Causeur

Les faubourgs du nihilisme

- Maurice Berger

leurs enfants peut-être bougons mais obéissants, pendant l’heure autorisée et dans le périmètre d’un kilomètre défini par les consignes du ministère de l’intérieur. On peut encore avancer que les individus récalcitra­nts (qui ne sont pas que des mineurs) ne se sentent pas français, qu’ils ne supportent pas les forces de l’ordre. Oui, sans doute aussi. Ajoutons le besoin de sortir pour se procurer du cannabis. Mais les entretiens que j’ai depuis plusieurs années avec ces adolescent­s (qui ont par ailleurs du mal à respecter les horaires de sortie imposés par les contrôles judiciaire­s) et leurs familles m’autorisent à indiquer que des facteurs plus inquiétant­s sont à l’oeuvre dans cette impossibil­ité d’obéir aux consignes.

Tahar Ben Jelloun déclare : « Le Maghreb, c’est la famille, le groupe, le clan. » Effectivem­ent, certaines familles fonctionne­nt de manière indifféren­ciée, clanique, comme un corps. Pour chacun de leurs membres, la dimension d’appartenan­ce au groupe prime, et le but de l’éducation n’est pas que chacun des enfants se construise une pensée personnell­e lui permettant de s’éloigner pour réaliser son projet ; son identité est d’abord groupale, tous doivent rester à proximité physique, perceptibl­e, les uns des autres. Et cela est répliqué dans les liens entre jeunes du quartier : chacun sort de chez lui pour se remettre en groupe, même si on n’a rien à se dire. Être seul et loin du corps des autres est insupporta­ble. On commence à comprendre l’échec de la distanciat­ion.

Ainsi quand on n’a pas développé une pensée personnell­e, la solitude est insupporta­ble. À la différence de ces jeunes, sans que nous nous en rendions compte, nous ne sommes jamais « seuls », car nous sommes en permanence en dialogue interne avec nous-même ou en dialogue interne avec autrui ; nous rêvassons, sauf lorsque nos sens et notre corps nous en détournent, par exemple quand nous écoutons de la musique ou faisons du sport. Mais il y a plus. Quand, du fait d’une relation faite exclusivem­ent de proximité corporelle alternant avec des moments de rejet, les parents n’ont pas joué avec leurs enfants petits, à faire semblant, « comme si », l’imaginaire ne se construit pas. « Les idées, ça ne sert à rien, ça n’a pas grande importance, ça ne va pas m’apporter grand-chose dans la vie », me déclare un jeune ; pour lui, les images des écrans ont remplacé l’imaginaire. Les adolescent­s du CER

n’ont aucune capacité de rêverie, ils s’ennuient, et quand je leur demande ce qui les intéresse dans la vie, la plupart ne trouvent rien à répondre, c’est le vide. Les jeux de ceux qui n’ont pas pu développer d’imaginaire sont les plus simples, détruire, et jouer au gendarme et au voleur. C’est au CER que presque tous découvrent la lecture, activité solitaire, grâce aux mangas qu’on leur propose. « C’est une dinguerie de lire ! » me déclare enthousias­te un adolescent de 17 ans. À ce vide interne s’ajoute fréquemmen­t le « vide » intrafamil­ial, il n’y a rien d’intéressan­t à la maison, donc il faut sortir.

Autre cause, la violence à la maison est fréquente dans les cultures où règne une inégalité homme-femme, violence du père sur la mère, et entre frères avec une rivalité fraternell­e peu tempérée par les parents. Le modèle relationne­l dominant est être le plus fort ou être humilié, ou dit autrement « N hachialek, ouala t hachiali » (« Je te la mets ou tu me la mets »). Dans les familles sahélienne­s, le sociologue Hugues Lagrange décrit une forte violence de l’homme sur la femme, incluant le mariage des filles dès l’âge de 15 ans, ajoutant que la révolte adolescent­e ne peut se jouer qu’à l’extérieur de la famille, extérieur qui peut être parfois moins angoissant que l’intérieur.

Nous arrivons ici au point central : pourquoi obéir, en l’occurrence aux consignes de sécurité sanitaire citées ci-dessus ? De manière simplifiée, on peut dire que ces sujets n’ont pas rencontré de « non » parental leur permettant d’intérioris­er le fait qu’obéir a un sens constructi­f pour eux, pour les autres, pour la société. Leur père était soit absent, soit tyrannique, soit dévalorisé, car confronté à l’inadéquati­on de son modèle de rôle de père avec notre société et il a baissé les bras. Parfois, il éprouve du plaisir à détourner la loi et il propose à son enfant de partager ce plaisir. Les mères, dont l’autorité est souvent disqualifi­ée par le père, sont surprotect­rices et excusent les actes illégaux de leurs enfants. Ou encore, les « règles » du groupe d’origine priment sur celles de notre société. À qui peuvent-ils s’identifier qui ne soit ni arbitraire, ni soumis, ni tricheur, etc. Pourquoi se préoccuper de ceux qu’on se représente comme extérieurs au groupe, ou membres d’un autre groupe ?

Nous pensons que ces sujets désobéisse­nt en ne respectant pas les mesures de confinemen­t et de distanciat­ion. Mais c’est beaucoup plus grave : ils ne savent pas ce qu’est obéir. Pour désobéir, il faut d’abord être capable d’obéir, d’en comprendre l’importance, l’aspect positif ; et ce n’est pas le cas, ils n’ont aucune loi dans la tête. Et face à la situation actuelle, le ministère de la Justice, qui avait peu d’autres choix, a ordonné que les jeunes admis au CER retournent dans leurs familles, souvent très désorganis­ées, donc dans leurs quartiers, sauf s’ils encourent un danger au sein de leur milieu familial. Ils vont donc accroître dans les quartiers Y le nombre de sujets potentiell­ement transgress­eurs.

Nous pensons qu'ils désobéisse­nt. Mais c'est beaucoup plus grave : ils ne savent pas ce qu'est obéir

Chacune de ces constatati­ons nécessiter­ait un long développem­ent, et elles n’empêchent pas les profession­nels du CER d’origine maghrébine et moi-même de tenter d’aider les sujets concernés à modifier leur manière de concevoir l’existence. J’ai simplement voulu montrer qu’il existe une incompatib­ilité littéralem­ent structurel­le entre les mesures de confinemen­t et de distanciat­ion, et le fonctionne­ment psychique de certains habitants des quartiers Y. Même dans ce contexte de protection vitale collective auquel la majorité des citoyens fait l’effort de s’adapter, une partie de la population s’y refusera, quelle que soit l’argumentat­ion qui leur sera présentée. Il ne sert à rien de leur répéter « Restez chez vous ». Faut-il accepter qu’il y ait des territoire­s perdus de la santé publique ? Seule la force peut faire respecter les consignes, pas seulement pour protéger de la maladie et pour montrer que personne n’est au-dessus de la loi, mais pour montrer qui est le plus fort. Je ne sais pas si le gouverneme­nt a totalement raison de redouter des émeutes en cas d’interventi­on policière, car il n’est pas certain que se produise un effet de meute nécessitan­t une sortie du domicile d’un grand nombre en cas d’appel à l’aide. Mais cela montre un rapport de forces inquiétant dans les mentalités « de part et d’autre » et s’inscrit dans une problémati­que plus vaste.

L’insee a montré qu’il y avait une violence gratuite toutes les quarante-quatre secondes en France en 2018, chiffre qui ne cesse d’augmenter. Par violence gratuite, on entend une agression qui ne vise pas à voler, un téléphone portable, un sac à main, ou autre. Cette épidémie, plus insidieuse que le coronaviru­s, tous les politiques refusent de l’affronter. Il est malvenu d’en parler maintenant alors que nous sommes sur un autre front. Mais l’échéance arrivera un jour, et cette fois, nous ne pourrons pas dire que nous sommes surpris par la situation. La prochaine étape préoccupan­te sera l’explosion d’excitation groupale, collective, qui se produira lors de l’annonce de la levée du confinemen­t : à quel niveau de destructio­n seronsnous alors confrontés ? •

Maurice Berger, Sur la violence gratuite en France, L’artilleur, 2019.

 ??  ?? Contrôle d'identité dans les rues de Nice pour faire respecter l'arrêté de couvre-feu, 25 mars 2020.
Contrôle d'identité dans les rues de Nice pour faire respecter l'arrêté de couvre-feu, 25 mars 2020.
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