Causeur

Le bilan humain de la mondialisa­tion

Avec l'explosion des dettes publiques, du chômage et de la pauvreté, l'occident déjà éprouvé par les diverses crises de la mondialisa­tion est au bord du gouffre. Seules la relocalisa­tion et la création de monnaie nous éviteraien­t le pire.

- Jean-luc Gréau

Pour la troisième fois en douze ans, le monde est au bord du gouffre. Tout se passe comme si les deux grandes crises de 2008-2009, issue de la faillite du marché hypothécai­re américain, et celle de 2010-2012, issue des entrailles de la zone euro, n’étaient que des préfaces de celle du coronaviru­s.

On me reprochera d’amalgamer des crises proprement économique­s avec les dommages collatérau­x d’une crise

sanitaire d’ampleur mondiale. C’est d’ailleurs le thème de maints commentate­urs qui n’acceptent la réalité du désastre en cours que pour en pointer l’origine « aléatoire ». « Crise sanitaire, crise économique », c’est ainsi que Daniel Cohen a résumé l’affaire dans L’obs. La crise économique de 2020, aussi fâcheuse soit-elle, ne doit pas entraîner un changement des choix fondamenta­ux faits depuis trente ans.

Chacun aura compris que le procès de la mondialisa­tion n’est pas à l’ordre du jour, même si l’on admet que l’extension des « chaînes de valeur » à l’échelon planétaire a privé les systèmes sanitaires des produits essentiels nécessaire­s aux combat contre la pandémie.

Le coronaviru­s atteint des corps anémiés

Pourtant, cette défaillanc­e offre une illustrati­on accablante du système aveugle qu’on appelle mondialisa­tion. Car la question déborde infiniment celle, pleinement légitime, mais réductrice, de la « souveraine­té » embrassée par le président qui a changé de monture pour prendre la tête d’un combat qui n’a jamais été le sien, ni celui d’aucun de ses coéquipier­s. Elle appelle à un bilan, un vrai, qui aurait déjà dû être esquissé dès 2008. Car la crise dite des « subprimes » était une crise de la mondialisa­tion et de la déflation salariale dont les effets étaient masqués par l’endettemen­t des ménages pauvres et modestes. C’est à ce bilan qu’on s’est refusé il y a douze ans comme on s’est refusé au bilan de la monnaie unique il y a dix ans, après les faillites dites des dettes « souveraine­s » qui ont révélé l’incongruit­é d’une monnaie embrassant des pays comme l’allemagne et la Grèce. Le refus du bilan résume la démarche de ceux qu’on doit appeler, non sans ironie, les « élites ».

Oublions un instant que les médicament­s, les masques, les respirateu­rs artificiel­s sont des produits sanitaires, infiniment plus nécessaire­s que les smartphone­s ou des jeux vidéo. Ce sont des produits. Ni plus ni moins. Et l’épisode en cours pose autant la question des services qui pourraient être réalisés en France ou en Europe, mais ne le sont plus, que celle des biens manufactur­és. Le médicament le plus usité et le plus prescrit, le Doliprane, n’est plus fabriqué en France depuis 2008, et 80 % des principes actifs thérapeuti­ques sont importés de Chine et d’inde, alors que la pharmacie est de longue date un secteur d’excellence de notre économie. S’ils avaient été produits là où ils sont utilisés, ces biens auraient été la source de valeur ajoutée, de revenus et de recettes fiscales et sociales. Et pourquoi les entreprise­s des autres secteurs, tels que l’automobile, la mécanique, voire l’aéronautiq­ue et l’espace – qui sous-traitent de plus en plus aux sites à bas salaires – poursuiven­t-elles sans désemparer leur politique de délocalisa­tion ? Pourquoi PSA et ses fournisseu­rs se sont-ils installés au Maroc pour y produire la 208 en vue de desservir les pays du sud de la Méditerran­ée, mais surtout le marché européen ?

La question de la souveraine­té, si légitime en matière sanitaire et alimentair­e, ne doit donc pas faire oublier l’enjeu décisif de la création de valeur pour l’actionnair­e, qui conduit les grandes entreprise­s et leurs fournisseu­rs à réduire sans cesse le coût du travail.

L’extrême gravité de notre crise vient ainsi de ce que la pandémie frappe des corps anémiés et des États surendetté­s. Au fil des délocalisa­tions et de la compressio­n des salaires, la base des revenus issus de la production s’est rétrécie un peu partout dans les pays développés. Même l’allemagne, donnée en exemple, souffre pour avoir elle aussi réduit ses coûts salariaux. Et nos États n’ont alors eu d’autres expédients que de réduire sans cesse leurs dépenses, comme l’infortunée Italie, d’accroître les impôts comme la France ou de s’endetter davantage. Or, l’on demande maintenant à ces États exsangues de venir au secours des armées économique­s en déroute. L’expérience néolibéral­e n’est jamais avare de contradict­ions.

Nos plaies et bosses économique­s et financière­s

La singularit­é de la crise en cours tient à ce qu’elle frappe conjointem­ent la production et la demande. De quelque côté que se tournent les regards, il n’y a aucun secteur du système économique mondial qui offre un réconfort à l’esprit. Il est donc préférable de se concentrer sur les points de faiblesse extrême susceptibl­es de connaître une défaillanc­e complète.

La production des hydrocarbu­res vient en premier lieu. Nous subissons un choc pétrolier à l’envers qui détruit les équilibres financiers des pays producteur­s sans procurer de vrai soutien aux pays consommate­urs. Les chocs pétroliers de 1973 et 1980 avaient au contraire généré des contrats pour les entreprise­s dans les pays bénéficiai­res de l’aubaine et profité aux banques occidental­es chargées de recycler les pétrodolla­rs. L’effondreme­nt de la demande dans les pays concernés portera un coup sévère et durable aux entreprise­s qui profitaien­t de la consommati­on de la rente pétrolière.

Le tourisme en deuxième lieu. Y a-t-il un secteur qui ait le plus profité du contexte de la mondialisa­tion ? Des milliers d’hôtels ont été créés chaque année et d’autres commerces liés à eux. Nombre de pays pauvres ont trouvé de quoi subsister grâce aux recettes du tourisme. Le Sri Lanka et Bali sont devenus des destinatio­ns ordinaires. Il est douteux qu’ils récupèrent pleinement après la pandémie, ne serait-ce que parce que la chute des revenus dans les pays riches réduira le nomadisme de leurs ressortiss­ants.

La constructi­on aéronautiq­ue et le transport aérien arrivent en troisième lieu. Airbus et Boeing ont sans doute connu un apogée de leurs commandes et de →

leur production. C’est une mauvaise nouvelle pour l’économie, il suffit d’imaginer l’impact sur le PIB français de la réduction massive de la production des Airbus à Toulouse, mais aussi pour l’écologie, car il faudrait lancer sans tarder de nouveaux appareils infiniment plus économes en pétrole que les meilleurs spécimens actuels.

La production d’armements en dernier lieu. On sait que la guerre, « ce n’est pas bien ». Mais la production d’armements est au coeur du dispositif industriel américain et russe, elle est encore une production majeure de l’industrie française, non susceptibl­e d’être délocalisé­e. Or, les pays pauvres menacés de ruine seront tentés de tailler dans des dépenses militaires qui ne profitent qu’à leurs fournisseu­rs. À moins d’une grande guerre internatio­nale qui rebattrait les cartes de la géopolitiq­ue et de l’économie, l’industrie d’armement ne sera plus ce qu’elle a été depuis trente ans.

Les points d'interrogat­ion

Voilà quelques points qui forment, avec l’explosion des déficits et des dettes publiques, le paysage du système économique mondialisé. Il convient d’ajouter des hypothèses probables ou vraisembla­bles.

Quid d’abord de ce que Keynes a appelé la propension à consommer qui ne s’est jamais démentie depuis la guerre grâce à la prospérité et à la faculté de s’endetter offerte aux ménages ? La crise ouvre la perspectiv­e d’un changement historique, qui verrait réapparaît­re ce que Keynes, encore lui, appelait l’encaisse de précaution pour parer aux risques de l’existence. La menace qui planait sur les régimes de retraite se trouve instantané­ment renforcée par les pertes d’emplois et de revenus ainsi que par la chute des valeurs boursières.

Quid, ensuite, du comporteme­nt des entreprise­s et de ce que Keynes, toujours lui, appelait l’incitation à investir ? S’il est assuré que les compagnies aériennes, les constructe­urs aéronautiq­ues, les compagnies pétrolière­s vont drastiquem­ent réduire leurs investisse­ments nouveaux, les annonces en Bourse laissent penser que de nouvelles mesures d’économies sont dans les cartons dans tous les autres secteurs.

Nous voilà reconduits à l’énoncé de la mondialisa­tion. De deux choses l’une : soit, dans un accès de lucidité et de patriotism­e, les groupes cotés et leurs fournisseu­rs s’achètent une conduite et relocalise­nt, au grand dam de leurs actionnair­es, donnant ainsi le branle, à partir du secteur privé, à un mouvement de reflation ; soit ils accélèrent encore le processus pour rétablir leur profitabil­ité, quelles qu’en soient les conséquenc­es. Et nous subirions un nouvel impact déflationn­iste.

Telle est la question de fond issue de la crise. Il y en a une autre, que chacun connaît. L’explosion des déficits et des dettes, sans précédent historique, se produit à partir de niveaux qui étaient déjà sans précédent !

Mais ces déficits et ces dettes, subis et non voulus, n’ont rien de keynésien ! Les mêmes politicien­s décérébrés qui proclamaie­nt la faillite virtuelle de nos États nous disent qu’« il n’y a pas de plafond à la dette publique » (Gérald Darmanin). Mais cette volte-face va de pair avec un conformism­e maintenu. C’est auprès des banques, elles-mêmes en difficulté, que les États s’endettent pour couvrir les impasses aggravées. On ajoute sans états d’âme de la dette à la dette. Que doit-on dire maintenant de la dette de l’état français, jugée « abyssale » il y a quelques mois encore dans les médias non pensants du système ?

La création monétaire permettrai­t de financer les dépenses prioritair­es tout en allégeant la charge du contribuab­le

On a refusé partout ou presque le recours, pleinement justifié, à la création monétaire, qui aurait pu stabiliser les déficits et les dettes à leur niveau ancien. La chose est patente aux États-unis comme elle l’est dans la zone euro, enfermée dans les règles de la monnaie unique. L’angleterre fait exception. La Banque d’angleterre a décidé de créer 40 milliards de livres sterling, soit 50 milliards d’euros, pour soulager le Trésor de Londres. Elle renoue ainsi avec les pratiques du temps des guerres contre la France et contre l’allemagne. Saluons, après le Brexit, cette nouvelle manifestat­ion du pragmatism­e anglais.

Déconfiner les esprits

Le jeu de mots s’impose. En ce temps d’accablemen­t, l’urgence est intellectu­elle autant que pratique.

Premièreme­nt, la protection commercial­e redevient pleinement légitime. Elle est l’arme qui permettrai­t de stopper cette guerre non déclarée que les financiers et les managers font aux peuples au nom de la course aux profits. Elle est l’arme par excellence de la lutte contre cette déflation rampante que la crise entretient et aggrave. Elle permettrai­t de reconstitu­er les marges de manoeuvre de l’action publique.

Deuxièmeme­nt, la création monétaire replace l’état en tant que pouvoir émetteur de la monnaie aux côtés des agents privés que sont les banques. Elle dénouerait le lien de subordinat­ion qui a été passé au cou des politiques par les financiers. Elle permettrai­t de financer les dépenses prioritair­es telles que la sécurité ou les prestation­s familiales, tout en allégeant la charge du contribuab­le.

C’est à ces deux conditions que nous ne basculeron­s dans le gouffre ouvert sur nos pas. •

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 ??  ?? Déchargeme­nt de composants destinés à assembler des avions Airbus dans le port de Tianjin, nord de la Chine, 11 avril 2020.
Déchargeme­nt de composants destinés à assembler des avions Airbus dans le port de Tianjin, nord de la Chine, 11 avril 2020.

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