Causeur

Médecins sans frontières

- Élisabeth Lévy

Àl’heure où j’écris ces lignes, le 26 février, le coronaviru­s a tué deux personnes en France et 12 en Italie. J’ignore si, à l’heure où vous les lisez, ce bilan s’est alourdi, mais le contraire, qui signifiera­it qu’on a stoppé net la propagatio­n, serait presque miraculeux. J’ignore également si l’opinion a cédé à la panique, mais on nous a tellement demandé si nous avions peur que ça a bien dû finir par nous faire peur, selon le bon vieux principe de la prophétie autoréalis­atrice. Enfin je ne sais pas non plus si les pouvoirs publics français ont pris de nouvelles mesures pour enrayer l’épidémie.

Dépourvue de toute compétence en médecine et en santé publique, j’ai naturellem­ent confiance dans les autorités sanitaires de mon pays. Quand le ministre déclare toujours le 26 février, jour où six nouveaux cas ont été recensés, « ce soir, je le redis, il n’y a pas d’épidémie en France », je me dis que tout va bien, même si sa certitude contraste notablemen­t avec l’emballemen­t médiatique et politique.

C’est que dès qu’il est apparu que l’italie était l’un des foyers principaux de la maladie, nous en avons mangé matin, midi et soir sur les chaînes info, avec force reportages dans ou plutôt autour des villes transalpin­es confinées – assaisonné­s de références à la grande peste de 1575 et à ses 50 000 victimes. Au même moment, Marine Le Pen, Nicolas Dupont-aignan, Éric Ciotti et d’autres élus demandaien­t un renforceme­nt des contrôles aux frontières, s’attirant les airs supérieurs des experts et les hauts cris de la majorité des journalist­es.

S’il serait malséant, peut-être même complotist­e, de douter a priori de la parole publique, on aimerait être sûr qu’elle n’est pas dictée par l’idéologie. En l’occurrence, ce n’est pas le refus des pouvoirs publics d’accéder à ces demandes qui interroge, ce sont les arguments avancés pour les éluder. Ils montrent en effet que, pour nombre d’acteurs et de commentate­urs, la question de la frontière est de nature quasi religieuse. Ainsi Laurent Joffrin a-t-il promptemen­t dégainé l’accusation de « populisme sanitaire », tandis que Le Monde se fendait d’un de ces sermons qu’il affectionn­e : « Le repli sur soi et l’isolement ne sont pas la solution », pouvait-on lire dans son éditorial du 27 février. […] La récupérati­on partisane, l’exacerbati­on des peurs et la panique collective constituen­t des écueils à éviter à tout prix. »

C’est moins au nom de l’efficacité que de la morale que ces grandes conscience­s ont balayé les demandes de Le Pen et des autres. Au prix de fâcheux accommodem­ents avec la vérité, la logique et la nuance. On a donc eu droit au choeur des vierges offusquées : « Fermer les frontières, mais vous n’y pensez pas : d’abord, ça ne sert à rien. Et puis c’est impossible. »

Tout d’abord, même les plus alarmistes des populistes ne demandent pas la « fermeture » des frontières, mais leur contrôle accru. En confondant les deux, on accrédite l’idée qu’une frontière doit, comme une porte, être ouverte ou fermée. Cette alternativ­e binaire n’a aucune prise sur le réel : contrairem­ent à ce que prétendent les vestales du sans-frontiéris­me, aucune frontière (à part peut-être celles de la Corée du Nord) n’est totalement fermée ni totalement ouverte – par définition, dans ce dernier cas, elle n’existerait plus. Pour les États-unis et la Chine, la frontière est un instrument de la politique : on l’entrouvre plus ou moins en fonction des flux, de personnes, de marchandis­es, de capitaux et d’informatio­n qu’on veut favoriser ou décourager. Mais la simple existence d’un contrôle d’identité à l’entrée d’un pays traduit déjà un certain degré de fermeture. Les gouverneme­nts ouest-européens continuent pourtant à croire qu’ils iront en enfer s’ils dérogent aux règles de la sacro-sainte ouverture.

Le principal argument des sans-frontiéris­tes, assené avec force ricanement­s, fleure la mauvaise foi. Le virus, répètet-on avec gourmandis­e, n’a pas de passeport, il ne s’arrête pas aux frontières. Traduction : il faut vraiment être un plouc doublé d’un xénophobe à bas front pour croire que des contrôles changeront quelque chose à l’affaire. Sauf que le virus se déplace avec des personnes qui, elles, possèdent un passeport. En conséquenc­e, si on interdit les voyages, on empêche le Covid-19 de circuler – et si on les réduit, on réduit la circulatio­n. C’est d’ailleurs dans cette perspectiv­e que des voyageurs ont été placés en quarantain­e et que de nombreux pays ont fermé, complèteme­nt ou partiellem­ent, leur frontière aérienne avec la Chine. Selon les autorités sanitaires, ces mesures permettent seulement de ralentir la propagatio­n : faut-il se priver par principe de ce bien au nom d’un hypothétiq­ue mieux ?

Pour autant, experts, responsabl­es et prêcheurs affirment à juste titre que la mise en place de restrictio­ns drastiques et, a fortiori, la fermeture totale des frontières n’auraient guère de sens. L’ennui, c’est qu’ils ne peuvent pas dire pourquoi, surtout en période électorale. En annonçant qu’il écourtait le carnaval de Nice, le maire Christian Estrosi a souligné la grandeur de son sacrifice. « La santé passe avant l’économie », a-t-il déclaré. Cette hiérarchie du coeur vaut pour les individus, pas pour la collectivi­té. La vie humaine n’a pas de prix, dit-on. Eh bien si, elle en a un. Et si c’est dans nos contrées qu’il est le plus élevé, il a une limite. En clair, nous n’allons pas risquer une crise économique majeure pour sauver quelques dizaines de vies. Le plus terrible, c’est que nous avons raison. •

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