La philosophie de Boudard
Vingt ans après sa mort, La Table ronde réédite deux livres d'alphonse Boudard (1925-2000). Ce maître de l'argot a traversé les maquis de la Résistance, le sanatorium et la prison avec la même désinvolture radieuse. Portrait d'un réfractaire aux idéologie
Il n’est pas sûr qu’alphonse Boudard, mort il y a vingt ans, ait aimé son époque. Il avait de bonnes raisons pour ça : elle n’a pas été aimable avec lui. Avant le succès littéraire, il a connu la misère, la guerre, la prison, l’hôpital. Il en a tiré une oeuvre qui est aujourd’hui dans un purgatoire dont il n’est pas sûr qu’elle ressorte. Elle a pourtant été
reconnue de son temps : le prix Sainte-beuve pour La Cerise en 1963, le Renaudot en 1977 pour Les Combattants du petit bonheur et le grand prix du roman de l’académie française en 1995 pour Mourir d’enfance qui couronne de manière assez surprenante un maître de l’argot.
Sans doute faut-il préciser que les académiciens qui soutenaient Boudard, au point d’avoir oeuvré malgré lui et sans succès à sa candidature sous la Coupole, étaient eux-mêmes des francs-tireurs : Maurice Druon, Jean Dutourd, Jacques Laurent, Michel Déon. On remarquera que cette configuration serait impossible aujourd’hui. Ces quatre-là étaient totalement opposés : il y avait deux gaullistes fervents, Druon et Dutourd, et deux autres pour qui le général représentait la figure même du dictateur d’opérette qui s’était jadis donné le beau rôle face à Pétain.
Boudard ne pouvait que leur convenir. Son anticonformisme, son indifférence à ce que l’on commençait à appeler le politiquement correct, lui faisait prendre des positions paradoxales : il explique ainsi, en 1977, à propos des Combattants du petit bonheur, que son engagement dans la résistance tenait surtout du hasard : « Il se trouve que j’étais dans une équipe de gamins, il y en avait une autre à côté, c’était un peu nos adversaires, ils se sont retrouvés au RNP de Marcel Déat, avec des baudriers et des matraques… Et nous, par esprit de contradiction, parce qu’on ne les aimait pas, on s’est retrouvé de l’autre côté. » On voit bien ce qui pouvait plaire à nos quatre immortels qui avaient connu la période. L’engagement est aussi, surtout à l’âge d’alphonse, à peine sorti de l’adolescence, une question de circonstances. Et le reconnaître en toute candeur matoise, car Boudard était parfaitement conscient de choquer ceux qui aiment se construire leur propre statue de leur vivant, ferait scandale aujourd’hui où l’on se doit d’avoir été du côté des gentils de toute éternité, car il n’existe plus, notamment pour les artistes, ni oubli ni pardon à l’âge de la transparence numérique.
On était d’ailleurs sans doute, à ce moment des années 1990, dans les tout derniers temps où la littérature passait avant les assignations politiques, où on ne demandait pas à chaque instant leurs papiers aux écrivains, ce qui n’aurait pas manqué de sel avec un Boudard qui était aussi allé à l’école des voyous où l’on sait se fabriquer, plus souvent qu’à son tour, des faux fafiots plus vrais que nature.
Boudard meurt en 2000, après un malaise cardiaque dans l’avion qui l’emmène dans son appartement de Nice. Il a donc encore connu ce temps où le style seul comptait, parce que le style c’est l’homme, vieille formule de Buffon particulièrement pertinente pour un écrivain qui est lui-même la matière tout entière de ses livres. Il a même inventé avec L’hôpital, en 1972, un genre d’autofiction médicale qu’il sous-titre avec humour « une hostobiographie ».
Trouver Boudard en librairie n’est plus évident : l’oeuvre est sans doute trop épicée pour les palais contemporains. Il y est question, presque toujours, de choses devenues taboues, comme cet éloge des bordels qui n’a aucune chance de passer la censure molle du nouveau sexuellement correct, mais aussi un mépris certain pour les gens de lettres, ce qui est toujours gênant quand on est écrivain, et autodidacte de surcroît, dans un pays qui vénère le diplôme et plus encore les artistes diplômés.
Boudard ne pouvait pas savoir que ces deux-là seraient prix Nobel, mais tout de même, qu’est-ce qui lui a pris, à l’alphonse, quelques années avant sa mort, en 1991, de déclarer : « Modiano, c’est un faux grand écrivain. C’est un petit poète et on baptise “romans” des sortes de petits textes kafkaïens. Point final. Il n’y a pas de personnages vrais, de situation ou de langage vrais. Le Clézio, c’est différent, c’est plus minéral, c’est étrange, mais je ne rentre pas là-dedans. »
On peut ne pas approuver le jugement, mais on peut le comprendre. Boudard n’a pas écrit de romans. Il y a beau avoir le mot sur la couverture, il s’agit plutôt de chroniques, pas celles des journalistes, mais celles des chroniqueurs du Moyen Âge comme Joinville ou Villehardouin, écrivains et guerriers, écrivains parce que guerriers. Comme eux, Boudard n’invente rien, ou si peu. Il témoigne juste, et ce dans une subjectivité parfaitement assumée, à la manière du Céline de la fin, celui de la trilogie D’un château l’autre, Nord, Rigodon. Ce Céline avec lequel Boudard entretient par ailleurs des relations complexes : Céline est à la fois son grand écrivain et un modèle indépassable et envahissant. On a trop souvent dit de Boudard qu’il était sous influence célinienne au point, parfois, d’être dans le pastiche. Le lecteur pourra se faire une idée par lui-même puisque La Table ronde, éditeur historique de Boudard, ressort en collection de poche Combattants du petit bonheur et L’hôpital. Bien sûr, Boudard n’aurait pu exister sans Céline, mais il y a chez lui une bonne humeur qui n’existe pas chez l’homme de Meudon, une absence de méchanceté et une certaine aptitude à la joie de vivre : « C’était le grand bonheur. J’avais dix-neuf ans. Il faisait beau. J’avais une mitraillette. »
Dans l’excellente biographie qui vient de paraître, Dominique Chabrol raconte que c’est Albert Paraz qui fait découvrir Céline à Boudard. Paraz est aujourd’hui devenu infréquentable, parce qu’il a frayé dans les années 1950 avec le premier des révisionnistes, Paul Rassinier. Cela n’intéresse pas le Boudard de 25 ans qui, déjà passé par la case prison, est devenu tubard et traîne précocement ses illusions perdues de sanatorium en sanatorium : il a pourtant participé à la libération de Paris après un passage chez les maquisards du Loiret. Il a ensuite quitté les FTP du colonel Fabien, parce qu’il n’a pas trop apprécié leur sens de la justice expéditive, →
et rejoint l’armée de De Lattre pour la campagne d’alsace où il est blessé à Colmar et décoré de la Médaille militaire.
Précurseur sans le savoir du « Ne travaillez jamais » de Debord, Boudard, qui avait été apprenti dans une imprimerie du 13e arrondissement, fief communiste où il a assisté aux grandes grèves du Front populaire, n’a pas voulu reprendre une vie de prolo après une révélation qu’il décrit ainsi dans Les Combattants du petit bonheur : « Certains petits matins, à la décarade du métro… je me suis vu comme ça… un éclair de lucidité… avec une petite sacoche à casse-croûtes, miteux, mes pompes semelles de bois, mon froc rapiécé… un vieux lardeuss sur l’alpague… la goutte au nez… mes engelures aux doigts. » Alors, c’est la truanderie, les cambriolages, la prison, la maladie. Et, de l’aveu même de l’auteur, une chance paradoxale parce que les bibliothèques de ces institutions où l’on souffre et s’ennuie sont souvent bien fournies. Et le livre à la mode, chez les tuberculeux criminels, c’est justement Le Gala de vaches de Paraz, livre monstre où la défense de Céline en exil côtoie une dénonciation radicale de l’armée, de la guerre, du « résistantialisme », de la condition faite aux tuberculeux – car Paraz en est lui-même atteint depuis 1940.
Non, ce que Boudard trouve dans le livre de Paraz, c’est ce qu’il a toujours ressenti et ce qui sera son attitude tout au long de sa vie : le refus absolu de toute héroïsation, de toute glorification, de toute mise en avant, de toute plainte. Comme le remarque Dominique Chabrol, voilà un homme qui aurait pu arguer du drame d’une enfance sans père et sans mère. À peine né, cet enfant inattendu est placé par sa génitrice, plus ou moins prostituée, chez des paysans du Loiret. C’est seulement vers l’âge de trois ou quatre ans qu’il fait la connaissance de cette jolie jeune fille de 20 ans à peine, toujours dans de belles voitures conduites par des hommes toujours différents. Il refuse, également, de glorifier la figure du prolétaire. Il ne le méprise pas, mais la misère qui règne autour des usines du 13e arrondissement où il vit désormais avec sa grand-mère dans un deux-pièces n’est pas non plus la légende dorée véhiculée dans ce fief rouge d’une classe ouvrière en marche vers l’horizon radieux du communisme. Sans compter que lui, le médaillé militaire, n’aura jamais assez de sarcasmes pour les résistants de la dernière heure. Il ne jouera pas non plus comme le fera un Albert Simonin sur le romantisme du truand. Un voyou est un voyou et même souvent une petite frappe. Ni sur la condition du malade, car la souffrance est une
Marie-salope qui n’enseigne rien.
Il y a finalement un humanisme paradoxal chez Boudard : il a compris très tôt les faiblesses de la nature humaine, mais n’en devient pas pour autant misanthrope. Au contraire, il traverse son siècle avec une désinvolture radieuse, une insolente liberté dont la seule valeur est l’amitié. Louis Nucéra qui faisait partie de ses proches a d’ailleurs parfaitement résumé son univers en précisant, lors de ses obsèques à Saint-germain-després, que Boudard était membre de trois jurys littéraires : le prix Paulléautaud, le prix Georges-brassens et le prix Antoine-blondin. •