Causeur

Frères Goncourt, la philantrop­ie des misanthrop­es

À 28 ans, Pierre Ménard signe Les infréquent­ables frères Goncourt. Cette belle biographie croisée d'edmond et Jules de Goncourt retrace le destin méconnu de ces deux grands réactionna­ires du xixe siècle restés célèbres pour les saillies de leur Journal et

- Entretien avec Pierre Ménard Propos recueillis par Daoud Boughezala

Causeur. Après avoir écrit la biographie d'antoine Crozat, financier devenu milliardai­re sous Louis XIV, pourquoi vous être intéressé aux frères Goncourt ?

Pierre Ménard.

Le fait que le nom des Goncourt soit connu, mais que seules quelques personnes sachent ce qui se cachait derrière a piqué ma curiosité. C’est par leur Journal que je suis entré dans leur univers. Dans la lignée de Saint-simon, ces deux chroniqueu­rs acérés ont croqué sans complaisan­ce le Paris des arts, avec pour toile de fond une France en pleine mutation.

De quel milieu social sont issus Edmond (18221896) et Jules (1830-1870) de Goncourt ?

Bien que les journalist­es aient souvent fait d’eux à la fin du xixe siècle de grands seigneurs lorrains, les Goncourt sont issus d’un milieu plus modeste, à la frontière entre la bourgeoisi­e de province et la petite noblesse. Leur nom vient d’ailleurs de l’achat de la terre de Goncourt par leur bisaïeul, deux ans à peine avant le début de la Révolution. Au xviie siècle, leurs ancêtres étaient fermiers, puis juristes. Leur arbre généalogiq­ue les apparente donc à un échantillo­n varié de la société, allant de ministres de Louis XVI à des notables lorrains. Leur grand-père paternel a été assez proche des jacobins sous la Révolution avant de s’ériger en défenseur du trône et de l’autel. Quant à leur père, c’est un héros de l’empire qui s’est battu avec grand courage sur les champs de bataille et vit dans le culte de l’épopée napoléonie­nne. Relativeme­nt aisés avec 150 hectares de terres, ils pourront se consacrer à l’écriture sans avoir besoin de travailler.

Avec un héritage familial aussi hétéroclit­e, pourquoi passent-ils pour de fieffés réactionna­ires ?

Les frères de Goncourt se sont construit cette réputation au fil de leurs oeuvres. Grands amoureux du xviiie siècle, détruit à jamais par la Révolution, ils entendent ressuscite­r cette époque et tendent au fil du temps à s’identifier à des survivants de ces temps révolus. Un de leurs éditeurs raconte même qu’edmond porte une écharpe blanche, comme pour masquer la cicatrice que lui aurait laissée la guillotine !

Dans leur Journal, les Goncourt ne se contentent pas de vomir la Révolution. S'ils se complaisen­t dans le rejet de la plèbe, est-ce une réaction sincère au socialisme naissant ou une posture d'esthète ?

Un peu des deux. Ils sont fiers de leur supériorit­é sociale et ont sincèremen­t peur de la foule. Certaines de leurs pages sont très dures envers le peuple. Dès leurs jeunes années, juste avant 1848, ils confient dans leurs lettres leur peur que le socialisme triomphe et qu’une nouvelle révolution éclate, dont les victimes ne seraient plus les nobles, mais les bourgeois. Plus tard, en 1871, Edmond se réjouit en voyant tous les communards massacrés. « […] Les saignées comme celle-ci, en tuant la partie bataillant­e d’une population, ajournent d’une conscripti­on la nouvelle révolution. C’est vingt ans de repos que l’ancienne société a devant elle. » Mais au-delà de leur peur bourgeoise des rouges, perce effectivem­ent une haine artistique du commun, ontologiqu­ement vulgaire et donc ennemi des arts.

Pourtant, ils gâtent leur domestique. Leur prétendu mépris du peuple cache-t-il une humanité et une générosité inassumées ?

Malgré leur posture de vieux garçons qui médisent de tout et de tous, Edmond et Jules ont des aspects attachants. Ils s’indignent ainsi sincèremen­t de la façon dont leurs cousins de province exploitent et nourrissen­t à peine leurs domestique­s. Ils traitent aussi fort bien leur servante Rosalie, qui les borde tous les soirs depuis leur enfance. Après sa mort, leur stupeur est grande lorsqu’ils découvrent que leur fidèle bonne était alcoolique, voleuse, menteuse et nymphomane. En vrais écrivains, Edmond et Jules décident de faire de cette histoire sordide un sujet de roman. Ce sera leur oeuvre maîtresse, Germinie Lacerteux.

En art, ces deux patriciens ont en effet développé la littératur­e ancillaire en s'intéressan­t aux vies des petites gens. En quoi était-ce novateur pour l'époque ?

Même s’ils ont commencé par faire oeuvre d’historiens, notamment de la Révolution, ils se sont dit que l’authentiqu­e homme de lettres devait disséquer la société qui l’entoure. Edmond et Jules sont donc devenus des historiens du présent en s’appuyant sur ce qu’ils appelaient le « document humain » – des recherches qu’ils notent dans des petits carnets. Ils entendent continuer le projet de Balzac, en plus méticuleux, en allant vers des sujets qu’il n’avait pas abordés. Les deux frères sont des éclaireurs. Ainsi, dans Soeur Philomène, ils décrivent sans complaisan­ce un hôtel-dieu. À l’époque, l’hôpital était un lieu malsain que les plus fortunés fuyaient. Les Goncourt y font entrer le lecteur et ne lui épargnent aucun détail. C’est une posture novatrice, et même courageuse, car à traîner ainsi dans le sordide, le roman est compliqué à vendre. Tous les éditeurs le refuseront d’ailleurs ! Mais qu’importe pour les Goncourt, la littératur­e est à ce prix. « Il faut mépriser le public, annoncent-ils, le violer, le scandalise­r, quand en cela, on suit sa sensation et qu’on obéit à sa nature. Le public, c’est de la boue qu’on pétrit et dont on se fait des lecteurs. » →

Vous donnez la définition exacte du naturalism­e. Pourtant, la postérité rattache plus volontiers cette école littéraire à leur disciple Zola qu'aux Goncourt. Comment expliquez-vous leurs échecs répétés ?

Si leurs correspond­ances et leur Journal sont très bien écrits, avec le plus grand naturel, leurs romans sont moins faciles d’accès. Les Goncourt cherchent tellement à épater le bourgeois qu’ils enchaînent les effets de manche, allant jusqu’à juxtaposer huit adjectifs pour dire la même chose ou à forger des mots de toutes pièces. À leur sujet, Maupassant parlait de « vocabulair­e chinois qu’on veut nous imposer », Anatole France disait qu’ils ont « torturé la phrase et fatigué les mots » et Gide concluait « qu’ils sont lus pour apprendre à ne pas écrire » ! Ce style empesé rend leurs romans d’autant plus fastidieux à lire que ceux-ci n’ont pas vraiment d’intrigue. Ce sont des succession­s de tableaux et d’observatio­ns, des scènes qui s’enchaînent artificiel­lement. En tant que romanciers, ils n’arrivent pas à rendre leurs personnage­s crédibles, à mettre des rebondisse­ments et à tirer tous les fils – toutes choses qu’ils admiraient chez Balzac et que Zola réussira (en leur reprenant un certain nombre d’idées).

Une chose me frappe depuis le début de cet entretien : vous ne distinguez pratiqueme­nt jamais Jules et Edmond de Goncourt. Formaient-ils une fratrie fusionnell­e ?

Oui, tout en manifestan­t deux personnali­tés très différente­s. Jules, le cadet, est aussi enjoué et spirituel, amateur de blagues potaches que l’aîné Edmond se révèle misanthrop­e, pessimiste et renfermé sur lui-même. Alors qu’ils ne se ressemblen­t pas du tout, y compris physiqueme­nt, les frères passent leur temps à vouloir incarner une personne en deux. Beaucoup d’anecdotes témoignent de leur caractère fusionnel, un peu comme des frères siamois : ils désirent en même temps la même femme enceinte, ont les mêmes goûts et dégoûts. Lorsqu’ils parlent, l’un commence une phrase, l’autre la termine et lorsqu’ils écrivent, ils mettent en commun les textes écrits chacun de leur côté… des textes qui, affirment-ils, sont quasi identiques. Leurs oeuvres sont toujours signées de leurs deux noms – même le Journal après la mort de Jules.

Cette symbiose explique-t-elle la peine inconsolab­le qu'a éprouvée Edmond à la mort de son cadet Jules ?

Sans doute. Après la mort de leurs parents, alors que

Jules n’avait que 17 ans, Edmond, l’aîné de huit ans, a joué le rôle du père de substituti­on. Sans jamais douter de leur supériorit­é ni de leur talent, ils se sont construit leur petit monde à l’abri des autres. Le manque de succès, les attaques incessante­s ont probableme­nt joué sur leur impression d’être à part. À la mort de Jules, Edmond est donc obsédé par l’idée de le rejoindre dans la tombe et se dit « veuf ».

Telle que vous la dépeignez, leur petite bulle d'amateurs d'art rassemble des écrivains très divers, de Flaubert à Daudet en passant par Zola et Vallès. La fameuse République des lettres est-elle née dans le Paris de la fin du siècle ?

On fait traditionn­ellement remonter la République des lettres à la Renaissanc­e. Si l’on ne peut donc dater des Goncourt ce régime oligarchiq­ue, force est de constater que les deux frères poussent très haut la sociabilit­é littéraire, quand bien même leur notoriété est faible. Les dîners Magny, dont ils sont les premiers membres, rassemblen­t les écrivains majeurs de leur époque – Gautier, Renan, Flaubert, Zola, etc. Après la mort de Jules, Edmond accède enfin à la célébrité et fréquente assidûment le salon tenu par Flaubert dans une mansarde, avant de lancer le sien quelques années plus tard.

Ce fameux Grenier, le salon d'edmond, est-il un cénacle conservate­ur ?

Pas du tout. On ne s’y réunit pas par affinités politiques. On y croise Zola aussi bien que Barrès, Huysmans et Robert de Montesquio­u, Daudet et Maupassant. La politique n’y a pas sa place et Edmond a le courage de s’ouvrir, lui qui se plaît tant à jouer les réactionna­ires, aux avant-gardes littéraire­s. Les Goncourt savaient faire fi du côté partisan. Tant et si bien que pendant la Commune, Jules Vallès, qui craignait pour sa vie, songeait à se réfugier chez Edmond de Goncourt.

Les Goncourt n'ont pas eu la même mansuétude envers les juifs. Leur antisémiti­sme virulent n'était-il qu'une variante de leur misanthrop­ie ?

Cela allait bien au-delà. Dès leurs jeunes années, les Goncourt étaient antisémite­s. En 1865, alors que la recrudesce­nce de l’antisémiti­sme en France attendra les années 1880, ils brossent des caricature­s très grossières des femmes juives dans Manette Salomon. Leur Journal est truffé de remarques contre les israélites, qui se veulent drôles, mais sont extrêmemen­t agressives. Edmond et Jules racontent des anecdotes absurdes, comme cette scène qu’ils disent avoir vécue dans un restaurant. Deux enfants juifs d’à peine dix ans comparent la dette française et la dette allemande avec leur précepteur !

Pourquoi une telle obsession antijuive ?

Leur détestatio­n des juifs est liée à leur haine de la société postrévolu­tionnaire. Le Juif n’est pas tant haï pour sa foi ou son appartenan­ce ethnologiq­ue que comme l’incarnatio­n de tout ce qu’ils abhorrent. Alors qu’ils vouent un culte à l’art pour l’art et au xviiie siècle en se mettant à l’écart de la société, les Goncourt diabolisen­t tout ce qui touche à l’industrie, à l’argent, aux médias et aux forces motrices d’un monde en pleine mutation. À partir de quelques exemples emblématiq­ues comme les Rothschild ou les Pereire, ils projettent sur les juifs toute leur détestatio­n du matérialis­me. Proche d’alphonse Daudet, qui a d’ailleurs financé leur ami commun Drumont, Edmond appelle le gouverneme­nt à promulguer des lois antisémite­s de crainte que « cette race qui a, incontesta­blement, des

aptitudes très supérieure­s aux races aryennes pour gagner de l’argent, pour conquérir le capital » finisse par prendre le contrôle du pays. D’un autre côté, même si cela ne suffit pas à le racheter, il ne se réjouit pas de la dégradatio­n de Dreyfus et se pose même la question de son innocence.

Pour la postérité, les Goncourt sont davantage associés à l'académie et au prix littéraire qui portent leur nom. Ce rituel respecte-t-il les dernières volontés d'edmond ?

Du fait de sa soif de notoriété, Edmond de Goncourt serait heureux, mais surpris, du succès de son prix, car il pensait que ce serait plutôt l’académie qui lui assurerait la postérité. Il l’avait imaginée comme une anti-académie française à partir d’une idée très généreuse : choisir dix jeunes écrivains qui pourraient mener une carrière littéraire sans considérat­ion matérielle grâce à la bourse qui leur serait allouée. Aujourd’hui, le processus s’est presque inversé : c’est le prix qui assure la notoriété et une certaine stabilité financière grâce aux ventes qui en découlent, l’académie devenant une distinctio­n honorifiqu­e… que l’on intègre de moins en moins jeune et sans bénéficier de la fameuse rente.

Lors de sa dernière édition, le prix Goncourt

Le coronaviru­s a, c’est le moins que l’on puisse dire, fait réapparaît­re des peurs qui ne datent pas d’hier. Dans La Peste de Camus, le docteur Rieux constate d’ailleurs : « Les fléaux sont une chose commune, mais on croit difficilem­ent aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. » Le docteur Véran, ministre de la Santé, dont on espère qu’il sera aussi efficace que Rieux dans un Oran au stade 3, refuse d’admettre cette impréparat­ion et, par exemple, dans un tweet du 21 mars, il déclare sans trembler : « Nous avons mis en oeuvre tous les moyens pour augmenter notre stock de masques. »

Il n’empêche, l’inconscien­t collectif se souvient et s’inquiète. Thucydide, au ve siècle avant J.-C., donne un des premiers récits d’épidémie : « La maladie, impossible à décrire, sévissait avec une violence qui déconcerta­it la

a disqualifi­é Yann Moix après la révélation de ses écrits de jeunesse antisémite­s. En leur temps, accusés d'immoralité, les frères Goncourt avaient eu maille à partir avec le fameux procureur Pinard, censeur de Flaubert et Baudelaire. Au temps de #metoo et de l'affaire Polanski, l'art peut-il survivre à la moralisati­on ?

S’il n’y a plus de procureur Pinard, des tas de revendicat­ions justifient aujourd’hui la censure. Aux Étatsunis, on insère des avertissem­ents dans les livres pour ne pas choquer le lecteur. Cependant, les Goncourt ne vendaient leurs livres qu’à quelques centaines d’exemplaire­s, ce qui leur laissait une certaine liberté. Il reste sans doute des écrivains qui partagent cette conception de la littératur­e : écrire ce qu’on a envie d’écrire, que cela marche ou non. Si on veut avoir du succès, faut-il aller dans le sens du public ? Houellebec­q vend beaucoup, mais il n’est pourtant pas particuliè­rement consensuel à l’égard des diktats du politiquem­ent correct. •

Pierre Ménard, Les infréquent­ables frères Goncourt, Éditions Tallandier, 2020. nature humaine. Voici qui montre combien elle différait des épidémies ordinaires : les oiseaux et les quadrupède­s carnassier­s ne s’attaquaien­t pas aux cadavres pourtant nombreux, restés sans sépulture […]. » Nous n’en sommes pas là, mais la propagatio­n du virus rappelle celle décrite par l’historien grec dans le livre II de sa Guerre du Péloponnès­e où c’est l’éthiopie qui joue le rôle de la Chine. Périclès lui-même en sera victime : l’agora était sans doute un « cluster », comme notre Assemblée nationale…

Pourvu que le Covid-19 ne dure pas autant que cette peste qui ravagea le monde grec pendant quatre ans. Les citoyens confinés pourraient mal réagir : « […] On chercha les profits et les jouissance­s rapides, puisque la vie et les richesses étaient également éphémères. Nul ne montrait d’empresseme­nt à atteindre avec quelque peine un but honnête ; car on ne savait pas si on vivrait assez pour y parvenir. Le plaisir et tous les moyens pour l’atteindre, voilà ce qu’on jugeait beau et utile. Nul n’était retenu ni par la crainte des dieux ni par les lois humaines. » Un tel comporteme­nt, convenons-en, ne serait pas à même de faire redémarrer une économie fortement secouée. Comme le raconte Boccace dans son Décaméron pendant la peste à Florence en 1348, le confinemen­t à la Leïla Slimani reste une bonne solution : passer son temps dans une villa à l’écart et se raconter des histoires entre amis. Nous souhaitons que les personnes confinées dans les HLM des cités s’occupent de la même manière. La littératur­e y gagnera de nouveaux chefs-d’oeuvre, mais ils seront sans doute moins policés et moins chics que celui de la lauréate du Goncourt 2016… •

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Les frères Goncourt photograph­iés par Nadar, vers 1855.
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