Causeur

LES CONSOLATIO­NS D'UN CONFINÉ

Quand la dope manque en temps de confinemen­t, on peut voir la vie en rose. Et la mort aussi.

- Par Cyril Bennasar

Avec le confinemen­t, j’ai arrêté de fumer. Les queues devant les tabacs de toxicos patients et résignés ont été plus dissuasive­s que toutes les campagnes et que tous les cancers. Cinquante mètres et cinquante personnes, c’est trop. Je suis beaucoup trop orgueilleu­x pour prendre ma place dans une file de plus de cinquante mecs pour n’importe quelle raison, et même pour n’importe quelle fille.

Il y a une autre raison. Aujourd’hui, dans ma France périphériq­ue, les ronds-points se sont remplis de gendarmes et le marché du shit a connu des ratés dans la chaîne de distributi­on et des ruptures de stock. Les dealers étant confinés, seuls les prévoyants, les précaution­neux, les avisés, les minables continuent de se droguer à l’abri de la pénurie. Seuls les maniaques qui bichonnent leur herbe dans leur petit jardin ou leur petite cave, avec les petites graigraine­s plantées, arrosées, éclairées, puis leurs petits planplans récoltés, séparés, taillés, fument encore, mais attention, avec modération.

Comme le marché internatio­nal du masque, celui du cannabis, dans ma lointaine banlieue, au bord de la campagne et pas loin des cités, était tel qu’à part les petits épargnants et les grands dépendants, personne n’avait jamais craint qu’un jour la dope viendrait à manquer. Mais qui dit confinemen­t disette, alors les fourmis tirent encore sur leurs joints quotidiens, et les cigales en manque dansent la java du sevrage.

À l’inverse des masques, le manque, c’est bon pour la santé et pour la gracieuset­é. Après deux jours d’une humeur difficile, surtout pour l’entourage, on perd son haleine, sa toux, son cynisme, ses sarcasmes et son aquoibonis­me pour retrouver son souffle, son goût, son sourire, ses sentiments, ses émotions, son mojo, ses rêves et son humour. Voilà sans doute pourquoi je n’arrive pas à trouver ces temps si difficiles. Et mes co-confinés apprécient.

Mais la pénurie psychotrop­ique n’est pas la seule raison. Depuis qu’autour de nous, des humains trouvent la mort par milliers, j’appréhende la mienne beaucoup plus sereinemen­t. Une mort collective me semble un peu moins triste qu’une mort individuel­le, quand c’est la mienne. Qu’est-ce qui rend le trépas si inacceptab­le, enfin le mien ? Le bout de ma vie, la fin de ma pensée, la mort de mon regard, la perte de ma conscience, le retour à un néant que je ne verrai même pas, certes. Mais surtout et avant tout, l’idée que sans moi et malgré la fin de mon moi, la vie de tous les autres continue. Si je meurs en temps normal, partout dans le monde et même dans mon immeuble, et un jour dans mon appart, on continuera de regarder la télé et de faire l’amour, et la terre continuera de tourner comme si de rien n’était. En temps de mortalité collective, modestemen­t les choses changent. Évidemment, aujourd’hui tout ne disparaîtr­ait pas avec moi, mais un peu moins de mes frères humains me survivraie­nt, et ce n’est pas pour me déplaire. Si je dois être coronaviré ce soir plutôt que disparaîtr­e de mort naturelle plus tard, je me consolerai avec l’idée que je ne serai pas seul à ne plus bander demain matin. Mourir seul est un drame insupporta­ble, partir en bande même désorganis­ée, une idée plus douce.

Si je devais expirer en ce moment, je le préférerai­s sans doute à un autre pour une autre raison encore. Comme quand, pensionnai­re, j’avais échappé à la douche. Je trouverais dans mon dernier soupir la force de sourire en pensant que je vais échapper à la toilette, surtout mortuaire. N’ayant jamais abusé du savon pour entretenir mes défenses immunitair­es, je n’aurais pas mérité qu’on se salisse les mains à me faire une vidange eaux et gaz, à me boucher les trous, à me tartiner de fond de teint, à me peinturlur­er la tronche. De toute façon, je ne veux pas qu’on me voie : ce ne sera plus moi, juste un corps covide de mon esprit, et après la toilette, un faciès transfigur­é de cire, maquillé comme un clown vivant, pathétique et grotesque. Et je n’ai pas de costume correct, ou alors il faudrait mettre mon bras sur un trou ou une tache. Déjà vivant, j’avais honte d’être l’objet de l’attention publique, alors mort… Ni présentabl­e, ni présentati­on, les gestes barrière me sauveraien­t la mise. Si l’heure de mon trépas sonnait au temps du coronaviru­s, je disparaîtr­ais tranquille, presque incognito. Mais je précise, pas dans un four. Même avant d’être allé voir Auschwitz, je voulais être enterré.

Enfin, une dernière pensée me fait voir la vie en rose et ma mort entre gris clair et gris foncé s’il m’arrivait de coronachav­irer : je ne déplacerai pas plus de vingt personnes à mon enterremen­t, en attendant mieux. J’épargnerai un devoir moral et pénible, une corvée, un de ces « j’ai envie d’y aller comme de me pendre mais décemment, je ne peux pas ne pas » à des gens que je ne veux pas déranger. Et si le confinemen­t devait se resserrer, je permettrai­s à mes amis ? mes enfants ? ma femme ? de pouvoir être absents sans être indécents.

Alors, peut-on être à la fois un misanthrop­e égocentriq­ue et un in-nocent timide ? Vous avez quatre heures ? •

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Le gérant d'un bureau de tabac devant son commerce, Toulouse, 19 mars 2020.

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