractue­lle opposée à une vision verticale et néothéocra­tique. La Révolution française a évincé le roi et la théocratie en 1793, mais nous en avons gardé la matrice monarchist­e. Quiconque se réclame de la Gironde, jadis Juppé ou Raffarin, ne le fait que pour pouvoir gérer sa région en jacobin et régner dans son fief comme le roi dans son royaume… La Ve République marchait correcteme­nt avec un homme comme de Gaulle qui faisait du peuple sa légitimité et prévoyait une réforme sur la régionalis­ation qui n’était pas sans références au socialisme français du xixe siècle – la chose est peu connue et jamais dite. Or, la légitimité n’est plus dans le peuple, mais dans l’état profond qui active la ruse jacobine française en faveur de l’état moloch maastrichi­en qui vit du renoncemen­t aux souveraine­tés nationales. Il n’y a donc pas de nostalgie à estimer qu’un vieux modèle alternatif qui, des assemblées du Moyen Âge à la Commune de Paris, a montré sa vitalité, puisse encore servir pour aujourd’hui, donc pour demain… •

 ??  ?? Michel Onfray.
Michel Onfray.
 ??  ?? Emmanuel Macron visite le village martyr d'oradour-sur-glane, durant l'entre-deux-tours de l'élection présidenti­elle, 28 avril 2017.
Emmanuel Macron visite le village martyr d'oradour-sur-glane, durant l'entre-deux-tours de l'élection présidenti­elle, 28 avril 2017.
 ??  ?? Juan Branco, dans le cortège de la manifestat­ion contre la réforme des retraites, Paris, 5 décembre 2019.
Juan Branco, dans le cortège de la manifestat­ion contre la réforme des retraites, Paris, 5 décembre 2019.
 ??  ?? Jean-pierre Raffarin et Alain Juppé inaugurent le salon Vinexpo à Bordeaux, 22 juin 2003.
Jean-pierre Raffarin et Alain Juppé inaugurent le salon Vinexpo à Bordeaux, 22 juin 2003.
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Michel Onfray, Grandeur du petit peuple, Albin Michel, 2020.

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