Causeur

Le coût de la vie

- Ariel Beresniak

Pour répondre aux besoins sanitaires illimités d'une population angoissée, l'état-providence dispose de ressources limitées. À l'heure où la mort est devenue inacceptab­le, la puissance publique doit définir des priorités. Et évaluer le coût de chaque vie sauvée.

Dans une situation de pandémie, il est compréhens­ible que les besoins en santé d’une population angoissée soient illimités. Les ressources restant limitées, cette demande exponentie­lle révèle l’existence d’un domaine que la plupart d’entre nous ignorent : l’économie de la santé. Comme l’a écrit Michel Foucault, il s’agit « de la mise en rapport d’une demande infinie avec un système fini. […] Il va falloir décider que telle maladie, tel type de souffrance ne bénéficier­ont plus d’aucune couverture, que la vie même dans certains cas, ne relèvera plus d’aucune protection. […] C’est à cet endroit qu’une certaine rationalit­é devient elle-même scandale. » Cette citation renvoie à l’une des principale­s caractéris­tiques de notre civilisati­on postmodern­e : l’exigence du risque zéro, la transforma­tion de la maladie, de la souffrance et de la mort en scandales inacceptab­les. Pour ceux qui sont

supposés répondre à cette attente – les profession­nels de la santé, ainsi que ceux qui les financent et les contrôlent –, c’est une sacrée gageure.

La question du prix de la vie humaine a commencé à être étudiée de façon théorique dans les années 1970 avec l’avènement de l’état-providence. Il ne s’agissait pas de coller une étiquette de prix sur des personnes, mais d’optimiser les ressources disponible­s pour sauver le plus de vies possible. Après un quart de siècle d’investisse­ments prioritair­es dans les structures, les équipement­s et le personnel, une question s’est imposée face à l’augmentati­on de la part des dépenses de la santé dans les PIB des différents pays occidentau­x : quelle stratégie permet d’utiliser au mieux les moyens à notre dispositio­n pour sauver une vie ? De telles évaluation­s deviennent d’autant plus utiles que le déficit de l’assurance-maladie se creuse et que les finances publiques servent de garantie. Il devient donc urgent de pouvoir identifier les meilleures mesures de santé publique en termes de rapport coût/efficacité.

En posant des questions nécessaire­s à la formulatio­n de priorités, l’économie de la santé se trouve confrontée à l’éthique. Les profession­nels de la santé le savent bien, eux qui s’y frottent au quotidien et font des arbitrages au cas par cas. Mais à l’échelle d’une nation, il revient à la puissance publique de définir les priorités sanitaires. Les gouvernant­s sont alors tentés d’imposer leurs choix, quitte à s’enfoncer dans une dérive techno-dictatoria­le loin des débats démocratiq­ues. Il est ainsi très facile de trouver des fondements scientifiq­ues aux politiques imposées par le pouvoir. Tous les dictateurs ont eu leurs conseiller­s scientifiq­ues !

Ces choix, y compris en temps de crise, sont souvent le produit de rapports de forces entre technocrat­es, politiques et acteurs économique­s. Sélectionn­er quel patient sera admis en réanimatio­n ou aura accès à un respirateu­r au détriment d’un autre, c’est décider que la vie de tel jeune adulte primera sur celle d’une personne âgée, ou bien qu’un chargé de famille sera prioritair­e sur un célibatair­e. Ces situations, arbitrées in fine par les équipes soignantes, obéissent à des choix politiques qui imposent des priorités en matière d’allocation des moyens. Tout ne se réduit d’ailleurs pas à l’argent, comme le montre le cas du numerus clausus. Dès le début de la crise sanitaire du Covid-19, des conflits entre familles de malades se disputant l’accès à l’unique ECMO (Extracorpo­real Membran Oxygenatio­n) ont éclaté au seuil des services de réanimatio­n. Il faut dire que la prise en charge par cette machine rare et sophistiqu­ée peut durer plusieurs semaines, en privant les autres malades de l’opportunit­é d’être maintenus en vie. Et c’est ainsi que, BFMTV aidant, la France entière assiste médusée à un séminaire en économie et politique publique de la santé…

Par la même occasion, la population découvre que la vie peut avoir un coût et servir de base à des calculs macroécono­miques. L’insee estime, par exemple, le coût mensuel du confinemen­t imposé à la population française à 35 % du PIB, c’est-à-dire 75 milliards d’euros par mois. Si l’on considère que le nombre de décès a progressé de 15 000 cas en un mois de confinemen­t, on peut supposer que cette mesure coercitive de santé publique en a évité autant. Chaque mort évité aura donc coûté à la société 5 millions d’euros. Ce calcul productivi­ste fondé sur la perte de PIB est très théorique. Tout décès a un coût pour la société, approximat­ivement calculé sur la base de ce qu’aurait pu apporter l’individu à la société s’il était resté en vie. Reste que le coût des vies sauvées est d’autant plus élevé que chaque journée supplément­aire de confinemen­t aggrave la violence de la crise économique. Et cette crise aura indubitabl­ement des conséquenc­es en termes de vies humaines et de santé publique.

Ces chiffres révèlent nos priorités inavouées. Jusqu’à la pandémie actuelle, les équipes soignantes avaient tendance à prendre en considérat­ion, plus ou moins consciemme­nt, le critère de l’âge pour adapter le niveau d’intensité des soins au pronostic et à l’espérance de vie. On peut se demander si le gouverneme­nt aurait agi aussi vigoureuse­ment pour sauver les 15 000 personnes âgées décimées par la canicule de l’été 2003, que pour protéger les mêmes contre le Covid-19 (l’âge moyen de décès avoisinera­it les 81 ans en France). Cette observatio­n suggère qu’aux yeux des décideurs publics, la vie d’une personne identifiée, par exemple hospitalis­ée en service de soins intensifs, a beaucoup plus de valeur que celle d’une personne anonyme qui décéderait toute seule chez elle d’un coup de chaleur. Et pour cause : on pourrait plus aisément leur reprocher leur inaction dans le premier cas. Cela aboutit à des absurdités économique­s, uniquement compréhens­ibles sur un plan psychologi­que, voire électorali­ste.

Il est par exemple admis de dépenser des sommes très importante­s pour aller chercher une personne en danger imminent (disparue en montagne, enfouie sous les décombres d’une mine, bloquée dans un tunnel), ou même pour sauver des animaux en danger, mais uniquement si ceux-ci sont considérés comme sympathiqu­es. En 1988, trois baleines prisonnièr­es de la banquise en Alaska ont déclenché la plus coûteuse opération de sauvetage jamais entreprise. Les animaux à la réputation moins enviable comme les gros reptiles (crocodiles marins, dragons de Komodo, cobras…) n’ont jamais eu cette chance… De même, en économie de la santé, la puissance publique favorise les investisse­ments qui plaisent aux électeurs ou réduisent au maximum sa responsabi­lité.

Dans cette perspectiv­e, le projet Fluresp, financé par la Commission européenne lors de la pandémie de grippe H1N1 en 2009, est à ce jour la seule étude au monde comparant le coût et l’efficacité de 18 mesures de santé publique contre la grippe pandémique. Ses →

Le codage de L'ARN du virus ayant été diffusé par les scientifiq­ues chinois fin janvier, il était relativeme­nt facile pour les laboratoir­es européens de fabriquer rapidement des tests

résultats démontrent que la stratégie la plus efficace en termes de réduction de la mortalité pour les premières phases d’épidémie (ce qui correspond à la situation en France entre fin janvier et mi-mars) a été l’introducti­on de nouveaux équipement­s comme les ECMO dans les services de réanimatio­n. Ces appareils permettent de lutter efficaceme­nt contre le syndrome de détresse respiratoi­re aiguë (SDRA) dont souffrent des malades de Covid-19 en oxygénant le sang par l’extérieur, quand les simples respirateu­rs deviennent inefficace­s sur des poumons gravement atteints.

Quand la situation s’aggrave et qu’une pandémie est en cours (comme en France depuis mi-mars), la stratégie la plus efficace consiste à réduire les infections secondaire­s (fermeture des écoles, des transports publics, annulation des événements à forte concentrat­ion de population). La stratégie de confinemen­t total d’un pays n’a pas été testée, car l’assignatio­n à domicile dans un même foyer de personnes potentiell­ement contaminée­s et non contaminée­s est une mesure inédite qui n’a jamais été jugée apte à réduire les infections secondaire­s !

Ces prochaines années, les mesures de santé publique imposées durant la pandémie de Covid-19 feront l’objet de très nombreuses évaluation­s en termes de performanc­e, coûts économique­s et conséquenc­es humaines du fait de la désorganis­ation brutale du pays. La population est en droit de se demander pourquoi tant de profession­nels de la santé (chercheurs, hauts fonctionna­ires, OMS et autres organisati­ons internatio­nales), au lieu d’exécuter des plans préparés d’avance et des mesures longuement réfléchies, ont appliqué, notamment en France, une stratégie inédite, jamais discutée, évaluée ou testée.

L’une des raisons pourrait être la suivante : appliquer des stratégies préparées à l’avance suppose la disponibil­ité des moyens nécessaire­s (masques, médicament­s, appareils de réanimatio­n, tests et produits nécessaire­s à leur production). Or, dès fin janvier-début février 2020, il est apparu évident que la préparatio­n logistique à une pandémie par virus respiratoi­re serait impossible, car le premier fournisseu­r mondial de matériel – la Chine – était aussi le premier pays touché par le virus.

Ainsi, il y a trois mois, beaucoup ont fait ce même constat amer. C’était le moment pour les États concernés de déployer leurs capacités de réaction et leur créativité pour produire en urgence les équipement­s absents et se procurer les matériels et les produits manquants. Là aussi, l’économie de la santé, qui s’intéresse aux capacités d’organisati­on et de décision, et non pas uniquement à la quantifica­tion et à la comptabili­té, nous éclaire.

Prenons l’exemple de la production de tests de dépistage du Covid-19, un élément essentiel dans toute stratégie de lutte contre la pandémie. L’absence de ces tests est l’une des raisons du confinemen­t imposé à tout le pays. Le codage de L’ARN du virus, condition sine qua non pour créer des tests, ayant été diffusé par les scientifiq­ues chinois fin janvier, il était relativeme­nt facile pour les laboratoir­es européens spécialisé­s de concevoir et de fabriquer rapidement des tests de détection de L’ARN viral, dont les fameux tests RT-PCR.

Si certains pays ont réussi à produire des tests en quantité pour des programmes de dépistage de la population à grande échelle, c’est parce qu’ils ont su acheter immédiatem­ent les matières premières nécessaire­s à leur fabricatio­n chez des fournisseu­rs étrangers et locaux. Quitte à sortir de la procédure normale d’appel d’offres et à autoriser les centres régionaux à produire leurs propres tests. En temps de crise, des décideurs ont su adapter les procédures à l’urgence de la situation. En l’occurrence, loin d’être parfaits, les tests fabriqués par plusieurs laboratoir­es auraient néanmoins permis une gestion plus fine de la crise. Autrement dit, ils auraient limité la casse. C’est ce qui s’est passé en Allemagne où les directives techniques de production des tests RT-PCR (la « recette ») ont été communiqué­es par l’université de médecine de la Charité à Berlin à l’ensemble des laboratoir­es en région capables de les fabriquer.

Tel n’a pas été le cas en France – sauf à la Fondation Méditerran­ée infection qui a produit ses propres tests sous l’impulsion du professeur Didier Raoult – où les autorités centrales ont préféré attendre l’arrivée incertaine de tests industriel­s RT-PCR certifiés et validés. Des production­s régionales indépendan­tes, comme celle de la Fondation Méditerran­ée infection à Marseille, se sont tout de même développée­s pour faire face aux besoins locaux, sans attendre la disponibil­ité de tests industriel­s. Cela confirme l’origine du problème : non pas tant le manque de capacités techniques que des freins bureaucrat­iques. En tout état de cause, la culture du service public à la française a révélé l’incapacité des autorités à s’adapter à une crise en évolution rapide, de s’affranchir des règles administra­tives nécessaire­s en temps normal, mais dangereuse­s en temps de crise. Bref, notre appareil bureaucrat­ique a tout simplement tardé à changer de logiciel. Aux prises avec cette situation inédite, il aurait fallu accepter de prendre des risques et les assumer. Mais cette façon de procéder n’est pas dans L’ADN de la technocrat­ie française, mise en déroute par un petit morceau D’ARN nommé SARS-COV-2. •

Docteur en médecine, spécialist­e en santé publique et médecine sociale, docteur en mathématiq­ues appliquées. Auteur d'ouvrages de référence tels que : Économie de la santé (Elsevier-masson), Comprendre la pharmacoéc­onomie (John Libbey), Dictionnai­re raisonné des termes des entreprise­s du médicament (Flammarion), Dictionnai­re commenté d'économie de la santé (Masson).

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Des soignants s'occupent d'un patient infecté par le Covid-19, au service de réanimatio­n de l'hôpital Lariboisiè­re à Paris, 27 avril 2020.

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