Causeur

Entretien avec Anne de Lacretelle

En hommage à son père écrivain proche de Proust, Anne de Lacretelle publie Tout un monde, Jacques de Lacretelle et ses amis. Ce beau portrait d'un homosexuel amoureux de sa femme, hédoniste ascète de la plume et philosémit­e ami des Morand ressuscite une é

-

Avec La Vie inquiète de Jean Hermelin (1920), Silbermann (1922) et La Bonifas (1925), Jacques de Lacretelle (1888-1985) connaît une rapide et belle renommée, fondée sur un talent de narration et d’analyse conjugué à l’audace dans le choix de ses sujets1. Et paraît, derrière la sensibilit­é maîtrisée, le moraliste – si loin des moralisate­urs –, l’observateu­r attentif, le contempteu­r des médiocrité­s banales.

Anne de Lacretelle est la fille de Jacques2 et de « Souriceau », née Yolande de Naurois. Elle publie Tout un monde, Jacques de Lacretelle et ses amis, qui s’apparente à une biographie, mais qui évoque le philtre libéré d’un flacon, les effluves d’un temps révolu, les éclats de voix qui se sont tues, la grâce d’une société aimable. Et l’on est intrigué, puis séduit, emporté par l’évocation de cet homme volontiers distant et paradoxal, citoyen d’une patrie littéraire : un jour, Anne surprend Jacques, « le regard perdu, une larme coule sur sa joue […] Paul Valéry est mort ». Succédant à Jacques de Lacretelle à l’académie française, Bertrand Poirot-delpech écrit, dans son discours, le 29 janvier 1987 : « Le notable dont vous regrettez la finesse affable était pétri de contradict­ions, dont est né son art. Châtelain, mais qui change de château ; enraciné, mais avec une âme d’errant, à l’écart de tous les troupeaux ; héritier, mais attiré par le risque des courses et des jeux ; ami de Morand, en sympathie avec La Rocque, mais admirateur de Léon Blum, selon un éclectisme où il voit – comme on l’en approuve ! – la royauté de l’esprit. […] Le romancier n’a d’yeux que pour la face d’ombre de personnage­s meurtris, doubles désastreux de sa propre réussite. »

Dans le théâtre d’ombres que met en scène Anne de Lacretelle avec un art consommé de la surprise, chacune vient tenir son rôle auprès de son père, apparaît, disparaît sans avoir eu le temps de saluer, parfois. Et l’on assiste au beau spectacle un peu mélancoliq­ue d’une mémoire heureuse.

Causeur. Jacques de Lacretelle rate son bac, il publie tard son premier roman. Sait-il que la littératur­e lui donnera une destinée ? Anne de Lacretelle.

J’ai retrouvé un texte de lui, qui date d’un séjour à Cambridge, en été, l’université était alors déserte. Il pressent qu’il pourrait se « corréler » aux impression­s qu’il reçoit du monde par le biais de l’écriture. Il en est surpris lui-même, et c’est comme une révélation. Toute proportion gardée, le choc qu’il reçoit est comparable à celui qu’éprouve Paul Claudel, derrière un pilier de Notre-dame de Paris3. Deuxième événement considérab­le, en 1913, la lecture d’un amour de Swann : il affirme que ce livre lui a procuré des sensations différente­s de toutes celles nées de ses lectures antérieure­s. Trois ou quatre ans après, il fait la connaissan­ce de Marcel Proust, et naît alors une amitié incomparab­le. Proust a considérab­lement aidé les débuts littéraire­s de mon père. Il envoie un billet comminatoi­re à Jacques Rivière, usant d’un ton qui n’a rien de proustien : « Voici le téléphone de Jacques de Lacretelle, appelez-le. » Il fallait s’exécuter ! C’est ainsi qu’il est entré à la NRF, la voie royale.

Après la publicatio­n de son premier roman, La Vie inquiète de Jean Hermelin, Proust fait parvenir à mon père une lettre dont le contenu est tout différent, et je dois dire troublant, très émouvant. Proust s’abandonne presque, il s’identifie à cet être singulier, lequel, précise-t-il, échoue toujours à « rejoindre » les autres. On sent bien alors, dans cette manière de confession, que « rejoindre » lui est également interdit. Et je m’interroge : n’était-ce pas le secret, le ressort caché de sa fameuse gentilless­e, destinée à compenser son impossibil­ité de « rejoindre » ?

Jacques de Lacretelle était apparenté à Aline Ménard-dorian, qui fut l'un des modèles de madame Verdurin. À ce propos, vous placez en addendum un texte de Marcel Proust, peu connu, adressé à votre père. Il y révèle les sources auxquelles il a puisé pour composer ses personnage­s. Et l'on constate qu'elles sont très nombreuses.

« Cher ami, il n’y a pas de clefs pour les personnage­s de ce livre, ou bien il y en a huit ou dix pour un seul. » C’est la dédicace de Proust à Jacques de Lacretelle sur l’un des six exemplaire­s de Du côté de chez Swann, une rareté sur papier Japon hélas disparue ! Mon père l’avait interrogé un peu cavalièrem­ent : il voulait connaître les noms de ses modèles. Proust a cédé à cette petite inquisitio­n, car il était séduit…

« L’un des plus beaux hommes que je connaisse », a-t-il dit de Lacretelle.

Oui, cela m’a été confirmé par plusieurs personnes. Cette séduction lui a permis d’obtenir ce texte →

précieux, grâce auquel on ne saurait réduire tel personnage, telle scène à une seule origine. Voyez par exemple ce qu’il dit de la sonate de Vinteuil : il nomme Saint-saëns (« musicien que je n’aime pas »), la sonate de César Frank (« surtout joué par Enesco »), un prélude de Lohengrin, « une chose de Schubert », et encore « un ravissant morceau de piano de Fauré ».

Oui, vraiment, ces lignes ont une importance considérab­le.

Vous parlez ouvertemen­t de l'homosexual­ité de votre père.

Nos parents nous ont offert l’exemple d’un couple fusionnel, mais pas dans le sens que donnent à ce

mot les journaux féminins. Ils avaient des projets communs, qu’ils menaient à leur terme. Mon père, je ne le cache pas, eut en effet des liaisons masculines et féminines. Mais sa femme est restée au centre de sa vie. Ma mère, à l’origine, ne songeait qu’à s’éblouir, à courir les boutiques des couturiers. Il l’a transformé­e. Mes parents étaient tout sauf des mondains affolés. Grâce au Figaro, à l’académie française, ils fréquentai­ent des ambassadeu­rs, des attachés culturels, qui étaient souvent des écrivains. Ils ignoraient la petite mondanité, le snobisme banal. Wladimir d’ormesson, le père de Jean, l’un des meilleurs amis de Jacques, a très bien décrit les différents niveaux de la vie mondaine parisienne, très cloisonnée, dans son livre De Saint-pétersbour­g à Rome. Mes parents avaient accès à la part la plus brillante, culturelle­ment parlant, de cette mondanité.

On dit souvent : « Les Lacretelle et leurs châteaux. »

Ah ! les châteaux ! Je n’ai aucune honte à parler des châteaux de ma famille. Est-on vraiment propriétai­re d’un château ? Lors des Journées du patrimoine, je dis aux visiteurs que nous sommes des conservate­urs paraétatiq­ues, non appointés pour animer ces oeuvres architectu­rales – animer au sens de leur donner une âme – et pour les transmettr­e. Nous en tirons peu d’avantages – sauf celui d’évoluer dans un beau décor. Il est absurde d’y voir de l’ostentatio­n, une manifestat­ion de pouvoir. Quand on possède un château, on n’a pas de yacht : tout l’argent passe dans la réfection de la toiture ! On a le devoir de le conserver, de préserver sa beauté. C’est ce que mon père et ma mère ont fait avec leurs propriétés successive­s. Dans les demeures familiales, j’ai acquis le sens de l’histoire, celui des archives, le goût de la transmissi­on.

Vous étiez lié à Paul Morand, grand ami de Jacques de Lacretelle, et à Hélène, sa femme. Vous rapportez une réflexion de celle-ci :

« Un homme qui ne trompe pas sa femme n’est pas un homme. »

Elle appelait Paul « mon toutou », c’est assez dire qu’il lui était inféodé. Cependant, lorsqu’elle dit cela, elle tente de faire bella figura, mais, au fond, elle en était affectée. La mort d’hélène a laissé Paul totalement désemparé.

L'élection de Paul Morand à l'académie, quelle aventure à rebondisse­ments ! Enfin, il est élu, presque par surprise, en 1968 !

Le général de Gaulle, qui s’y était toujours opposé, avait d’autres chats à fouetter cette année-là. Ce fut touchant. Ce n’était pas vraiment de l’ambition banale, de la part de Morand, c’était le souhait de rejoindre cette institutio­n. Il y eut tant d’obstacles ! Finalement, il y est entré. Plus tard, Paul a confessé son erreur de ne pas avoir reconnu la valeur du général de Gaulle. Les choix des uns et des autres sont parfois dictés par des causes très simples.

Paul Morand et sa femme étaient antisémite­s, or Jacques de Lacretelle, auteur de Silbermann, qui dénonce l'antisémiti­sme4, ne l'était résolument pas.

Je peux dire ceci : je n’ai jamais entendu un propos antisémite de la bouche de Paul ni de celle d’hélène Morand. Jamais, jamais mon père ne se serait mêlé à une conversati­on antisémite ! Et j’ai hérité son aversion pour l’antisémiti­sme.

Votre livre, où abondent les faits et les confidence­s, les souvenirs, les révélation­s aussi, n'abolit pas entièremen­t le mystère de ce personnage si complexe. Être la fille de « Zeus », ainsi que vous le surnommez, ne fut pas toujours simple. Cet homme singulier ne vous imaginait pas en écrivain.

J’aurais bien aimé le titre « Zeus et compagnie », mais il ne fut pas retenu. Ah, Zeus ! Il entrait dans des colères moins redoutable­s par leur fracas que par leur fureur contenue, leur froideur qui nous pétrifiait. Il n’y avait guère de place pour les enfants dans le couple qu’il formait avec ma mère. Pour ce portrait, j’ai sollicité les flashs de ma mémoire, et j’ai consulté de nombreux témoignage­s et des correspond­ances. Les choses et les êtres ont pris place dans leur décor, celui d’une après-guerre, la Première, une époque folle, vraiment : ceux qui l’ont connue n’ont pas compris qu’ils dansaient sur des braises incandesce­ntes. Cet hédoniste rompait avec le plaisir et s’isolait pour écrire. Très orgueilleu­x, il ne croyait pas qu’on pouvait lui succéder. En effet, il fut une figure énigmatiqu­e, et il le demeure. •

Anne de Lacretelle, Tout un monde, Jacques de Lacretelle et ses amis,

1. De La Bonifas, interprété­e par Alice Sapritch à la télévision dans un film de Pierre Cardinal (1968), Anne de Lacretelle dit qu’elle est transgenre. Quant à Jean Hermelin, il serait sans doute aujourd’hui diagnostiq­ué autiste.

2. Jacques de Lacretelle, héritier d’une famille qui comptait deux académicie­ns, est élu au fauteuil d’henri de Régnier, le 12 novembre 1936. Très impliqué dans la renaissanc­e du Figaro, à la Libération, il est nommé vice-président de la SA de ce journal, conseiller permanent à la direction, et membre du conseil de surveillan­ce.

3. Le 25 décembre 1886, pendant l’office des vêpres : « J’étais moi-même debout dans la foule, près du second pilier à l’entrée du choeur à droite du côté de la sacristie. Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant, mon coeur fut touché et je crus. […] J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. » (« Contacts et circonstan­ces », Oeuvres en prose, Gallimard.)

4. « Pourquoi cette explosion d’antisémiti­sme en France ? […] Je vais te dire quels sont les véritables mobiles qui vous font agir : c’est un bas égoïsme, c’est l’envie la plus vile. Depuis quelques années, il est venu dans votre pays des gens plus subtils, plus hardis, plus tenaces, qui réussissen­t mieux dans toutes leurs entreprise­s ; et au lieu de rivaliser avec eux pour le meilleur résultat commun, vous vous liguez contre eux et cherchez à vous en débarrasse­r. Votre haine, c’est le sentiment qui fait que quelquefoi­s dans une équipe d’ouvriers, celui qui travaille plus habilement ou plus vite reçoit des autres un coup de couteau. Cela est si vrai que la classe la plus acharnée contre nous est la bourgeoisi­e, la haute bourgeoisi­e, parce qu’elle voit apparaître des concurrent­s dans des carrières qui jusqu’ici étaient son apanage. » (Silbermann)

 ??  ?? Jacques de Lacretelle, 1922.
Jacques de Lacretelle, 1922.
 ??  ?? Éditions de Fallois, 2019.
Éditions de Fallois, 2019.

Newspapers in French

Newspapers from France