Causeur

Chine, l'art de la guerre froide

L'opacité de la dictature chinoise a eu des conséquenc­es sanitaires mondiales dramatique­s. Face à la stratégie de domination du Parti communiste chinois, l'occident doit constituer un front commun pour contraindr­e Pékin à moins piétiner l'état de droit.

- Jeremy Stubbs

Sommes-nous engagés dans une nouvelle guerre froide ? En 2019, l’éminent historien Niall Ferguson suggérait déjà que les relations actuelles entre les deux superpuiss­ances, les États-unis et la Chine, s’apparentai­ent étrangemen­t à celles qui avaient prévalu autrefois entre les États-unis et l’union soviétique. Il en a conclu que « Cold War II » a succédé à « Cold War I ». Spéculatio­n irresponsa­ble ou lecture avisée des signes du temps ? La crise pandémique sert justement de révélateur : la baisse très sensible de la températur­e ambiante au coeur de la mondialisa­tion a dissipé les derniers mirages qui obscurciss­aient la nature agonistiqu­e des relations entre la Chine et une grande partie du reste du monde. Pour être précis, il ne s’agit pas de la Chine, mais de l’état chinois ou, mieux encore, du Parti communiste chinois (le PCC) qui, en plus de son mépris pour la démocratie, poursuit une stratégie de domination internatio­nale dépassant l’exercice de la simple « puissance douce » (soft power). Le ministre des Affaires étrangères britanniqu­e, Dominic Raab, a déclaré qu’après la crise, il n’y aurait pas de « retour à la normale avec la Chine comme si de rien n’était ». Dans de nombreux pays, des élus demandent des comptes à l’empire du Milieu. Le tout sera de capter et diriger ces énergies pour déjouer la menace que représente le PCC sans que la guerre froide se réchauffe. À cette fin, nous pouvons prendre des leçons auprès des Chinois.

La stratégie, art chinois

« Être victorieux dans tous les combats n’est pas le fin du fin ; soumettre l’ennemi sans croiser le fer, voilà le fin du fin. » (Sun Tzu, L’art de la guerre1)

Certes, on ne peut pas en vouloir à l’état chinois d’avoir une stratégie ni de poursuivre ses propres intérêts. On peut même admirer sa prévoyance à long terme. Le problème réside dans les objectifs fixés et les moyens employés pour les atteindre. Le PCC a trois buts stratégiqu­es. Le premier est sa propre pérennisat­ion en tant que régime léniniste à parti unique. À cette fin, il a instauré un état de surveillan­ce orwellien, sans précédent dans l’histoire, dont sont victimes les citoyens en général et les musulmans du pays en particulie­r. Le PCC anesthésie son peuple avec un double opium : la croissance économique – croissance qui nécessite l’accapareme­nt des matières premières, surtout en Afrique ; et un nationalis­me populaire facilement attisé par les médias. La croissance risquant d’être ralentie par le Covid-19, il est probable que l’état appuie fortement sur le bouton « nationalis­me ». Son deuxième but consiste à asseoir son hégémonie locale en Asie, en absorbant Hong Kong et l’état démocratiq­ue de Taiwan, et en exerçant une forte emprise sur des démocratie­s comme le Japon ou la Corée du Sud. Cette visée implique l’expulsion des États-unis de la région et donc une stratégie militaire de plus en plus belliqueus­e. Le troisième but est la création d’une nouvelle unité continenta­le, l’eurasie, sous l’ascendant économique, politique et culturel de la Chine. Il s’agit de réorienter l’europe vers l’est plutôt que vers l’atlantique. Ici, les moyens sont les investisse­ments en infrastruc­tures que représente la constructi­on de la nouvelle route de la soie ; la « diplomatie par l’endettemen­t », les pays auxquels la Chine accorde un prêt lui devenant redevables ; et l’appropriat­ion des innovation­s technologi­ques des autres. Ce « rêve chinois » que promeut le PCC, pour le plus grand bien de l’« humanité », constitue un nouvel ordre mondial qui nous est imposé sans notre consenteme­nt.

Au coeur des ténèbres

« La guerre repose sur le mensonge. » (Sun Tzu)

Deux thèses sont désormais caduques. La première postulait qu’en accordant à la Chine un libre accès au commerce mondial, on favorisera­it la démocratis­ation progressiv­e du pays. Sous la férule de son leader à vie, Xi Jinping, la Chine est devenue encore plus autoritair­e et le Covid-19 renforce cette tendance. D’après la seconde, ce que fait un État à l’intérieur de ses propres frontières ne concerne que lui. C’était une bonne doctrine pour contrer les élans occidentau­x de changement de régime au Proche-orient et ailleurs, mais aujourd’hui, nos États sont tellement imbriqués les uns aux autres que l’opacité d’un régime envers ses propres citoyens va de pair avec l’opacité envers le monde extérieur. Les nombreuses zones d’ombre qui entourent la crise pandémique le montrent : l’origine du virus, la date du début de la crise, la communicat­ion opportune des informatio­ns sur la contagiosi­té, le nombre de cas et de morts, l’accapareme­nt du matériel médical à l’étranger, la sincérité et la qualité de l’aide proposée aux autres nations… La fiabilité douteuse des informatio­ns fournies amplifie celle, traditionn­elle, des chiffres sur la croissance économique de la Chine. Cet obscuranti­sme congénital a été aggravé depuis par la campagne de propagande internatio­nale conduite par le PCC pour dissimuler ses propres défaillanc­es. Les accusation­s abusives visant les États-unis, les menaces contre des pays comme l’australie qui osent critiquer la gestion chinoise de la crise, la présentati­on arrogante du régime centralisé comme le meilleur rempart contre le fléau semblent plus maladroite­s qu’énergiques. Depuis 2019, les diplomates chinois quittent de plus en plus →

leur réserve traditionn­elle pour adopter un « esprit de combat » sur des médias sociaux qui sont interdits en Chine. Mais l’agressivit­é de cette infoguerre risque de se retourner contre ses promoteurs. Si la Chine est en train de perdre la maîtrise, pouvons-nous prendre l’initiative ?

Appel à contributi­ons

« Qui ignore les objectifs stratégiqu­es des autres princes ne peut conclure d’alliance. » (Sun Tzu)

À l’époque de la guerre froide, le monde était divisé : d’un côté l’union soviétique et ses États satellites ; de l’autre les États-unis et leurs alliés du « monde libre ». Ces alliés vont-ils se montrer de nouveau solidaires avec les Américains dans leur épreuve de force avec la Chine ? Donald Trump avait engagé la lutte avec le PCC bien avant la crise pandémique, mais les autres nations démocratiq­ues ont été lentes à rallier sa cause. Aujourd’hui, on l’accuse d’affaiblir l’organisati­on mondiale de la santé, comme on l’a accusé d’affaiblir L’OMC, mais ces boutiques supranatio­nales sont déjà partiellem­ent affaiblies, dans la mesure où elles ont du mal à faire respecter des règles médicales et commercial­es multilatér­ales. Au fond, l’action du président américain vise à demander un État de droit qui s’applique à tous. Les règles en vigueur – comme celle qui accorde à la Chine le statut de pays en développem­ent – ne sont pas toujours adaptées à la Chine ou respectées par elle, s’agissant notamment de la réciprocit­é de l’accès au marché, du rôle des entreprise­s d’état, du vol de propriété intellectu­elle, de l’espionnage ou des cyberattaq­ues. Nous trouvons que Donald Trump cogne trop fort et fait des histoires ; il nous somme d’assumer nos responsabi­lités. Il se peut que nous autres Européens nous sous-estimions l’intelligen­ce de M. Trump. Malheureus­ement, il se peut que lui surestime la nôtre. Au coeur de la première guerre froide, il y avait la « course à l’espace » ; au coeur de l’actuelle avec la Chine, il y a une « course à l’intelligen­ce ». Il s’agit bien entendu de l’intelligen­ce artificiel­le, de la technologi­e en général et de l’éducation, mais il s’agit aussi de l’intelligen­ce stratégiqu­e. L’europe en semble singulière­ment dépourvue.

Le ralliement mondial ?

« Il faut savoir […] qu’à positions équilibrée­s la science stratégiqu­e fait la décision. » (Le Houai-nan-tseu)

Certains seront tentés de penser : « Laissons les deux superpuiss­ances s’entredévor­er, c’est leur problème ; on pourrait même profiter de leur éventuel affaibliss­ement réciproque. » L’ennui, c’est que ce refus de choisir revient à se laisser instrument­aliser par la Chine et à augmenter le risque de conflagrat­ion générale. Il serait futile de vouloir influencer la Chine par la persuasion ou par des récriminat­ions et plaintes continuell­es. Le PCC respecte la fermeté à toute épreuve et la finesse stratégiqu­e. Il faut plutôt contraindr­e la Chine à respecter des règles adoptées, non pas par des instances supranatio­nales, mais par des alliances internatio­nales. Il faut en effet créer un front commun des nations mécontente­s de la politique du PCC.

À cet égard, un pays peut jouer un rôle crucial : le Royaume-uni. Certes, en janvier, il a grandement déçu ses alliés américains et australien­s en annonçant qu’il allait permettre au géant chinois, Huawei, de participer à la constructi­on de son réseau 5G, en dépit du risque sécuritair­e et du fait que cela procurera des milliards de livres à une entreprise ayant des relations étroites avec le PCC. Le prestige de Bojo, soucieux d’honorer ses promesses électorale­s concernant l’infrastruc­ture, a prévalu sur une fraction importante de son propre parti. Aujourd’hui, tout a changé. Si le gouverneme­nt britanniqu­e revient sur cette décision hâtive et poursuit une politique générale dans ce sens, il pourra amorcer le front commun avec, d’un côté les ultras que sont les États-unis et l’australie, et de l’autre les Européens qui, quoique plus timides, expriment depuis un an une méfiance similaire par rapport au PCC. Dans ce scénario, le député conservate­ur Tom Tugendhat, président de la commission des affaires étrangères des Communes, joue un rôle décisif. Opposant farouche à l’ouverture à Huawei, réclamant une véritable stratégie par rapport au PCC, il a lancé une série d’enquêtes officielle­s sur l’influence potentiell­ement néfaste de la Chine dans l’industrie britanniqu­e. Le gouverneme­nt est intervenu en pleine crise pandémique pour empêcher le rachat chinois d’imaginatio­n Technologi­es, un des fleurons du secteur de la haute technologi­e. Tugendhat, qui appelle à la création d’un G20 de la santé, se fie plus à des alliances internatio­nales qu’à des organisati­ons supranatio­nales. Comme il le dit : « Avons-nous repris le contrôle par rapport à Bruxelles pour le donner à Pékin ? »

Le tao du souveraini­sme

« Le sage se désintéres­se des choses pour s’abandonner à leur cours, et ainsi il fait bon ménage avec elles. » (Le Houai-nan-tseu)

Beaucoup de commentate­urs, y compris à Causeur, voient dans la crise une opportunit­é pour mettre en question la mondialisa­tion. Pourtant, le grand obstacle à la pensée stratégiqu­e est de se laisser aveugler par notre attachemen­t à des passions fugaces ou à des désirs caducs. Nous voyons demain avec les yeux d’hier. Il ne faudrait pas s’égarer entre des accès de colère mal canalisés contre la Chine, la nostalgie de l’état-nation de grand-papa ou la velléité de balayer la complexité de la mondialisa­tion. À la sortie de la crise, nos économies ainsi que celle de la Chine seront en piteux état et donc toujours aussi dépendante­s les unes des autres. Le vrai choix est entre l’ordre mondial actuel, largement vulnérable aux stratagème­s du PCC, et un nouvel ordre défendu par notre front commun et inspiré par nos valeurs. Avoir une stratégie n’équivaut pas à abandonner le contrôle, mais à le reprendre. •

1. Toutes les citations de textes chinois proviennen­t de Sun Tzu, L’art de la guerre (trad. Jean Lévi), « Pluriel », Fayard, 2015, et du Ho-kouan-tseu : précis de domination (trad. Jean Lévi), Allia, 2008.

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 ??  ?? Le président chinois Xi Jinping, lors du défilé marquant le 70e anniversai­re de la République populaire de Chine, Pékin, 1er octobre 2019.
Le président chinois Xi Jinping, lors du défilé marquant le 70e anniversai­re de la République populaire de Chine, Pékin, 1er octobre 2019.

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