Causeur

Remigratio­n heureuse

- Sami Biasoni

Depuis l'annonce du confinemen­t, un gros quart des Parisiens aurait quitté la capitale pour rejoindre une maison de campagne. Culpabilis­és et dénoncés comme des agents infectieux, ces bourgeois des villes font tourner l'économie rurale tout en redécouvra­nt les vertus du lien familial.

Il paraît que « la romantisat­ion de la quarantain­e est un privilège de classe1 ». Puisqu’une « première ligne » héroïque risque sa vie au front, qu’une « deuxième ligne » laborieuse assure la logistique malgré les risques de contaminat­ion, il ne faudrait pas que la « troisième ligne », c’est-à-dire la grande majorité d’entre nous – silencieus­e et confinée –, en profite, en plus, pour exacerber les rapports de domination qui meurtrisse­nt en temps normal notre société. À ce titre, d’aucuns ont jugé opportun de conspuer des écrivains pour leurs récits de retraite nantie, d’autres ont brandi de maladroite­s statistiqu­es pour révéler

la dynamique nouvelle du patriarcat confiné ; on n’a, enfin, pas manqué de fustiger le mâle blanc au titre de ses prérogativ­es postcoloni­ales particuliè­rement insupporta­bles2 en temps de crise sanitaire. À cette litanie d’oppression­s, il convient désormais d’adjoindre celle qu’exerce le « Parisien en exode », figure archétypal­e du Français urbain qui a choisi de quitter sa résidence en ville pour les veaux, les vaches, les cochons et les couvées de la verte campagne du printemps. « Nous sommes en guerre », a maintes fois martelé le président de la République dans son discours du 16 mars. Il y a très exactement quatre-vingts ans, confrontés à l’avancée inexorable des troupes allemandes, 8 à 10 millions de civils choisirent de fuir sur les routes pour rejoindre la zone libre ; en l’espace de quelques jours, Paris se vidait alors de près des trois quarts de ses habitants. Aujourd’hui, c’est l’atmosphère méphitique des métropoles que l’on fuit : la promiscuit­é au sein des appartemen­ts ténus, la densité des passants « dérogatoir­es » dans les rues, la saturation des structures de soin et d’approvisio­nnement.

Le petit exode

Selon une étude menée par l’insee au début du mois d’avril à partir des données anonymes fournies par l’opérateur téléphoniq­ue Orange, c’est entre un quart et un tiers de la population de Paris intra-muros qui aurait quitté la capitale, la majorité étant en fait constituée de voyageurs de passage ou de personnes régulièrem­ent domiciliée­s ailleurs (étudiants, travailleu­rs, etc.). Ces chiffres ont depuis été confirmés par l’analyse des consommati­ons électrique­s ou de la production de déchets ménagers effectivem­ent constatées. Et sur l’ensemble du territoire, on estime à près de 2 millions le nombre de personnes qui se seraient déplacées aux premiers temps du confinemen­t. On sait désormais que les départemen­ts les plus impactés (l’yonne, l’ardèche, le Lot…) ont affiché une hausse de leur population contenue, inférieure à 10 %, et que les Parisiens sont loin d’être les seuls à avoir fait le choix de l’exil. Sur l’île de Noirmoutie­r, par exemple, on a tôt fait d’oublier qu’une grande partie des résidences de saison – occupées précocemen­t pour l’occasion – appartienn­ent aux familles de la région nantaise ; il en va de même dans les Alpes où les propriétai­res lyonnais et grenoblois sont légion.

« L’exode pose la question de la disséminat­ion du virus dans d’autres territoire­s », s’inquiétait cependant le ministre de la Santé Olivier Véran. Cette crainte s’est avérée largement infondée dans la mesure où les contacts entre les arrivants et les population­s « locales » sont généraleme­nt restés aussi rares que prudents en raison du confinemen­t. Loin de congestion­ner les hôpitaux de province, que l’on sait moins aptes à absorber des afflux massifs que les établissem­ents des grands centres urbains, les déplacemen­ts intraterri­toriaux ont paradoxale­ment permis d’éviter une sursaturat­ion de ces derniers – le déploiemen­t a posteriori de ponts aériens médicaux depuis les zones sous tension vers d’autres régions l’atteste. Ce qui doit en revanche nous interpelle­r, c’est la gestion désastreus­e, voire l’absence de gestion, des flux qui ont immédiatem­ent précédé ou suivi l’annonce du confinemen­t général ; non pas celle des véhicules particulie­rs, pourtant largement soumis aux contrôles, mais celle des transports collectifs. Les scènes aberrantes de trains ou d’avions bondés ont tant contrasté avec l’effort de distanciat­ion auquel chacun consent chaque jour qu’il s’agit là d’une défaillanc­e majeure au sujet de laquelle il conviendra de rendre des comptes en temps utile.

Les vertus du contenteme­nt

Alors même que l’on ne cesse de seriner qu’il faut promouvoir le tissu économique local et les « circuits courts », on oublie que l’incrément de population en zone rurale est une opportunit­é unique à cet égard. Ne reculant devant aucun anachronis­me – pourvu qu’il serve la doxa militante –, une partie de la presse bienpensan­te a cru bon de fustiger le citadin en goguette exilé, le dépeignant comme la bourgeoisi­e provençale du Hussard de Giono, à l’isolement pendant l’épidémie de choléra de 1832, mais jouissant d’un confort insolent, chèrement monnayé auprès des paysans autochtone­s. Des tensions d’approvisio­nnement ont certes pu être sporadique­ment constatées les premiers temps, mais rien n’indique qu’elles aient été pires à la campagne qu’en ville. La plupart se sont par ailleurs vite et largement résorbées pour laisser place à un nouvel équilibre où, malgré la crise, la « nouvelle clientèle » soutient chaque jour les économies – si fragiles – de nos villages.

Alors même que la post-postmodern­ité revendique avec fracas le primat de l’individu, on assiste aujourd’hui au retour éclatant des vertus du lien familial, socle essentiel de la solidarité d’une nation. Quittant leurs résidences, souvent solitaires, des métropoles, nombreux sont ceux qui ont fait le choix de retrouver leurs proches pour vivre ces longues semaines de retraite imposées. Le Danemark a su, très tôt, organiser la quarantain­e de ses concitoyen­s touchés par le virus ou suspectés de l’être en la déportant hors des centres urbains, alors que nous installion­s des barrages routiers pour repérer et raccompagn­er chez eux les contrevena­nts. « On a voulu, à tort, faire de la bourgeoisi­e une classe, écrivait Hugo, la bourgeoisi­e est tout simplement la portion contentée du peuple » ; on peut s’interroger sur le fait que, cent cinquante ans après Les Misérables, on condamne encore le contenteme­nt au mépris du bon sens. •

1. Cette formule fait référence au cliché anonyme, largement relayé par les réseaux sociaux, d’une banderole déployée au début du confinemen­t en Espagne.

2. Rokhaya Diallo n’a pas hésité à évoquer le « privilège blanc » consistant à disposer du droit au libre déplacemen­t (article du 31 mars 2020, publié par le média turc TRT World). Sami Biasoni chargé de cours à l'essec et doctorant en philosophi­e à L'ENS, auteur de Français malgré eux, Le Toucan, 2020.

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Des passagers à la gare de Paris-montparnas­se, après l'annonce du confinemen­t du pays, 17 mars 2020.

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