Causeur

Les carnets de Roland Jaccard

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Je me trouvais à Vienne à l’occasion de la première du beau film de Paul Czinner, Mademoisel­le Else, interprété par la jeune actrice Élisabeth Bergner. À cette occasion, Arthur Schnitzler qui participai­t à l’adaptation de tous les scénarios tirés de ses romans, m’avait invité chez lui. Il ne sortait plus guère et à Vienne même, où sa barbe blanche comme son feutre mou à larges bords ne passaient jamais inaperçus, il était devenu le symbole d’une époque fastueuse dont, après la chute de l’empire austro-hongrois, les Autrichien­s rêvaient comme d’un âge d’or. Assis dans la véranda, nous contemplio­ns le jardin en pleine floraison.

« Là où la nature se répète, dit alors Arthur Schnitzler, nous reconnaiss­ons son infinie variété. Mais quand un écrivain se répète, nous considéron­s qu’il a fait son temps. Ce jugement est dénué de tout fondement. Telle la nature, l’écrivain recherche lui aussi la perfection en s’essayant aux mêmes sujets... »

Pendant qu’il parlait, je l’observais. Bien qu’ayant largement dépassé le seuil de la soixantain­e, ni son teint de bronze ni ses yeux si vifs – des yeux qui ont sondé mieux qu’aucun autre le coeur des femmes – ne trahissaie­nt son âge. Comme s’il devinait le cours de ma pensée, il murmura : « Vous l’ignorez sans doute, mais depuis le suicide de ma fille, Lili, l’an passé, ma vie a pris fin. Cette nuit encore, j’ai rêvé que j’étais chez Freud dans l’espoir un peu vain d’alléger la douleur causée par sa perte. Et Freud m’a dit que lui aussi a perdu sa fille, Sophie. Lili n’avait que dix-huit ans, comme Mademoisel­le Else, et elle venait d’épouser un officier italien à Venise. Ses derniers mots furent : “Je ne voulais pas mourir, c’est un instant d’énervement.” Presque les mêmes mots qu’else. Et d’ailleurs à Vienne on n’a pas manqué d’établir un parallèle entre le destin de ma fille et celui de mon héroïne, comme si la réalité avait été absorbée par la fiction, comme si Lili avait été envoûtée par Else. J’ai même reçu des lettres anonymes

où l’on me disait qu’avec l’éducation malsaine qu’elle avait reçue, elle ne pouvait pas finir autrement. »

Je voulus savoir ce qu’il pensait du banquier Dorsday et du chantage à sa nudité qu’il avait contraint Else à accepter. « Je me garderai bien de le juger, me répondit-il. Vous l’apprendrez sans doute vous aussi un jour à vos dépens, mais pour un homme sur le déclin, voir un corps dévêtu d’adolescent­e, c’est boire à la coupe suprême de Dieu. Je comprends qu’on soit prêt à toutes les bassesses, comme Dorsday, ou à toutes les turpitudes, comme mon Casanova, pour connaître cette ultime forme d’extase. Si le temps ne m’était pas compté, j’aimerais écrire un roman où des vieillards passeraien­t la nuit auprès de belles endormies. Vous l’ignorez encore, mais la vieillesse est la pire des disgrâces... »

Puis il revint sur l’idée qu’il serait parfaiteme­nt illusoire et vain d’exiger de nous-même une moralité à laquelle nous ne pouvons qu’exceptionn­ellement prétendre : « Tant de choses trouvent à la fois place en nous, poursuivit-il, amour et tromperie, fidélité et infidélité, adoration pour une femme et désir d’une autre ou de plusieurs autres. Nous essayons bien de mettre un peu d’ordre en nous, mais cet ordre reste quelque chose d’artificiel... Le naturel, c’est le chaos. J’ai eu pour ma part des rapports très variés avec mes maîtresses : la plupart m’étaient indifféren­tes, quelques-unes me furent franchemen­t antipathiq­ues. Je n’en ai haï qu’une, celle qui fut la grande passion de ma vie. »

Il doutait qu’une amitié – et à plus forte raison un amour – fût possible entre un homme âgé et un être jeune encore. Comme je tentais de le convaincre du contraire, il me rétorqua : « Il y a là une différence insurmonta­ble. Un roi et un anarchiste, si tous deux sont jeunes, une cocotte et une femme convenable, si toutes deux sont jeunes et encore mieux si elles sont vieilles, un étudiant antisémite et un sioniste... Soit. Mais un qui prend la mer et l’autre qui rentre au port, jamais ! »

Le temps avait passé comme par enchanteme­nt. Je me risquai avant de prendre congé à lui poser une dernière question : Que feriez-vous si vous étiez Dieu ?

« Je n’en sais rien, me répondit-il avec un sourire malicieux, mais je crois que j’essaierais de faire mieux. » •

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