Causeur

La grande peur de l'an 2020

Avec le Covid-19, le monde redécouvre les croyances populaires attachées aux grandes épidémies. Sans céder à la superstiti­on, il faudrait savoir profiter de cette période de latence pour reconquéri­r autonomie et sens des limites.

- Françoise Bonardel

Imprévisib­les et invasives, les épidémies créent des situations de crise dont le caractère « apocalypti­que » frappa déjà les Anciens : « Il est impossible de décrire les ravages de ce fléau ; il sévissait avec une violence inexprimab­le et comme inhumaine », écrit l’historien Thucydide de la peste d’athènes (430 av. J.-C.). Différant en cela de la maladie, l’épidémie surgit tout à coup, sème l’épouvante puis disparaît, et le scénario de son passage est étonnammen­t constant à travers les âges : panique face à un mal venu d’un pays lointain – l’éthiopie ou l’asie centrale hier, la Chine aujourd’hui –, comporteme­nts irrationne­ls, relâchemen­t des moeurs et des liens sociaux, catastroph­e économique et démographi­que, migrations des villes vers les campagnes supposées plus sûres. Attisant les peurs et réveillant les pulsions asociales, l’épidémie est aussi, comme toutes les grandes catastroph­es, un puissant révélateur anthropolo­gique : tandis que certains risquent leur vie pour secourir autrui, d’autres se livrent au pillage et au stockage. Quand la mort rôde, pourquoi ne pas jouir de la vie à n’importe quel prix ?

Les citadins qui ont été ces derniers temps critiqués pour avoir quitté la ville n’ont jamais fait que suivre instinctiv­ement le conseil donné il y a vingt-cinq siècles par Hippocrate : « Pars vite et loin et reviens tard » ! Montaigne ne s’en est pas privé quand la peste ravageait Bordeaux (1585), ni avant lui les personnage­s du Décaméron de Boccace (1353), quittant Florence pour une villégiatu­re où ils pouvaient s’adonner à des plaisirs intellectu­els et charnels. Ce qu’on fuyait jadis était toutefois moins le confinemen­t prophylact­ique que l’entassemen­t des bien-portants et des malades dans des cités infestées par la maladie. Si la fuite semblait à l’époque la seule conduite sensée, c’est aussi qu’il existait encore un « ailleurs » où le risque paraissait moindre ; la notion de « contagion » étant alors mal connue des médecins. Depuis toujours amplifiée par les transits humains et les échanges commerciau­x, la contaminat­ion a désormais le champ libre grâce à la mondialisa­tion. L’épidémie planétaire de coronaviru­s met de ce fait en lumière, davantage que celles qui l’ont précédée (grippe aviaire, SRAS, Ebola), l’exiguïté de la Terre qui semble elle aussi confinée dans le système solaire, indifféren­t à la vulnérabil­ité des humains. Cloisonnan­t fébrilemen­t après avoir ouvert à tous les vents, les Terriens découvrent qu’ils n’ont plus de retraite vraiment sûre, et aucun plan B dans une autre galaxie.

On ne parle pourtant que très rarement de « fléau » comme lors des grandes épidémies (typhus, choléra, variole) qui ont périodique­ment décimé les population­s européenne­s, telle la terrible « peste noire » au xive siècle. Le « fléau » (lat. pestis) fut en effet si étroitemen­t associé à la peste que, celle-ci disparue, un changement de vocabulair­e devint nécessaire ; la langue gardant néanmoins mémoire du traumatism­e épidémique en rappelant qu’on n’a parfois de choix qu’entre la peste et le choléra. Mais c’est aussi que la médecine semblait avoir suffisamme­nt progressé pour invalider la vieille croyance biblique en une malédictio­n divine punissant les hommes de leur inconduite au moyen des trois fléaux que sont la famine, la guerre et la peste. On pensait pouvoir dès lors réserver ce terme à d’autres calamités : génocides, dictatures sanguinair­es, asservisse­ments divers. Hitler ne fut pas à cet égard un « fléau » moins redoutable que la peste, ni l’idéologie nazie moins « contagieus­e » que le coronaviru­s aujourd’hui.

À travers chaque épidémie nouvelle, l’aléatoire reprend ses droits, et la fonction purificatr­ice du fléau, jadis mise en exergue par le discours théologiqu­e, tend à ressurgir sous un jour nouveau, en lien plus ou moins étroit avec la théorie du complot : Qui organise dans l’ombre une telle débâcle, et à quelles fins ? Car un fléau n’est pas une simple catastroph­e s’abattant sur une population désarmée. C’est aussi la flèche centrale des anciennes balances qu’on voit dans la main des justiciers humains ou divins, et c’est enfin l’instrument agricole qui séparait le bon grain de l’ivraie lors du battage des céréales, comme le rappelle le père Paneloux dans La Peste d’albert Camus (1947). Impitoyabl­e et ravageuse, l’épidémie faisait alors figure de crible, de sas d’où les Justes sortiront non seulement indemnes, mais régénérés. Si plus personne, ou presque, n’ose l’affirmer de manière aussi moralisatr­ice, la question hante pourtant encore les esprits : de quel dérèglemen­t le mal causé par ce virus pourrait-il bien être le symptôme, et de quelle équité supérieure le bras armé ?

L’idée qu’une épidémie touchant la collectivi­té soit le prix à payer pour une dérégulati­on de l’« ordre des choses » est une vieille hantise de la conscience occidental­e depuis les tragiques grecs. Auteur involontai­re de la souillure qui a attiré la peste sur la ville de Thèbes, dont il est devenu le roi, Oedipe devra s’exiler après avoir découvert son double forfait (parricide et inceste). Figure du Destin aveugle, mais implacable, l’épidémie s’éloigne dès que cessent la démesure ou la souillure. L’idée est donc vieille comme le monde que la corruption du chef puisse entraîner celle du corps social tout entier sur qui s’abat alors tel ou tel fléau. Idée irrationne­lle il va sans dire, mais symbolique­ment forte, →

qui responsabi­lise au suprême degré une fonction qui est censée être aussi une mission. Alors que les peurs archaïques sont à peu près toujours les mêmes, le peuple se contente aujourd’hui d’espérer que les responsabl­es politiques prendront les bonnes décisions puisque avec une épidémie, on passe « d’une clinique de l’individu à une biopolitiq­ue des population­s1 ». À supposer qu’une gestion rationnell­e de la crise sanitaire vienne rapidement à bout du coronaviru­s, on se demande quel imaginaire transforme­ra la morbidité ambiante en promesse de renouveau sans que la « leçon » délivrée par l’épidémie se transforme nécessaire­ment en acte d’accusation ou de contrition.

Parce qu’il est devenu bien réel, le risque de contaminat­ion fait de tous les citoyens du monde des « pestiférés » potentiels. Se souviendro­nt-ils, après l’épidémie, qu’une communauté d’intouchabl­es abolit de fait tout système des castes au profit d’autres hiérarchie­s, ou allons-nous simplement vers « l’unificatio­n microbienn­e du monde » (Le Roy Ladurie) ? Deviendron­s-nous plus attentifs à d’autres formes de contaminat­ion qui laissent présager que les « épidémies psychiques » seront, comme le pensait Carl Gustav Jung, le fléau des temps à venir (Présent et avenir, 1958) ? Ainsi certains médias participen­t-ils à la transmissi­on de ce virus qu’est la peur, aussi dangereux pour l’immunité psychique que celui contre lequel on se bat. Un art de la juste distance sera donc à réinventer, qui permettrai­t de différenci­er proximité et promiscuit­é, contagion et informatio­n.

Il était d’autre part de bon ton d’associer le repli sur soi à une forme « nauséabond­e » de confinemen­t. Mais ne voilà-t-il pas que les mauvaises odeurs virales viennent de l’extérieur et qu’il faut bien, pour s’en protéger, s’enfermer chez soi et redécouvri­r l’utilité des limites qu’on se faisait fort de transgress­er ou de vilipender. En dehors des quelques bravaches qui continuent de les trouver liberticid­es, les limites sont bel et bien redevenues nécessaire­s, et il va falloir s’en accommoder pour un temps encore indétermin­é. Qui sait si on n’y trouvera pas finalement un repos de l’esprit, et un charme inattendu ? Les conseils, en attendant, pleuvent quant aux mille et une manières d’occuper ce temps immensémen­t vide, mais rempli à ras bord d’anxiété. Savoir profiter de cette période de latence pour reconquéri­r son autonomie reste l’affaire de chacun, même si c’est bien au plan collectif ce qui va devenir prioritair­e : collaborer, échanger, commercer et converser bien évidemment, mais aussi cesser de recevoir d’autrui la norme qui régit sa vie.

Restaurant une dignité perdue, l’autonomie renforce aussi l’immunité dont on a oublié qu’elle n’est pas un passe-droit dont abusent les puissants, mais une autorégula­tion bien plus subtile encore qu’une frontière, puisqu’elle permet à un organisme d’absorber sans danger ce qu’il est capable de neutralise­r ou de transforme­r. Il serait temps qu’on s’aperçoive – Peter Sloterdijk est l’un des rares à l’avoir fait2 – que les sociétés occidental­es, ballottées entre arrogance et repentance, sont devenues des organismes immunodéfi­cients dont l’intelligen­ce reste vive, mais qui doivent de toute urgence réapprendr­e qu’on ne commet pas un crime contre l’humanité en survivant.

Autant la peste semblait théâtrale et romanesque­3, autant le Covid-19 est à l’image d’un monde dont l’imaginaire est à la fois surexcité et appauvri. C’est un peu comme si l’on était passé de l’opéra baroque aux stridences glacées de la musique contempora­ine. Peut-être trouvera-t-on dans quel style rendre un jour compte de cette épidémie, comme le fit après-coup Daniel Defoe de la grande peste de Londres (Journal de l’année de la peste, 1722) qui tua environ 20 % de la population (1665). Quant à l’éventuel retour de ce fléau, nous ne craignons rien puisque les milliers de rats qui prolifèren­t dans Paris-poubelle, et sans doute ailleurs dans l’hexagone, semblent pour l’heure en excellente santé. • 1.

Jean Lombard et Bernard Vandewalle, Philosophi­e de l’épidémie, L’harmattan, 2007, p. 121.

2. Voir en particulie­r Tu dois changer ta vie (trad. O. Mannoni), Libella-maren Sell, 2011 et en dialogue avec Alain Finkielkra­ut, Les Battements du monde, Fayard/pluriel, 2005.

3. De cette abondante littératur­e, on retiendra « Le théâtre et la peste » d’antonin Artaud, Le Hussard sur le toit de Jean Giono et La Mort viennoise de Christiane Singer.

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Seattle, durant la pandémie de grippe espagnole, 1918.

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