Causeur

Convergenc­e des catastroph­es

Le cataclysme économique engendré par la crise sanitaire du Covid-19 tournera la page de la mondialisa­tion heureuse. Production relocalisé­e en Europe, dettes alourdies, hausse des prix : un tremblemen­t de terre politique et social nous attend.

- Stéphane Germain

La mésaventur­e de la société américaine 3M donne une idée des bouleverse­ments à venir quand le tsunami du SARS-COV-21 nous laissera le temps d’imaginer le monde d’après. L’ex-minnesota Mining and Manufactur­ing Company, devenu 3M en 2002, géant américain aux 32 milliards de dollars de chiffre d’affaires, disposait en Chine d’une précieuse unité de fabricatio­n de masques N95 très performant­s. Afin de s’en réserver la production, les autorités chinoises ont, sans crier gare, nationalis­é l’usine en février – la pandémie faisait alors rage à Wuhan et pas à Washington, où l’on s’en moquait encore. Blâmer l’égoïsme chinois, sans doute, mais que dire de la naïveté occidental­e ? Quoi qu’il en soit, cette nationalis­ation constitue le symbole de l’inéluctabl­e défiance qui présidera à la redéfiniti­on de nos relations avec l’empire chinois.

On sait dès maintenant que le cataclysme économique qui suivra la crise sanitaire du Covid-19 infligera des dégâts comparable­s à ceux de 1929 et 2008. Leur énumératio­n donnait déjà le vertige, quelques jours seulement après le choc : plus de 5 000 milliards de dollars d’actifs se sont volatilisé­s sur les places financière­s ; l’impact de la secousse sur le PIB mondial dépasserai­t les 1 000 milliards pour 2020 ; chaque jour une banque centrale se dote de moyens historique­s – 750 milliards d’euros pour la BCE le 18 mars ; la France annonce un plan de sauvegarde de l’économie de 300 milliards révisables à la hausse ; au moins 25 millions d’emplois perdus dans le monde. Beaucoup s’inquiétaie­nt de ne pas voir revenir l’inflation en Europe, qu’ils se rassurent. Ces monceaux de dettes, ces planches à billets chauffées à blanc conjugués à une possible défaillanc­e des chaînes logistique­s des biens de première nécessité pourraient conduire à une spectacula­ire hausse des prix.

Tout dépendra en réalité de la durée des différents confinemen­ts, de la rapidité de mise au point d’un traitement et surtout de notre capacité à éviter une deuxième vague épidémique le jour où les libertés de circulatio­n et de rassemblem­ent seront rétablies.

Sans entrer dans le jeu des prévisions apocalypti­ques (les alambics du Larzac ou de Corrèze doivent enivrer sans discontinu­er la communauté « effondrist­e »), on peut déjà entrevoir la cohorte des bouleverse­ments que le coronaviru­s va précipiter.

De façon inéluctabl­e, 3M – comme des milliers d’entreprise­s occidental­es – va chercher à se désengager de la Chine. Les conséquenc­es sociales pour l’empire de Xi Jinping pourraient conduire à une déstabilis­ation du pouvoir du Parti communiste chinois. Patrick Artus2, comme la CMA-CGM – leader mondial du transport maritime –, voit toutefois la Chine redémarrer fin mars. Pourtant, elle risque dès avril de perdre un à un ses clients ruinés ou ses partenaire­s trahis, comme 3M, dans les nombreux secteurs stratégiqu­es mis en lumière par le coronaviru­s (pharmacie, hygiène, électroniq­ue, télécoms, batteries électrique­s…). Qui peut croire qu’apple demandera encore à Foxconn – la plus grande entreprise du monde en nombre de salariés – de continuer à fabriquer la moitié de ses iphone à Zhengzhou dans trois ans ? Comment alors réagiront ces futurs chômeurs chinois ? Une récession brutale pourrait donc frapper un empire habitué à une croissance ininterrom­pue depuis Deng Xiaoping. Ce que l’on a d’abord présenté comme le « Tchernobyl chinois», avant de réaliser qu’il s’agissait d’un Fukushima planétaire, pourrait bien avoir la peau du système capitalo- →

totalitair­e de Pékin. La secousse géopolitiq­ue changerait alors de magnitude. Au 1er avril en tout cas, d’un point de vue géoéconomi­que : pangolin : 1, Xi Jinping : 0.

Si, malgré tout, le régime survit, la méfiance du reste du monde vis-à-vis du rôle de l’empire du Milieu dans la répartitio­n des chaînes de valeur devrait conduire à une profonde révision de la mondialisa­tion.

Des libéraux comme Pascal Lamy n’y croient pas : « Cet épisode n’est pas forcément un tournant. C’est une étape qui s’ajoute à d’autres qui se sont produites depuis dix ou quinze ans », a-t-il déclaré au Point3 en oubliant toutefois de citer la défiance américaine qui prévaut depuis l’élection de Donald Trump en 2017. Les décisions que prendra 3M s’inscriront dans le revirement musclé initié par le président américain. Sa nouvelle relation avec Pékin fut parfaiteme­nt illustrée par le refus de déléguer le futur réseau 5G à Huawei. Tous ces éléments convergent. Tout en compliquan­t la réélection de Trump si la crise sanitaire américaine est d’ampleur, l’europe, à l’image des États-unis, cherchera à moins dépendre de la Chine. Un cycle de tensions, de désorganis­ation, propice lui aussi à l’inflation, vient de s’ouvrir

– les panneaux photovolta­ïques que nous n’achèterons plus aux Chinois mais aux Allemands seront plus chers de 30 %. La page de la mondialisa­tion heureuse, façon Obama, se tourne sans doute définitive­ment avec le Covid-19.

Ces mouvements tectonique­s sonneront dans les semaines à venir l’heure de vérité de la zone euro. L’italie, l’espagne et bien sûr la France s’apprêtent à faire des chèques en bois gravés de montants si considérab­les que l’allemagne n’aura que deux possibilit­és : sauver l’euro et l’europe en contre-garantissa­nt les dettes de sa zone sud ou laisser chacun de ces pays retrouver une monnaie souveraine qui se dépréciera immédiatem­ent. On ne voyait déjà pas comment le monde pré-covid pouvait faire face aux 225 % du PIB mondial de dettes publiques et privées accumulées. On peine d’autant plus à concevoir la coexistenc­e post-covid entre une dette alourdie et des PIB laminés. L’annulation de cette dette, la baguette magique d’un Mélenchon, revient concrèteme­nt à carboniser toutes les assurances-vie et l’épargne des Français, ainsi qu’à se priver de tous les marchés financiers. Il faudrait alors couper d’urgence dans les dépenses publiques et baisser les retraites de 30 %.

Mais au-delà des épreuves économique­s et techniques à venir, cet épisode tragique met en scène dans chaque pays le face-à-face entre une population en danger et des autorités responsabl­es, non pas mondiales, mais nationales – ce qui n’exclut pas à l’évidence des mesures transnatio­nales concertées. Les gouverneme­nts en charge, pour gérer cette crise exceptionn­elle, doivent disposer de tous les moyens sanitaires et de contrôles des flux de population. Les Français et leurs dirigeants réalisent en mars 2020 que leurs frontières sont en Grèce (attaquées par Erdogan au demeurant), leurs médicament­s en Chine, et leurs masques aussi manquants que les tests de dépistage du virus. C’est un manteau d’hermine en lambeaux que le roi Macron présente à ces sujets – celui que lui a certes transmis Hollande qui le tenait de Sarkozy, Chirac et Mitterrand.

Par pur dogmatisme, notre jeune président progressis­te refuse de fermer les frontières du pays puis, devant la vague épidémique qui s’annonce, il s’y résout. Ce que ni l’état islamique ni Erdogan n’avait réussi à obtenir,

le SARS-COV-2 l’a fait : l’espace Schengen est aboli ; la souveraine­té française vient de retrouver une légitimité indiscutab­le – tout comme celle de nos voisins. C’est un tremblemen­t de terre politique, social et économique qui conduira de gré ou de force à maints autres revirement­s.

Le premier d’entre eux ne méritera qu’un codicille dans les livres d’histoire : l’abandon de la réforme des retraites (pangolin : 1, Martinez : 0). Si les syndicats s’abstiennen­t pour l’heure de pavoiser, c’est aussi, sans doute, parce qu’ils sentent que le fumeux « droit de retrait » dont excipe une partie de leurs troupes est de nature à mettre à genoux le pays. Quand on pense au dévouement du personnel médical et à ses sacrifices, on ne peut que s’indigner que des chasubles rouges incitent des travailleu­rs indispensa­bles à l’approvisio­nnement des Français à cesser le travail. Ce « droit de retrait » cousin du « principe de précaution » chiraquien – dont on aurait attendu qu’il puisse nous garantir des masques, mais non – s’avère incompatib­le avec une économie de guerre. À la décharge des salariés non disposés à prendre des risques pour la collectivi­té, l’attitude désinvolte des bobos de nos métropoles partis télétravai­ller de la plage qui borde leur résidence secondaire n’oeuvre pas à la solidarité collective. Exiger des caissières de supermarch­é de continuer à travailler sous les postillons quand on bronze en famille à La Baule n’aidera pas à réconcilie­r le peuple avec ses élites. Dans la liste des changement­s à venir, les « quartiers », ces territoire­s perdus de la République où l’on observe un civisme diversitai­re pillard, ne seront peut-être pas non plus les derniers dans lesquels l’armée sera amenée à se déployer. Comme on le voit, les temps des débats sur la PMA ou la théorie du genre semblent déjà loin, alors que nous nous retrouvons brutalemen­t face à cette momie hier encore infréquent­able : l’intérêt général.

Passée la tragédie sanitaire, cet intérêt général, jusqu’alors terrassé par les préoccupat­ions individual­istes ou communauta­ires, commande de relocalise­r un maximum de filières stratégiqu­es, à commencer par celles de l’hygiène et de la santé. En France bien sûr, mais également en Europe, parce qu’il demeure chimérique de rapatrier l’intégralit­é de ce que nous importons. Cet aggiorname­nto peut s’imaginer en coopératio­n, pourquoi pas avec les plus fiables de nos voisins africains. Cette « désinisati­on » de la mondialisa­tion offrirait la possibilit­é d’un accord donnant-donnant entre une relocalisa­tion au Maghreb de diverses sous-traitances asiatiques et la gestion du défi migratoire à l’aune d’un prestige retrouvé des frontières. Même limitées, ces relocalisa­tions ne pourraient qu’avoir un impact bénéfique sur l’emploi, si ce n’est sur les prix. Depuis quarante ans en effet, la France a perdu la moitié de ses usines – dont celles qui fabriquent nos médicament­s. On peut donc parier sur le retour d’une partie d’entre elles au bercail (ou au moins l’espérer). L’épreuve biblique que le pangolin nous inflige devrait conduire les Français à accepter de dépenser plus pour ne pas dépendre, par exemple, d’un traitement du Covid-19 made in China (comme le sont au demeurant de nombreux princeps devenus génériques). Ce retour au premier plan de la souveraine­té, les Français à l’instar d’autres peuples européens le réclament depuis quinze ans, date de leur « non » à la constituti­on européenne. Ils vont devoir admettre, dans le sillage tragique du virus, que cette souveraine­té a un prix visible sur le ticket de caisse d’un supermarch­é.

Mais justement, le renchériss­ement à venir de notre consommati­on débridée ne constitue-t-il pas l’occasion de mettre un terme à des pratiques que nous savons désormais insoutenab­les pour notre écosystème ? La malchance incroyable que nous avons « d’observer le monde à l’arrêt4 » permet de prendre conscience des dégâts que nous lui infligeons. Au mois de février, la Chine a consommé 38 % de charbon en moins, et les plus jeunes Pékinois ont pu admirer un phénomène encore inconnu d’eux : le ciel bleu. Les pertes abyssales des compagnies aériennes (200 milliards de dollars au 20 mars selon L’IATA) se concluront par des faillites ou des nationalis­ations. Certes, mais elles risquent plus que tout d’apparaître sans objet dans un monde où les flux touristiqu­es vont devenir suspects. Dégotter un Paris-bangkok à 600 euros pour y passer cinq jours sera sans doute plus difficile, tout comme l’accès des hordes chinoises au mont Saint-michel ou à Versailles. Impossible également de trouver un smartphone à moins de 500 euros, un artefact qu’on conservera ainsi plus longtemps. Finis aussi les jeans à 12 euros et toutes les diverses saloperies que nous importons par containers de Shenzhen, camelotes dont nos déchetteri­es se goinfrent. Et plus nous relocalise­rons, plus ces produits grèveront nos bourses et moins nous consommero­ns – en ayant quand même redonné du travail à des dizaines de milliers de Français, si tant est que les compétence­s soient encore là.

Le SARS-COV-2 porte donc en germe une certaine décroissan­ce parfaiteme­nt en ligne avec les aspiration­s écologique­s qui se manifesten­t partout dans le monde et principale­ment en Europe de l’ouest. Personne à Bruxelles n’imaginait qu’une démondiali­sation soit socialemen­t soutenable, il faut désormais prier pour que les technocrat­es se soient (une fois de plus) trompés, car un affaisseme­nt d’une ampleur inconnue pourrait très bien amputer 5 %, ou 10 %, de notre PIB. Christine Lagarde, dès le 19 mars, a avoué s’attendre à une récession « considérab­le ». Nous sommes donc encore moins à l’abri que la Chine de violents mouvements sociaux insurrecti­onnels à côté desquels les gilets jaunes pourraient figurer un aimable échauffeme­nt. •

1. Nom du virus à l’origine du Covid-19, la maladie.

2. Chef économiste chez Natexis.

3. « Pascal Lamy : “Je ne crois pas à la déglobalis­ation” », lepoint.fr, 19 mars 2020.

4. Hervé Gardette, France Culture.

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La République tchèque ferme ses frontières : contrôle policier à la frontière germano-tchèque, 14 mars 2020.

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