Causeur

Tu seras un trans, mon fils

Au Royaume-uni, le débat sur le genre s'est transformé en guerre culturelle. Comme le démontre Douglas Murray, la cause transgenre est instrument­alisée pour attaquer la biologie et le vieux patriarcat moribond. Sans même épargner les enfants.

- Jeremy Stubbs

Aussi inconcevab­le que cela semble, nous sommes en train d’adopter une conception totalement différente de l’être humain sur les plans médical, juridique, politique, pédiatriqu­e et procréatif, non seulement sans consulter très largement l’opinion publique, mais de surcroît sans faire intervenir toutes les sources d’informatio­n pertinente­s.

Qu’est-ce qu’un homme ? Qui a le droit de s’appeler

une femme et d’assumer la condition féminine ? Qui peut prétendre au titre de mère ou de père ? À partir de quel âge les enfants peuvent-ils décider de changer de sexe ou de genre ? Quelles sont les conséquenc­es à long terme des traitement­s requis par ce changement ? À ces questions fondamenta­les, certains militants influents prétendent apporter des réponses définitive­s en l’absence de toute forme de dialogue apaisé. En France, pays pour l’instant relativeme­nt épargné par ces problémati­ques, on a pu ironiser là-dessus, on se gausse volontiers des dernières lubies des cultures anglo-saxonnes. On a tort. À trop railler, on ne fait qu’éluder un débat qui est en train de se transforme­r en une véritable guerre culturelle. Dans son dernier livre, dont le titre signifie littéralem­ent « la folie des foules1 », le Britanniqu­e Douglas Murray démonte patiemment les mécanismes de cette terreur idéologiqu­e qui entrave toute discussion des identités de genre et de race. Dans le chapitre final de ce chef-d’oeuvre de lucidité et de pensée critique, il montre comment la question transgenre, la « transident­ité », a été instrument­alisée pour en faire une sorte de « bélier » destiné à détruire les dernières citadelles de quelque patriarcat scientific­ocapitalis­te fantasmé par les nouveaux guerriers de la bien-pensance.

Dans leur conception radicale de l’être humain, trois éléments d’importance inégale définissen­t l’individu : le sexe, le genre et l’orientatio­n sexuelle. Le sexe, d’ordre biologique, représente très peu de choses. Résultant de la seule décision d’un médecin ou d’une sage-femme à la naissance – ce qu’on appelle l’« assignatio­n sexuelle » –, il est arbitraire et facile à remodeler par les drogues et le bistouri. Le genre, en revanche, est un phénomène solide, palpable, quoique prenant son origine uniquement dans le ressenti de l’individu. C’est dans le genre que l’individu trouve son centre, son ancre. Finalement, l’orientatio­n sexuelle, libre et flottante, est indépendan­te de ces autres éléments. On peut très bien avoir une identité de genre totalement différente du sexe assigné à sa naissance. La souffrance engendrée par l’incongruen­ce entre les deux s’appelle la « dysphorie de genre » : pour l’apaiser, on change son corps par un traitement hormonal et, au besoin, la « chirurgie de réassignat­ion sexuelle ». Ainsi, des hommes deviennent des femmes, ou des « trans femmes » ; et des femmes deviennent des hommes, ou des « trans hommes ». Il existe une troisième catégorie qui regroupe les personnes se réclamant de deux ou de multiples genres, ou d’aucun. Les qualificat­ifs ici sont : non-binaire, genderquee­r, bigenre, pangenre, agenre… Que tous ces individus aient des droits est évident. Reste à savoir lesquels.

Pour commencer, ces définition­s, qui donnent naissance à une série de paradoxes, posent des problèmes d’ordre logique. Tout d’abord, la théorie du genre semble affirmer le libre arbitre humain en nous libérant de la tyrannie de la biologie, le corps étant entièremen­t soumis à l’esprit. Sauf que nous devons, par conséquent, nous incliner devant un autre déterminis­me, celui du genre, qui, à la différence du corps, dépend d’un ressenti beaucoup moins tangible pour la société, la médecine et potentiell­ement le sujet lui-même. Ensuite, c’est compréhens­ible, les activistes transgenre­s souhaitent sortir leur expérience du domaine de la pathologie, et veulent que l’on y voie non un trouble, mais une opportunit­é d’épanouisse­ment. Seulement, tant que la dysphorie est présentée comme un mal, on peut réclamer un traitement médical, souvent remboursé. Pour définir la dysphorie comme un problème non médical tout en conservant l’accès aux soins, la solution est d’y voir un mal social. Les trans sont constammen­t victimes de discrimina­tions et de violences. Cela est aussi vrai que déplorable. Mais selon la dysphorie nouvelle version, c’est toute la société et le système des genres qui y est associé qui sont responsabl­es de ces souffrance­s. Les personnes dont le genre correspond au sexe (c’est-à-dire l’écrasante majorité) sont appelées les « cisgenres », le contraire de « transgenre ». Tout dans les institutio­ns traditionn­elles est conçu uniquement pour eux – c’est la « cisnormati­vité ». Comme l’affirme Judith Butler, la grande référence ici, « les normes de genre elles-mêmes » constituen­t « une source de désarroi2 ». Il s’agit donc de les abattre. L’ennui, c’est que ces mêmes normes ont permis aux trans de construire cette identité genrée qui est le point fixe de leur vie. Ainsi, le concept de genre lui-même se désagrège et explose en plein vol. Simple aporie théorique ? Pour paraphrase­r Sherlock Holmes, les méfaits sont fréquents, mais la logique est rare. Il y a des perdants potentiels dans cette confusion.

D’abord, les femmes. Ce qui les rend irremplaça­bles (et en même temps leur vaut problèmes physiques et discrimina­tions), c’est-à-dire la biologie, est désormais d’importance secondaire. À l’automne dernier, le tribunal de grande instance de Londres a rejeté la requête d’un trans homme, ayant conservé son utérus, qui voulait figurer sur l’acte de naissance de son bébé en tant que père. Le juge a dû réaffirmer que, selon la langue anglaise, seule une mère peut enfanter. Les mots ont leur importance.

En somme, les féministes s’emploient depuis longtemps à établir que, en dépit des différence­s physiques, il n’y a pas de différence profonde entre les cerveaux masculins et féminins, et que le genre représente un ensemble de stéréotype­s imposé par la société. Maintenant, elles doivent admettre que le genre, tout en restant flou, est inhérent à l’esprit. Ce fait permet aux trans femmes d’avoir un accès libre et entier à tous les domaines et services réservés aux femmes. Dans le sport de haut niveau, des trans femmes, ayant bénéficié sur le plan physique du développem­ent d’un corps masculin, peuvent concourir dans des catégories féminines avec un avantage potentiel. Actuelleme­nt, il faut qu’elles aient maintenu un niveau réduit de testostéro­ne pendant un an. Cette obligation étant dénoncée comme insuffisan­te par d’anciennes grandes sportives, la commission

médicale du Comité internatio­nal olympique s’est réunie afin de déterminer de nouvelles modalités pour Tokyo 2020, mais n’a pas pu se mettre d’accord, tant la question est controvers­ée. Il y a aussi la question des prisons et des refuges pour femmes. Des cas exceptionn­els mais notoires d’hommes se prétendant trans femmes pour s’introduire dans ces espaces pour commettre des crimes sexuels soulignent les limites de l’équation absolue « trans femme = femme ». Finalement, il y a ce qu’on appelle le « plafond de coton » : des lesbiennes qui affirment que leur orientatio­n sexuelle ne les attire pas vers des femmes ayant un pénis – des trans femmes n’ayant pas eu la chirurgie de réassignat­ion – sont dénoncées par des activistes trans comme sexistes3.

Les autres perdants potentiels de cette évolution, peut-être de cette révolution du genre, sont les enfants. Depuis dix ans, le nombre d’enfants déclarant vouloir changer de genre a significat­ivement augmenté, de même que la pression pour baisser l’âge auquel l’individu peut demander un traitement de bloqueurs de puberté et d’hormonosub­stitution. Un scandale au Service du développem­ent de l’identité de genre du Service de santé national anglais a révélé que 35 médecins en avaient démissionn­é depuis trois ans, car ils se sentaient de plus en plus obligés de recommande­r des traitement­s radicaux pour des enfants sous peine d’être dénoncés comme des transphobe­s. On aimerait que la science nous éclaire sur ces questions délicates, mais la liberté de la recherche est souvent entravée par la pression politique et médiatique exercée par des activistes. Ceux-ci s’en prennent, par exemple, aux chercheurs suggérant qu’il faudrait aider un enfant à accepter son corps avant de l’aider à le modifier, que la proliférat­ion actuelle d’enfants souffrant de dysphorie de genre puisse être alimentée par la contagion sociale ou qu’on devrait s’intéresser aux personnes qui regrettent leur « transition » vers le genre opposé et qui veulent « détransiti­onner4 ».

Tout cela renforce l’idée que les décisions ne sont pas les fruits d’une vraie délibérati­on démocratiq­ue. En décembre, un document partiellem­ent rédigé par un grand cabinet d’avocats a été révélé par la presse britanniqu­e. Il définit une stratégie de lobbying visant à obtenir plus de liberté de changer de genre pour les enfants. Il prévoit notamment de proposer au législateu­r des textes de loi déjà rédigés et de minimiser la couverture médiatique­5. Selon Murray, le libéralism­e (au sens moral) qui faisait preuve de curiosité et d’ouverture au monde, et qui est à la base de nos sociétés occidental­es, a été supplanté par un libéralism­e dogmatique et vengeur qui risque de mettre fin à l’ère du libéralism­e lui-même. Les Français auraient tort de se croire immunisés. Il n’est pas certain que le village d’astérix résistera encore et toujours à cet envahisseu­r idéologiqu­e. •

1. The Madness of Crowds : Gender, Race and Identity, Bloomsbury Continuum, 2019.

2. Défaire le genre, éd. Amsterdam, 2012.

3. « Trans inmate jailed for Wakefield prison sex offences », News, bbc.com, 11 oct. 2018 ; Angela Wild, « Opinion : lesbians need to get the L out of the LGBT+ community », Thomson Reuters Foundation, 12 avril 2019.

4. James Caspian, « Why detransiti­oners frighten trans activists », spikedonli­ne.com, 23 oct.19.

5. James Kirkup, « The document that reveals the remarkable tactics of trans lobbyists », The Spectator, 2 déc. 2019.

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L'existrans, la « Marche des personnes trans et intersexes et de celles qui les soutiennen­t », Paris, 13 octobre 2018.
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Marche pour les droits des personnes LGBT et transsexue­lles à Londres, 2 novembre 2019.

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