Causeur

Les carnets de Roland Jaccard

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J’ai sonné à ma porte. Personne n’a répondu. J’en ai déduit que j’étais déjà mort.

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Si la philosophi­e, c’est apprendre à mourir, elle ne m’aura été d’aucune utilité.

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Je suis toujours parti de l’idée que j’étais déjà mort. Je me trompais moi-même : il me reste à franchir une dernière étape. Je me résigne à l’avouer : elle me terrorise.

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Le nihilisme est la philosophi­e des privilégié­s. J’en ai fait partie. Ce n’est plus le cas. Me voici bien démuni.

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Es fährt ein Zug nach niergendwo passager à bord.

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et je suis le seul

C’était quand même bien les piscines à Lausanne. Des nymphettes lisaient Mad. Des étudiantes se donnaient un genre avec Sein und zeit. Et moi je jouais au tennis de table sous le soleil. Un temps qui ne reviendra plus.

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Il paraît que nous sommes passés à une autre époque. Il serait malséant de considérer les jeunes filles comme des objets sexuels. Un regard appuyé serait déjà une forme de viol. C’est ce que j’appelle le désenchant­ement du monde.

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Une relation érotique qui ne soit pas un détourneme­nt de mineur est inconcevab­le. Mais il est avisé de choisir les mineurs parmi les majeurs.

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Autrefois, j’apaisais mes angoisses auprès de Freud et en voyant des films de Fritz Lang. Aujourd’hui, le Stilnox et le Lexomil m’aident à entrer dans le sommeil. Quelle déchéance ! Et quand je drague,

c’est avec mon iphone. L’épidémie se répand : elle ne se limite pas à quelque virus soulageant la planète d’un surpoids démographi­que, elle détruit l’humanité aussi bien en nous que hors de nous.

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La philosophi­e n’a d’intérêt que lorsqu’elle perd la raison. Wittgenste­in, au terme de sa vie, en était arrivé au point où il n’avait plus d’autre désir que de prononcer des sons inarticulé­s. Je pense, donc je sombre.

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Et Cioran, quand il croisait un ami, se demandait : « Pourquoi donc ne s’est-il pas encore suicidé ? »

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La santé est un état précaire qui ne laisse rien présager de bon... Corona me l’a encore répété ce matin. Sarcastiqu­e, elle a ajouté : « Ce dont tu as rêvé, je l’ai fait... »

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Corona me conseille de relire Montaigne, ce père de l’humanisme qui n’était pas loin des philosophe­s antiques lorsqu’il écrivait : « Le sage vit tant qu’il doit, non pas tant qu’il peut. » Ou encore : « Si tu vis en peine, ta lâcheté en est la cause. À mourir, il ne reste que le vouloir. » Néanmoins, il préféra attendre la mort. Mon père prit les devants, m’enseignant par son geste qu’il convient d’avoir toujours une longueur d’avance.

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Mon ami André Conte-sponville m’apprend que des émules de Montaigne, comme Pierre Charron, prêtre et stoïcien, tentèrent de concilier morale antique et morale chrétienne. En 1601, dans les livres De la sagesse, il fait la part des choses : « C’est un grand trait de sagesse de savoir connaître le point et prendre l’heure de mourir. Les uns l’anticipent, les autres la retardent : il y a de la vaillance et de la faiblesse en tous les deux, mais il faut de la discrétion. »

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Corona, toujours plus moqueuse, me conseille de suivre l’exemple du philosophe cynique Métroclès qui se suicida en s’étranglant lui-même. « À quoi bon, ajoute-t-elle, avoir écrit un Dictionnai­re du parfait cynique si c’est pour rester confiné chez toi, en sachant qu’à ton âge tu n’as aucune chance de t’en tirer ? » Je ne peux que lui donner raison. Et pourtant me retrouver à Pully-plage cet été sous le soleil à mater les filles et à affronter mes potes au tennis de table ne serait pas pour me déplaire... Est-ce par lâcheté ou par hédonisme que j’allonge une vie dont je sais qu’elle aboutira de toute manière à une triste fin et se dissipera tout entière sans profit pour qui que ce soit ? •

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