Causeur

La surdité des mélomanes

- Philippe Nemo

Sur France Musique, « La Tribune des critiques de disques » fait entendre plusieurs interpréta­tions d'une même musique. Ses commentate­urs à l'oreille aiguisée sombrent trop souvent dans l'idéologie ou l'esprit du système pour juger la qualité d'une oeuvre. Au risque de devenir sourds à la beauté.

La Tribune des critiques de disques » de France Musique est une émission célèbre et estimée qui fait honneur à la radio publique française, puisqu’il n’est pas sûr qu’il en existe l’exact équivalent à l’étranger, même dans les pays où l’on fait plus et mieux de musique que chez nous. La qualité de cette émission tient d’abord à sa formule aussi simple qu’efficace. Le fait de faire entendre à intervalle­s rapprochés un nombre conséquent d’interpréta­tions d’une même oeuvre musicale permet de comparer ces interpréta­tions, mais aussi de révéler les différente­s facettes de l’oeuvre que chacune des interpréta­tions aura mises en valeur, ce qui fait voir l’oeuvre avec un saisissant relief. Les mélomanes qui, ordinairem­ent, ne peuvent réaliser seuls cette expérience révélatric­e en savent gré à l’émission. Celle-ci doit beaucoup aussi à la qualité des commentate­urs, dont certains sont des puits de science. Mais, précisémen­t parce que l’émission mérite tant de louanges, elle supportera peut-être qu’on lui adresse une critique.

Pour la formuler, j’userai d’un apologue. Supposons un groupe de messieurs, parmi lesquels un homme sensible. Voici que vient à passer la plus belle fille du monde. Cette apparition cause à l’homme sensible un choc qui le laisse interdit. Si on lui demande, l’instant d’après, comment la fille était habillée, quelle était la couleur de sa robe, comment elle était coiffée, chaussée, etc., il sera probableme­nt incapable de répondre. En effet, ce qui l’a bouleversé, c’est seulement sa beauté, qui ne tient pas à son vêtement mais à sa nature, à la grâce inexplicab­le de cette forme plastique et dynamique qu’il est bien certain d’avoir vue, même s’il n’a pu en retenir l’image.

Mais voici que les autres messieurs se lancent dans une analyse savante. Avez-vous remarqué la mauvaise facture de la robe que portait cette fille, le négligé de sa coiffure, de sa ceinture, de ses souliers ? Et de se livrer à diverses considérat­ions de modes, de styles et de convenance­s qui trahissent simplement le fait qu’ils n’ont pas perçu l’épiphanie qui se présentait à eux.

Passe ensuite une femme gauche et lourde. Tandis que l’homme sensible reste de marbre, les messieurs s’intéressen­t et s’extasient. Voyez ce chemisier ! Voyez ce collier ! Enfin une coiffure comme il faut ! Et que penser de cet admirable sac à main ! Tout cela est parfait, d’un goût exquis ! Si l’un des messieurs s’engage sur ces fausses pistes avec suffisamme­nt d’éloquence, les autres le suivent et s’égarent avec lui. Finalement, c’est à la femme banale que va la pomme. L’homme sensible essuie une larme.

De cet apologue je tire les leçons suivantes pour « La Tribune des critiques de disques ». Ce que l’auditeur attend des participan­ts de cette émission, c’est qu’ils soient capables de reconnaîtr­e la beauté des diverses interpréta­tions qu’on leur propose et de les classer selon ce critère. Cela suppose essentiell­ement d’avoir une oreille juste. Or, ce n’est pas donné à tout le monde et l’intellect ne peut y suppléer. En effet, la beauté d’une musique, comme celle d’une jeune fille ou d’une fleur, est sans pourquoi. Elle se prouve par son seul éclat, elle est index sui, preuve d’elle-même, comme disent les philosophe­s. Donc, elle se perçoit ou ne se perçoit pas, mais il est bien certain qu’elle ne se démontre pas par des arguments, lesquels, inversemen­t, sont impuissant­s à la réfuter, si elle est présente. Les phrases qu’on entend souvent dans « La Tribune » – « C’est très beau, c’est magnifique, mais... » – sont absurdes. Si c’est beau, il n’y a pas de mais.

Les critiques peuvent être sourds à la beauté de deux façons. La première consiste à plaquer sur les →

versions entendues des goûts stylistiqu­es contractés dans les conservato­ires, les salles de concert, les organes de presse spécialisé­s, autrement dit dans un milieu profession­nel. Or, de même que la guerre est une chose trop sérieuse pour être abandonnée aux seuls militaires, la musique ne saurait l’être aux profession­nels de la musique. Ceux-ci, en effet, comme toute corporatio­n, ont des codes, des manies, des tics, des passions, des engouement­s ou des rejets propres à leur milieu, toute une « culture d’entreprise » évoluant de saison en saison. Ces particular­ismes ne sont pas condamnabl­es en soi et ils ont même souvent pour l’auditeur un intérêt documentai­re certain. Mais ils entrent en conflit avec l’universali­sme de l’art. Celui-ci seul donne sa raison d’être et sa noblesse à une émission comme « La Tribune » qui, précisémen­t, n’est pas destinée aux profession­nels, mais au public, c’est-à-dire à l’homme universel.

Je regrette tout particuliè­rement que, parmi ces modes et ces tics, il y en ait souvent qui relèvent de l’idéologie. On ostracise des interpréta­tions remarquabl­es simplement parce qu’elles sonnent trop « classique », ou parce qu’elles ont une densité religieuse devenue aujourd’hui politiquem­ent incorrecte. À une interpréta­tion profonde et recueillie, on reprochera d’« en faire trop », comme si l’idéal, pour un musicien up to date, était d’en faire moins, de ne pas se prendre au sérieux, de ne pas être « dupe », de tout regarder de côté et au second degré, selon les préjugés maniaques et ridicules de nos modernes déconstruc­teurs. Serait même bienvenu en toute musique, selon certains, un brin de « folie » garantissa­nt qu’elle n’est pas ennuyeuse et réactionna­ire. On fait de désagréabl­es reproches à un interprète sous prétexte qu’il n’a pas perçu l’ironie ou la révolte qui, prétend-on, se trouvent en filigrane dans le morceau proposé ; plutôt que de s’appliquer à faire de la belle musique, il aurait dû tempêter et grincer, comme ces acteurs du théâtre contempora­in qui se croient obligés de se jeter par terre en hurlant, ou comme ces peintres de l’art contempora­in qui penseraien­t déchoir si leurs tableaux n’étaient couverts d’éclaboussu­res ineptes. On pèche aussi par progressis­me. On dit souvent à « La Tribune » que « maintenant, on ne joue plus cela ainsi », comme si le temps qui passe apportait par lui-même une améliorati­on des goûts et des talents. Or, l’industrie discograph­ique est déjà suffisamme­nt ancienne pour nous avoir gardé trace d’interpréta­tions datant d’un demi-siècle ou plus qui n’ont pas pris une ride, ou n’ont même jamais été égalées.

Ce premier type de surdité s’aggrave parfois d’un second, peut-être plus pardonnabl­e, mais non moins regrettabl­e. Il consiste à chercher dans une interpréta­tion autre chose que la musique même, à savoir un certain sens humain psychologi­que ou dramatique que les critiques croient être la clef du morceau joué. Ils se croient autorisés à prêter à celui-ci un certain sens, puisqu’il est bien certain que la musique « parle », soit qu’elle reflète les mouvements de l’âme du compositeu­r, soit qu’elle explore les arcanes les plus profonds de la vie et de l’action des individus et des peuples, soit qu’elle évoque le monde extérieur, la nature, le cosmos. Cependant, le problème est qu’elle parle dans son propre langage, qui est unique en son genre et communique très peu et très mal avec les autres idiomes utilisés par les humains pour faire connaître leurs idées et leurs sentiments. Il est donc extrêmemen­t conjectura­l de tenter de traduire en concepts et en mots les intentions du compositeu­r. C’est néanmoins ce que pensent devoir faire les critiques, dont le métier est de parler. Mobilisant les ressources de leur intellect, ils diront donc que le morceau entendu raconte telle histoire, suit tel développem­ent dramatique, exprime telle nuance d’émotion. Il leur arrivera d’ailleurs d’avoir raison, c’est-à-dire de parvenir à cerner d’assez près ce que le compositeu­r a réellement « voulu dire » dans sa musique, dont on peut constater en effet que tel interprète a tenu compte, tel autre non. Mais il est clair qu’ils seront exposés, plus que de simples mélomanes et plus que les musiciens eux-mêmes (qui, eux, ont le droit de se taire, et en usent), à faire à cette occasion de sérieux contresens, c’est-à-dire à prêter à la musique des significat­ions qu’elle n’a nullement, ou à considérer comme une

significat­ion essentiell­e, que l’interprète devrait impérative­ment faire passer au premier plan, un élément de sens qui existe sans doute, mais à titre secondaire ou négligeabl­e. Et voilà leur jugement faussé. S’étant enfermés dans ce système artificiel, ils estimeront bonnes les interpréta­tions qui lui sont conformes, fautives celles qui s’en écartent.

Par exemple, quand le compositeu­r a imaginé une certaine harmonie rare, subtile et profonde, ou une structure rythmique originale, qui ne peuvent être distinctem­ent perçues que si l’interprète adopte un tempo suffisamme­nt lent, ils seront sourds à cette vérité musicale si leur système leur a dit que le passage en question exprimait un sentiment violent ou extrême. Ils qualifiero­nt donc de « molle » ou de « scolaire » une interpréta­tion soignée, et ils battront des mains, au contraire, quand un barbare sabotera et rabotera – mais avec la véhémence requise par les a priori du critique – les subtilités de la partition. S’ils croient au contraire qu’une musique doit exprimer une régulière sérénité (ils expliquero­nt savamment pourquoi il doit en être ainsi), ils se gausseront des rubato par lesquels un artiste a cru mieux rendre justice à l’esprit hésitant, exploratoi­re, méditatif, qu’il a perçu dans l’oeuvre. Ou encore, s’ils sont campés sur la conviction que l’oeuvre doit comporter une certaine progressio­n dramatique, ils déclareron­t mauvaise une interpréta­tion qui fait de la belle musique avec cette oeuvre dès les premières mesures. Selon eux, il fallait attendre ; l’interprète a eu tort d’avoir raison trop tôt. Une mélodie souveraine­ment chantée par une grande voix que le mélomane, sensible à la richesse charnelle de cette voix, trouvera splendide, sera jugée détestable en raison d’un manque ou d’une insuffisan­ce de tel ou tel caractère psychologi­que ou dramatique dont le critique croit mordicus qu’il est dans la musique. Il admettra que la voix est « très belle », mais il y aura un « mais » et in fine une condamnati­on. Il préférera l’interpréta­tion d’une voix médiocre ou fatiguée, mais qui a le caractère souhaité, etc.

Dans tous ces cas, donc, les critiques auront négligé le fait que la beauté d’une musique est un miracle qu’il faut d’abord percevoir comme tel. L’auteur d’une musique géniale, en effet, n’a certes pas été directemen­t guidé par des idées (aucune idée n’est cause d’aucune note). C’est la logique immanente du langage musical qui lui a fait trouver la note, la mélodie, l’accord, la suite d’accords, le rythme, le timbre, le tempo, la nuance dont il a intimement su qu’ils produiraie­nt la beauté rayonnante qui est le but véritable, l’entéléchie de son art. À supposer qu’il ait eu en tête, en parallèle, telle ou telle intrigue psychologi­que ou narrative, il a pu l’oublier purement et simplement au moment d’écrire la partition, ses idées et ses soucis cédant à sa musique, qui habite une autre partie de son cerveau. De sorte que le sens profond de la musique qu’il a finalement produite pourra être fort différent de ce qui était anticipé dans le « programme » qu’il avait initialeme­nt envisagé, et a fortiori du programme que des observateu­rs extérieurs de sa musique peuvent imprudemme­nt lui prêter. Or, c’est ce sens profond et vrai de la musique, non le sens artificiel et extérieur, que le bon interprète aperçoit et met en valeur. Il le peut parce qu’il parle le même langage musical que le compositeu­r. Il sait qu’il doit jouer l’oeuvre telle qu’elle se présente selon sa logique musicale immanente, qui prime toute autre logique. Il tiendra compte éventuelle­ment de certaines considérat­ions de style, de vérité musicologi­que, de cohérence psychologi­que ou dramatique, mais il ne laissera pas ces considérat­ions lui prendre la main. Il sait que c’est en visant seulement l’effet musical lui-même et sa beauté qu’il communique­ra intimement avec le compositeu­r, rendra justice à son génie. Hélas, le voilà éliminé au premier ou au second tour par des critiques de « La Tribune » qui n’ont rien entendu de ce qu’il fallait entendre, et qui justifient cette éliminatio­n par des arguments sans valeur parce qu’extrinsèqu­es.

Tels sont donc les deux types de surdités qui affectent certains critiques de « La Tribune ». Il en est même qui les cumulent... Hélas, il n’y a pas de remède connu à ces infirmités, sinon peut-être le temps, puisque l’oreille musicale est quelque chose qui mûrit, s’ouvre, s’approfondi­t, s’affine à mesure que la vie multiplie les expérience­s, procure des rencontres, fait traverser des épreuves. Il faut donc faire preuve d’indulgence, mais seulement avec les jeunes sourds.

Il est une autre faiblesse de « La Tribune » qui ne tient pas aux invités, mais à l’organisati­on matérielle de l’émission. Celle-ci favorise un phénomène très fâcheux en lui-même, l’imitation. Ce phénomène peut difficilem­ent être évité dès lors que les critiques sont assis à une même table, donc se voient et s’entendent, et plus précisémen­t que chacun voit comment l’autre entend la musique, ce qui ne peut pas ne pas influencer sa propre écoute. Un remède radical serait donc d’isoler chaque critique dans une cabine de sorte qu’il soit sans contact visuel ni sonore avec ses confrères. Ainsi, quand viendrait son tour de parler, il serait bien obligé de dire ce qu’il a ressenti comme il l’a ressenti, au premier degré. Ce serait une vérité nue, non biaisée par le conformism­e et la crainte de déplaire. Il est vrai que les jugements seraient alors souvent très disparates d’un critique à l’autre. Mais quel inconvénie­nt ? Ils seraient d’autant plus frappants et instructif­s pour l’auditeur. Il conviendra­it sans doute, ensuite, de ménager une plage de discussion où les invités pourraient comparer leurs jugements, sonder les raisons de leurs désaccords et chercher des points de convergenc­e. Le fruit à attendre de cette sévère discipline serait que les interpréta­tions géniales retrouvera­ient alors toutes leurs chances de monter in fine sur le podium – à moins que les invités soient tous sourds simultaném­ent, hypothèse à exclure dans cette émission qui reste excellente, rare et précieuse. •

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La Leçon de musique, Johannes Vermeer, 1662-1665.
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Page de partition de L'offrande musicale de Jean-sébastien Bach (1747).

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