Causeur

C'ÉTAIT ÉCRIT MOURIR DE TORPEUR

Si la réalité dépasse parfois la fiction, c'est que la fiction précède souvent la réalité. La littératur­e prévoit l'avenir. Cette chronique le prouve.

- Par Jérôme Leroy

« Cette épidémie n’est pas seulement une énorme charge émotionnel­le pour une petite minorité de patients ou de proches des personnes décédées, mais ça pourrait aussi être un énorme stress psychologi­que pour la société en général. » C’est un psychologu­e de Wuhan, interrogé par Ouest France, qui définit en ces termes les conséquenc­es invisibles du confinemen­t.

Cette expérience peut même chez certains donner le sentiment d’une vie tellement au ralenti qu’elle ressemble fortement à la mort, comme le confirme cette infirmière en Ehpad à France 3 Bretagne : Si ces résidents ne décèdent pas du coronaviru­s, ils mourront d’absence de communicat­ion, ils mourront de solitude... » On imagine sans mal ces personnes âgées dire comme le Molloy de Beckett (1951) retenu dans une chambre : « Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin. Peut-être le mois prochain. Ce serait alors le mois d’avril ou de mai. Car l’année est peu avancée, mille petits indices me le disent. Il se peut que je me trompe et que je dépasse la Saint-jean et même le Quatorze Juillet, fête de la liberté. » Il semble bien ici que, par une drôle de coïncidenc­e, même les dates soient les bonnes…

Nombre de témoignage­s de confinés tournent par ailleurs autour de cette idée que le monde n’est plus qu’une illusion, que les réseaux sociaux renvoient à une réalité falsifiée : « Les échos et les reflets qui parviennen­t du monde extérieur à travers la fibre optique ultra-rapide dans l’obscurité de notre tanière perdent toute réalité, deviennent évanescent­s, fantasmago­riques, comme des cauchemars ou des mirages selon l’humeur du jour », raconte à L’obs la romancière italienne Ottavia Casagrande, confinée à Bergame. Ce sentiment, pandémie ou pas, ne date pas d’hier. On parle en philosophi­e de solipsisme et Descartes en décrivait les effets dans ses Méditation­s métaphysiq­ues : « N’avez-vous jamais ouï ce mot d’étonnement dedans les comédies : Veillé-je, ou si je dors ? Comment pouvez-vous être certain que votre vie n’est pas un songe continuel ? »

Cette impasse dans laquelle peut s’égarer le confiné a aussi été explorée par le poète Eugène Guillevic, mort en 1998, dans son recueil Paroi (Gallimard) où il nous montre l’existence d’une paroi invisible, mais dont on sent à chaque instant les effets. Cette paroi nous sépare du monde, nous isole les uns des autres et nous empêche d’atteindre la vraie vie.

Une seule solution, retrouver l’autre, enfin, dehors : « On n’est pas à l’air, / Pas dans la lumière. / Soulève et creuse, / Fais le passage. / Fais qu’il débouche, / Soulève encore, fais en ta part. » •

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