Causeur

La bêtise des Intelligen­ts

- Alain Finkielkra­ut

Tout le monde, les médecins comme les profanes, le gouverneme­nt comme les citoyens, a été pris au dépourvu par l’irruption du nouveau coronaviru­s. On a cru d’abord que l’épidémie resterait cantonnée à la Chine. Les hautes autorités médicales elles-mêmes ont longtemps été rassurante­s. Le professeur Raoult, notre Pasteur, n’était pas le dernier à railler les alarmistes. Quand l’europe a été atteinte, on a tiré du fait que 98 % des malades guérissent la conclusion réconforta­nte qu’il s’agissait d’une grippe saisonnièr­e carabinée. Et nous voici, tous autant que nous sommes, assignés à résidence pour une durée indétermin­ée. Cet événement dont personne n’avait prévu l’ampleur ni la virulence nous invite à la modestie. Nous devrions nous dire avec

Péguy : « Tout est immense, le savoir excepté ; tout arrive, il suffit d’avoir un bon estomac. » Eh bien non, l’heure est au procès des politiques. Ils ont réagi trop tard, disent les uns ; ils en font trop, disent les autres. Ceux-là dénoncent leur incurie, crient au scandale et parlent même de crime d’état. Ceux-ci fustigent l’instaurati­on de l’état d’exception et s’insurgent de voir les libertés élémentair­es anéanties par ce qu’ils appellent, après Michel Foucault, le « biopouvoir ». Ils savaient et ils n’ont rien fait, hurlent les premiers. Ils érigent une simple grippe en peste noire pour mettre toute la population sous surveillan­ce, affirme sans sourciller le disciple autoprocla­mé d’hannah Arendt, Giorgio Agamben : « Il semblerait qu’une fois le terrorisme épuisé comme justificat­ion des mesures d’exception, l’invention d’une épidémie puisse offrir le prétexte idéal pour étendre celles-ci au-delà de toutes limites. » Et si les gens obéissent sans broncher, ajoute Agamben, c’est parce que notre société ne croit plus qu’à la survie : « C’est un spectacle vraiment attristant de voir une société tout entière, face à un danger d’ailleurs incertain, liquider en bloc toutes les valeurs éthiques et politiques. » Les fairepart de décès remplissen­t dix à douze pages des journaux italiens et voilà ce qu’ose écrire l’une des stars du campus mondial ! Peter Sloterdijk, le plus grand philosophe allemand d’aujourd’hui, n’est hélas pas en reste. Emporté par l’ivresse conceptuel­le et la volonté de sortir des sentiers battus, il écrit : « La crise corona affiche tous les symptômes d’une prise de pouvoir par la “sécuritocr­atie” camouflée sous les apparences d’une médicocrat­ie bienveilla­nte. » Alors que « le nouveau virus de provenance chinoise n’est que l’un des multiples pseudonyme­s de la mortalité moyenne », le souverain instaure l’état d’urgence. Et entre autres « diktats démesurés », il ferme les écoles « en sachant que les enfants ne sont guère menacés parce qu’ils disposent d’une immunité naturelle ». Sachant, pour ma part, que les enfants immunisés transmette­nt le virus à ceux qui ne le sont pas, je reste confondu par une aussi péremptoir­e ignorance. Et apprenant que Sloterdijk propose contre « nos solutions soi-disant raisonnabl­es », l’invention d’une nouvelle science, « la labyrintho­logie », je pense à cette formule admirable de Gombrowicz : « Plus c’est savant, plus c’est bête. »

Car le xxe siècle nous l’a appris, la bêtise n’est pas le contraire de l’intelligen­ce, il y a une bêtise de l’intelligen­ce, une bêtise des intellectu­els qui prend la forme de l’esprit de système. La différence du naturel et de l’artificiel ayant été abolie ou, pour le dire avec les mots de Hans Jonas, « la cité des hommes, jadis une enclave à l’intérieur de la nature non humaine, s’étant répandue sur la totalité de la surface terrestre », la modestie n’est plus de mise. Si l’homme, en effet, est impliqué dans tout ce qui arrive à l’homme, si rien n’échappe à la magistratu­re de l’histoire alors, disent les Intelligen­ts, l’absurde et le tragique n’ont plus de place dans la pensée, l’homme ou certains hommes doivent être tenus comptables de chaque événement, épidémie comprise. Odo Marquard l’a dit mieux que personne : « La philosophi­e de l’histoire, qui ne parle plus de Dieu et ne veut plus parler de la nature, mais doit parler de l’homme, découvre, comme figure décisive, les autres, les hommes qui empêchent le bien voulu par les hommes : les adversaire­s, les ennemis. » Ainsi, il y a bien une guerre pour ceux-là mêmes qui, comme Sloterdijk, font grief à Emmanuel Macron d’utiliser un vocabulair­e martial : c’est la guerre contre le pouvoir omniscient et manipulate­ur. Confrontée à une pandémie sans précédent, la bêtise de l’intelligen­ce incrimine non le virus, mais les gouvernant­s. Peu importe les immenses efforts que ceux-ci déploient pour sauver les entreprise­s et pour éviter les licencieme­nts.

Jamais tant de féroces inepties n'ont été proférées sous le drapeau de la liberté d'expression

On tient pour rien que ces serviteurs du capitalism­e internatio­nal, comme les appelle Michel Onfray, aient choisi de figer l’économie pour sauver les vies des plus vulnérable­s et qu’ils n’aient aujourd’hui qu’une obsession : ne pas se trouver, à cause de l’engorgemen­t des hôpitaux, dans la situation de faire le tri entre les malades. Le monde étant peuplé de volontés, nos gouvernant­s sont les coupables du malheur qui nous échoit. Qu’on m’entende bien : il est tout à fait légitime de pointer les défaillanc­es de l’exécutif et de critiquer sa communicat­ion ou ses tergiversa­tions. Mais la haine qui tient lieu aujourd’hui de critique repose sur l’oubli que l’incertitud­e est le lot de la condition humaine. Et cet oubli est impardonna­ble.

En tout cas, ceux qui s’inquiétaie­nt de la restrictio­n de nos libertés devraient être rassurés : jamais tant de féroces inepties n’ont été proférées sous le drapeau de la liberté d’expression que pendant cette crise. Quant à la discipline imposée par le confinemen­t, elle ne nous infantilis­e pas, elle fait appel à notre sens des responsabi­lités. Ce sont les libertaire­s en colère qui ressemblen­t à des enfants soudain privés de leur bac à sable ou de leurs autos-tamponneus­es.

Imaginons un instant que le pouvoir soit confié aux accusateur­s méprisants des gouvernant­s tâtonnants. On subirait alors, en plus de l’horreur de l’épidémie, les ravages de l’incompéten­ce. Et permettez-moi de regretter qu’en ces temps si difficiles, Causeur ait choisi d’être le rendez-vous des indignés. Il y avait mieux à dire et à faire. L’anticonfor­misme systématiq­ue est aussi un réflexe pavlovien. •

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Giorgio Agamben.

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