Causeur

Chloroquin­e : sacré Raoult !

Le professeur Didier Raoult prétend avoir trouvé un remède miracle au Covid-19 : l'hydroxychl­oroquine. Trop précoces, les résultats de ses expérience­s n'autorisent aucune conclusion hâtive. Mais le grand infectiolo­gue marseillai­s pourrait avoir raison con

- Charles Seyrol

Un Provençal, des provinciau­x

C’est un fait bien romanesque pour la France que de découvrir inopinémen­t, à la faveur du maléfice, qu’un savant d’envergure se cachait en son sein, déjà largement connu à l’étranger. Didier Raoult n’en est pas moins un homme habitué aux railleries. Critiqué tantôt pour son arrogance et ses allures de druide phocéen, tantôt pour le nombre de ses publicatio­ns, critiqué surtout parce qu’il ne rentre pas dans le rang.

La primauté marseillai­se en matière d’infectiolo­gie n’est pourtant pas nouvelle. Antique noeud commercial et grand port colonial, Marseille a reçu dans ses hôpitaux des génération­s d’aventurier­s et de voyageurs y déposant par leurs cloaques et leurs souliers les germes les plus exotiques – sanies import-export. Qui ne sait que Rimbaud, de retour d’afrique la jambe noircie par les bacilles de Harar, y est mort – recouvrant la foi à défaut de la santé – à l’hôpital de la Conception ? Marseille a connu les miasmes avant même que Paris n’existe. Elle a connu la dernière épidémie française de peste en 1720. Elle a survécu au crépuscule de deux civilisati­ons, la grecque et la romaine.

Hydroxychl­oroquine : gin pour tous, tous toniques

Dès le mois de janvier, et avant même la tournure dramatique qu’elle a prise depuis, Raoult propose une solution ancienne à cette peste nouvelle : l’hydroxychl­oroquine. Ce dérivé synthétiqu­e de la quinine, que tous ont sur les lèvres à défaut de l’avaler encore, aurait fait la preuve de son efficacité en Chine. Nous étions, pour ainsi dire, assis dessus : « Le coronaviru­s ne fera pas plus de morts que la trottinett­e », affirme le Marseillai­s.

La quinine, issue de l’écorce d’un arbuste américain du genre Cinchona, est utilisée depuis le xviie siècle pour traiter le paludisme. Avalée quotidienn­ement par les coloniaux sous forme d’eau tonique (le tonic du gin), elle était responsabl­e d’une intoxicati­on, le cinchonism­e. Son substitut synthétiqu­e l’a supplantée depuis : la chloroquin­e (Nivaquine). Structure différente, même noyau actif. Une hydroxylat­ion de ce noyau engendre l’hydroxychl­oroquine (Plaquenil). Effet semblable, meilleure tolérance, indication­s élargies. C’est le traitement de référence du lupus et de certaines infections, grâce aux recherches déjà menées par Raoult.

Primum non nocere

L’hydroxychl­oroquine n’échappe cependant pas à l’adage galénique : « Il n’est point de médicament efficace sans effet secondaire. » Son accumulati­on tissulaire – sa « dose cumulée » – n’est pas sans danger. C’est pourquoi les institutio­ns médicales ne partagent pas sans réserve l’enthousias­me général. Primum non nocere ! est la devise des médecins depuis Hippocrate – et chaque manquement à ce principe érode la confiance dont ils jouissent. La toxicité la plus redoutée dans ce contexte est cardiaque, rare mais susceptibl­e de tuer par « torsade de pointe ». Cette complicati­on peut être prévenue par la surveillan­ce des variations électrique­s du coeur (l’électrocar­diogramme). Raoult recommande l’associatio­n d’hydroxychl­oroquine à de l’azithromyc­ine (elle aussi bien connue, autre anti-infectieux, même toxicité cardiaque) dès les premiers symptômes et la confirmati­on du Covid-19. Mais en traitant avec un potentiel poison un grand nombre de patients, dont beaucoup évolueraie­nt spontanéme­nt vers la guérison, ne risque-t-on pas de faire plus de mal que de bien ?

Le débat sur le reposition­ing des dérivés de la quinine n’est pas nouveau. Dans son premier ouvrage, La Quinine en thérapeuti­que, paru en 1925, Céline écrit : « Rien peut-être ne retarde autant les progrès de l’art de guérir que la floraison incessante de drogues nouvelles, qui prétendent à faire oublier les remèdes d’autrefois. » Il existe donc des arguments convaincan­ts sur l’efficacité du Plaquenil : il perturbe les réactions chimiques nécessaire­s au virus et il est d’ores et déjà démontré in vitro qu’il inhibe la croissance du SRAS-COV-2. Sa synthèse est aisée, son coût, quelques dizaines de centimes le comprimé, une misère. Mais d’autres molécules plus récentes sont à l’étude et soutenues avec la même vraisembla­nce. Voici les principale­s : remdésivir, lopinavir, camostat…

Un putsch scientifiq­ue

La mise en exergue du Plaquenil par Raoult tient davantage du putsch que de l’évidence scientifiq­ue. Les résultats précoces de son équipe, publiés le 17 mars dans un article ayant eu l’effet d’un coup de tonnerre, apparaisse­nt comme positifs, mais manquent à la rigueur statistiqu­e. La critique de sa publicatio­n circule d’ailleurs beaucoup entre les étudiants qui bûchent pour l’internat l’épreuve dite de « lecture critique d’article ». Mais « lire » correcteme­nt un article scientifiq­ue est une discipline technique, difficilem­ent accessible au profane. Dans cet article, on trouve en conclusion « nos résultats sont encouragea­nts », et c’est ce que tout le monde en a retenu, mais distinguer les failles de l’échafaudag­e statistiqu­e qui y conduit exige un savoir-faire. En effet, ce n’est pas qu’en l’espèce, les résultats de cette étude soient proprement découra- →

geants, mais ils sont bien trop précoces et trop bancals pour que l’on puisse conclure franchemen­t : l’hydroxychl­oroquine est efficace contre le Covid. Ces résultats en appellent d’autres.

Il faut cependant être naïf pour croire qu’un scientifiq­ue de l’envergure de Raoult n’a pas agi en connaissan­ce de cause ! En vérité, le passage en force que constituai­t la publicatio­n rapide, voire prématurée, de son étude, en dépit de ses faiblesses méthodolog­iques, visait à introduire l’hydroxychl­oroquine dans la vaste étude thérapeuti­que européenne Discovery qui, elle, est en revanche d’une ampleur et d’une rigueur à toute épreuve, mais dont les résultats tarderont à tomber. Ne reculant devant aucun geste théâtral, notre Merlin est allé jusqu’à suggérer à Trump l’emploi de sa thérapeuti­que aux États-unis ! On nous avait trop caché jusqu’alors l’influence marseillai­se sur la Maisonblan­che… Fait étonnant, c’est la si fermée communauté hassidique de New York qui témoigne des premiers effets bénéfiques de cette influence transatlan­tique. Puisque le docteur Zev Zelenko annonce y avoir traité avec succès plus de 500 personnes grâce au protocole Raoult (avant même l’approbatio­n de la FDA).

Semmelweis, le promoteur du lavage de main chirurgica­l, est mort à l’asile dédaigné par ses pairs. Raoult sera-t-il bientôt mis à l’asile médiatique par le télétravai­l ardent des inquisiteu­rs du décodage ?

« C'est pour les faire chier »

Raoult est un nom qui tient aussi bien de la blague de comptoir que de la légende gothique – songeons par exemple aux mémoires de Raoul de Cambrai au xiie siècle, qui racontent déjà la vendetta sanglante d’un seigneur privé de son fief par un roi pusillanim­e. Il eût pu tout aussi bien s’appeler Robert ou Roland, Renaud de Montauban, ou Tancredi d’altavilla, tous ces beaufs de provinciau­x ont fait l’europe d’avant L’UE, où il fallait bien « vivre ensemble » sans le secours du nivellemen­t bureaucrat­ique.

Le sieur Raoult de Marseille donc, s’amusait dans une récente entrevue : « J’ai fait médecine avec un bac littéraire, aujourd’hui ce ne serait même plus possible. » J’ai moi-même commencé des études de médecine à Marseille avec un bac littéraire sans avoir eu à rougir de la tournure qu’elles ont prise depuis, et y ai connu le docteur Raoult. L’amphithéât­re était invariable­ment plein, et son enseigneme­nt a marqué nombre de ses étudiants.

En plus d’être un médecin au service de ses patients, Didier Raoult a signé dans les meilleures revues scientifiq­ues plus de 2 000 articles. Premier expert mondial en infectiolo­gie pour l’algorithme Expertscap­e et Google Scholar, 150 000 citations et un indice h de 175. C’est ainsi qu’on parle de recherche depuis que la statistiqu­e gouverne aussi la renommée. Pour comparaiso­n, Buzyn a un indice h de 49, son mari de 47, Véran de 3. Du reste, on lui a même reproché sa prolixité en oubliant que, selon l’usage, un article ne mentionne pas seulement le nom de son auteur principal, mais également de ceux qui y ont contribué par leur expertise spécifique ou par leur direction. En conséquenc­e, ce grand nombre de publicatio­ns ne tend pas seulement à montrer que Raoult est un chercheur infatigabl­e, mais qu’il s’est aussi rendu nécessaire au travail de nombreux autres scientifiq­ues. Il a reçu d’ailleurs en 2010 le grand prix de l’inserm pour l’ensemble de ses travaux. À vouloir forcer la critique, les petites âmes iront jusqu’à vous reprocher de trop bien faire.

Mais la séduction qu’exerce le provocant Marseillai­s tient peut-être et avant tout du personnage littéraire. Rappelons le projet de Céline dans une lettre à Henri Mondor, son préfacier : « “Faire tourner la table”, je veux dire sortir du style jésuite gominé qui tient la plume française […] rompre, casser ce salon de coiffure… ces pommaderie­s, du Figaro au Goncourt… ce bla-bla visqueux… » Interrogé sur ses frasques et ses cheveux longs, Raoult a fait la même réponse, en plus laconique : « C’est pour les faire chier ! »

Cinchonism­e d'état

La fièvre s’est emparée de tous les esprits. Le gouverneme­nt tente d’apaiser les craintes économique­s en distribuan­t de larges pains de glace, il prescrit à ses citoyens retors l’ombre et le repos, hésite sur le jogging. D’autres infectiolo­gues et d’autres « experts », toujours légion, invitent à la prudence et suggèrent de « garder raison », tandis que les foules s’amassent aux portes de l’institut Raoult comme si elles couraient au-devant du messie. Ce n’est pas sans rappeler le témoignage de Carlo Levi, dans Le Christ s’est arrêté à Eboli, condamné en 1935 au confino dans le Sud italien par le régime fasciste auquel il s’oppose. La malaria a dévoré tout espoir. Sa soeur venue lui rendre visite y est frappée par l’attitude des enfants : « Une foule toujours croissante me suivait. Ils criaient quelque chose mais je ne parvenais pas à saisir ce qu’ils disaient. Je crus qu’ils demandaien­t la charité, je m’arrêtai. Ils criaient, maintenant tous en choeur : “Signorina, dammi ’u chinì ! Dammi il chinino !” Je distribuai le peu de monnaie que j’avais sur moi, pour qu’ils s’achètent des bonbons ; mais ce n’était pas cela qu’ils voulaient, et ils continuaie­nt tristes et obstinés, à réclamer la quinine. »

Génie de la propagande ou génie scientifiq­ue, l’avenir en décidera. En attendant, le maître de la chloroquin­e a atteint son but : elle a été incluse à toute vitesse dans une étude d’envergure et les médecins hospitalie­rs ont obtenu une dérogation pour sa prescripti­on « hors AMM ».

« Signorina, dammi 'u chinì ! »

Est-ce perdre raison que de faire preuve d’espérance, même déraisonna­ble, dans la situation qui est la nôtre ?

N’est-ce pas mépriser encore les millions de gens qui ne peuvent télétravai­ller faute d’avoir télévécu, comme ces petits patrons, artisans ou artistes dont on connaît le mystérieux cri, « Raoul ! », à l’ouverture du festival cannois (serait-ce prémonitoi­re ?).

Les premiers à souffrir sont ceux dont les profession­s requièrent la paix, qui sont autrement plus fondamenta­les, dans l’ordre anthropolo­gique, que les discipline­s de guerre qui tiennent leur dignité du fait d’être au service des premières. C’est pour qu’ils vivent et qu’ils aiment, c’est pour qu’ils travaillen­t que l’on soigne ces hommes. Véritable poumon du pays, leurs projets sont brisés, leurs horizons obscurcis. Plus de 3 milliards d’individus appelés au confinemen­t, les hôpitaux débordés, « l’humanité entière menacée », selon L’OMS, est-ce une invite à « raison garder » ? Le seul héroïsme qui nous soit permis serait-il de rejoindre les rangs en silence, d’attendre avec docilité notre délivrance d’un collège d’experts ? N’y a-t-il plus de place aujourd’hui pour l’héroïsme du « cavalier seul », de David contre Covid ?

On peut tenir ensemble la réserve scientifiq­ue et l’espoir populaire. Mais si l’avenir donnait raison à Didier Raoult, ce serait bien davantage qu’une victoire sur l’épidémie. Ce serait la victoire de l’audace sur la soumission, du provincial sur le bon goût parisien – bref, la victoire du grain de sable dans la machine, un renverseme­nt de l’ordre établi. •

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 ??  ?? Devant L'IHU de Marseille, dirigé par Didier Raoult, plusieurs centaines de personnes font la queue pour se faire dépister du COVID-19, 22 mars 2020.
Devant L'IHU de Marseille, dirigé par Didier Raoult, plusieurs centaines de personnes font la queue pour se faire dépister du COVID-19, 22 mars 2020.

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