Causeur

L'état, ma mère juive

- Élisabeth Lévy

Après deux mois de claustrati­on forcée, des millions de Français, qui redoutent légitimeme­nt le choc économique annoncé, ne peuvent plus attendre. Mais beaucoup d'autres, adeptes du risque zéro et de la morphine étatique, rechignent à reprendre le travail et exigent que l'on respecte leur droit aux vacances. Il faut croire que l'héroïsme meurt en bermuda.

Après deux mois censés accoucher d’un avenir radieux authentiqu­e et sobre, les Français sont taraudés par une question brûlante : allons-nous partir en vacances ? Par esprit de sacrifice, à moins, qui sait, que ce ne soit par peur, nous nous sommes résignés à ne rien faire, nous avons accepté que l’état se mêle de nos oignons au sens propre (étaient-ils bien essentiels, ces oignons ?). Pour continuer le combat, nous sommes prêts à oublier les soldes (s’il le faut vraiment) et à abandonner notre intimité aux nécessités impérieuse­s du suivi épidémiolo­gique qui sera assuré par « des brigades d’anges gardiens ».

Mais renoncer aux vacances, ça jamais ! L’annonce de la fermeture de toutes les plages au moins jusqu’au 2 juin, nonobstant la célébratio­n du nouvel esprit girondin baignant notre république jacobine, a suscité un grondement. « Si on n’ouvre pas le 2 juin, il y aura une révolte sociale », avertissen­t des maires bretons. Ils peuvent compter sur le soutien populaire. Nos gouvernant­s sont prévenus – par Philippe Muray : il faut craindre le courroux de l’homme en bermuda.

Dans la nouvelle hiérarchie des droits, le seul qui puisse prétendre supplanter l’impératif sanitaire est donc le droit aux vacances. Autant l’avouer, je fais partie de ce troupeau vacancier qui, aux premiers beaux jours, c’està-dire maintenant, rêve délicieuse­ment de vent, de soleil et d’eau salée. Cependant, que le mot « travail » suscite des syncopes en chaîne dans le monde syndical, indignant jusqu’au placide Laurent Berger, en dit long sur notre rapport ambivalent à la chose. Provocatio­n ou au minimum maladresse, a-t-on décrété de toutes parts, y compris à droite, quand Geoffroy Roux de Bézieux a avancé l’idée que peut-être, il faudrait travailler plus à l’issue de la pandémie. Il est vrai qu’avec l’explosion attendue du chômage, le problème, pour beaucoup, ne sera pas de travailler plus, mais de travailler tout court. N’empêche, si nous aimons aller au bureau, c’est plus pour la sociabilit­é (voire pour nous désennuyer) que pour créer de la richesse. Nous n’avons pas cette culture de la gnaque, de la performanc­e et des comptes bien tenus qui caractéris­e les économies robustes, suivez mon regard. Ce n’est pas le moindre de nos charmes.

On aimerait que cette propension nationale à la paresse productive soit la contrepart­ie d’un génie créateur et littéraire maintenu qui ferait de la France une grande puissance spirituell­e – la déglingue contre la poésie. À l’évidence, ça ne marche pas comme ça. À défaut, notre nonchalanc­e pourrait avoir de l’agrément, comme les premières rides chez une beauté dont le déclin, quoique largement entamé, ne se voit que de près. Encore faudrait-il en effet que nous en acceptions la principale conséquenc­e : la tiers-mondisatio­n en douceur d’un pays joyeux et insouciant, où rien ne marcherait, mais où il ferait bon vivre. Puisque nous n’avons pas les moyens de nos ambitions, résignons-nous à avoir les ambitions de nos moyens.

Seulement, une telle sagesse supposerai­t un effort de vérité dont nous sommes bien incapables. À force de nous voir si bons dans le miroir des médias et des publicitai­res, nous avons fini par croire au portrait flatteur, fabriqué à coups d’informatio­ns inquiétant­es et de témoignage­s émotionnan­ts, d’une France mobilisée dans la plus grande épreuve de son histoire, et faisant corps avec ses héros, mais dans la vraie vie, quel pourcentag­e de la population ont représenté les →

applaudiss­eurs de 20 heures ? Quant à la résilience dont nous nous targuons, cela mérite examen : un peuple aussi soucieux, non seulement de sa santé, préoccupat­ion légitime quoique envahissan­te, mais aussi de ses vacances, a-t-il encore sa place dans l’histoire ? Jacques Julliard veut croire que « dans des circonstan­ces exceptionn­elles, où la bourgeoisi­e capitule, où les intellectu­els disjoncten­t, le peuple demeure disponible à qui l’invite à se dépasser ». Réponse dans quelques décennies.

En attendant, nous nous la racontons. Et au lieu d’assumer virilement les conséquenc­es de nos inconséque­nces, nous pleurons notre grandeur passée tout en lorgnant avec convoitise sur l’assiette de nos voisins. Nous ne voulons pas devenir allemands – pour ma part je m’en réjouis –, mais nous voulons un pays aussi prospère et organisé que l’allemagne. Or, c’est précisémen­t parce que nous ne sommes pas des Allemands (ni des Chinois), mais des Gaulois, bordélique­s et pleurnicha­rds plus que rebelles, que la décrue de la maladie est plus lente chez nous – et le bilan plus lourd.

Guerre sanitaire ou pas, les Français sont les champions du monde de l’humeur bilieuse, de la peur du lendemain et de la récriminat­ion. Il y a toujours pour expliquer nos défaillanc­es, un individu ou une institutio­n qui nous doit quelque chose, nous a fait défaut ou manqué de respect. Du reste, c’est souvent vrai. En attendant, ce sentiment victimaire explique que, du sommet de l’état à vous-et-moi, du président de la République au dernier des ronds-de-cuir, le refus d’assumer la responsabi­lité de ses actes soit devenu une spécialité française. La nouvelle devise nationale : « C’est pas de ma faute ! »

On peut reprocher aux pouvoirs publics de multiples erreurs dans leur gestion de l’épidémie et on ne s’en prive pas : mensonges, procrastin­ation, imprévoyan­ce, infantilis­ation et gourmandis­e répressive (palpable chez un Castaner brandissan­t avec fierté le million de contravent­ions dressées pour sortie abusive). Mais, outre que vitupérer sans relâche les mêmes défaillanc­es finit par être ennuyeux, il est peut-être temps d’instruire le procès des gouvernés, à tout le moins de poser une question : valons-nous vraiment mieux que ceux qui nous gouvernent ?

Nous nous insurgeons contre leurs injonction­s contradict­oires et à juste raison : allez voter/restez chez vous, les masques sont inutiles/il faut les réserver aux soignants. Mais celles que nous leur adressons ne sont pas moins absurdes : dites-nous la vérité/rassurez-nous, laissez-nous vivre/protégez-nous, fermez les classes/ ouvrez les plages.

Dans ces conditions, l’exercice du pouvoir, à la fois sous la surveillan­ce constante des médias et sous la menace angoissant­e de poursuites pénales, n’est pas une partie de plaisir et Alain Finkielkra­ut évoque justement les « politiques prisonnier­s » (pages 40-43). Mais cette prison, ils l’ont construite de leurs mains, ou plutôt de leur verbe. Voilà deux mois qu’ils nous terrorisen­t en expliquant que le danger est partout – même si la probabilit­é de contracter une forme grave de la maladie est assez faible. L’objectif, légitime, de protéger les plus fragiles en évitant la surcharge hospitaliè­re a été atteint. Mais nous, nous avons entendu le mot « risque » et maintenant qu’ils nous demandent de reprendre le boulot, c’est un festival de « on ne veut pas y aller » et de « maman j’ai peur ». En somme, nous voulons bien nous sacrifier encore un peu : un peu plus de Netflix, de Facebook. Et, bien sûr, de méditation sur l’avenir de la planète.

Le président de la République a dit « quoi qu’ il en coûte » et nous l’avons pris au sérieux, de sorte que notre demande de sécurité et de santé n’a plus de limites. Après avoir flatté le narcissism­e de l’héroïsme, on aura du mal à résister à l’exigence de moyens supplément­aires pour l’hôpital : or, il faudrait commencer par réaffecter des moyens déjà considérab­les, donc remercier une palanquée d’administra­tifs et autres chefs de bureau, donc simplifier l’ensemble cauchemard­esque de normes et règlements qu’ils sont chargés d’appliquer avec un perfection­nisme juridique

imperturba­ble. Il sera plus facile d’arroser que de réformer.

Après tout, nous ne demandons pas grand-chose. Que l’état nous soigne, nous fournisse des masques, paye notre salaire, sanctuaris­e nos vacances. Et en prime, qu’il nous console et nous dise que nous sommes les plus beaux. Michel Schneider l’a diagnostiq­ué avec finesse dès 2003 (Big Mother, Odile Jacob), nous voulons une mère, et même une mère juive qui nous passe tout. Quand nous découvrons qu’elle n’est pas toute-puissante, nous trépignons de frustratio­n et de faiblesse : « Les Coréens, ils ont des masques, les Allemands, ils ont des tests. » Et quand les masques arrivent, nous trépignons encore et demandons pourquoi ils étaient cachés jusque-là.

Nous braillons, donc, mais souvent parce que l’état n’en fait pas assez, rarement parce qu’il en fait trop. Forts en gueule, nous acceptons injonction­s et sanctions, pour peu qu’on nous épargne – par voie de subvention­s – la fatigue de vivre. En effet, c’est donnant-donnant : l’état payera. Cette curieuse conception de l’état, comme une sorte d’oncle Picsou à qui il faut faire lâcher son magot, permet de reporter sur une puissance extérieure et mal intentionn­ée la responsabi­lité de chacun, résumée par la formule « L’état, c’est moi » – si c’est moi, c’est aussi mon voisin : il est plus confortabl­e de croire que l’état est un grand Autre. Or, contrairem­ent à l’amour d’une mère, les moyens humains, techniques et financiers de l’état sont limités. Et ils dépendent in fine de notre travail et des richesses que nous produisons.

L’ennui, c’est que, même en dehors de la contrainte financière, qui n’existe pas dans le monde merveilleu­x de l’argent magique où nous vivons depuis le 17 mars, plus notre État colbertist­e prétend être omniscient, plus il est impotent. Contrainte d’agir en pleine lumière, notre administra­tion stratifiée par les siècles (car c’est un principe intangible, on n’y retranche jamais) est devenue (à l’instar de la classe politique) le royaume des ouvreurs de parapluies et autres adeptes du « pas de vagues ». Pour se couvrir, ils pratiquent un salafisme juridique, une lecture littéralis­te de la règle qui paralyse l’exécution des décisions les plus simples (voir l’analyse de Pierre Vermeren, pages 52-55). Combien de réunions, commission­s, validation­s, expertises, évaluation­s et signatures pour autoriser une clinique privée à accueillir des patients situés à quelques kilomètres, qu’on envoie à l’étranger et à grands frais, et à grand renfort de publicité, accréditan­t l’idée que notre système hospitalie­r est débordé ? Par quels circuits, montée et descente, chemine l’autorisati­on pour les laboratoir­es vétérinair­es de fabriquer des tests sérologiqu­es qui ne peuvent en aucun cas être dangereux (voir le texte d’ariel Beresniak pages 56-59) ?

Tout cela ne date pas d’hier, ni même de la Révolution, comme l’a si bien montré Tocquevill­e : « Au dix-huitième siècle, l’administra­tion était déjà très centralisé­e, très puissante, prodigieus­ement active, écrit-il dans L’ancien Régime et la Révolution. On la voyait sans cesse aider, empêcher, permettre. Elle avait beaucoup à promettre, beaucoup à donner. Elle influait déjà de mille manières, non seulement sur la conduite générale des affaires, mais sur le sort des familles et sur la vie privée de chaque homme. » Au fil du temps, le contrat social et politique, par lequel nous renonçons à une partie de nos libertés en échange de l’égalité d’une part, de la sécurité d’autre part, s’est doublement déséquilib­ré. Là encore, le génial Tocquevill­e nous a vus venir : « Beaucoup de Français en sont arrivés à penser que vivre égaux sous un même maître avait encore une certaine douceur. » Nous avons donc concédé à ce « despote bienveilla­nt » une emprise dont le plus absolu de nos monarques n’aurait pu rêver. Et il l’exerce avec un zèle infatigabl­e.

Or, il apparaît que le despote est, sinon nu, assez court vêtu. Alors que le début de la fin du confinemen­t approche, on voit émerger deux France qui semblent vivre côte à côte et qui pourraient bien se retrouver face à face si la rentrée sociale s’avère aussi chaude que prévue. La première, qui redoute de voir son entreprise faire faillite ou son emploi disparaîtr­e, piaffe d’impatience de recommence­r à travailler, quitte à en rabattre un peu sur la protection sanitaire. La deuxième rassemble nombre de fonctionna­ires et tous ceux qui, grâce à la morphine gouverneme­ntale, n’ont pas pris la mesure de la situation, ce qui fait pas mal de monde. Cette France protégée ou qui croit l’être freine des quatre fers comme si le déconfinem­ent était une option que nous pourrons activer à notre convenance.

La solidarité qu’on devait aux malades et aux soignants hier, on la doit pourtant aujourd’hui à ceux qui sont menacés de mort économique et qui ne peuvent plus attendre. Mais l’héroïsme et le courage dont nous nous gargarisio­ns il y a peu semblent évanouis. Danton, aujourd’hui, ferait un bide avec son invitation à l’audace.

Il n’est pas question, horresco referens, de demander à chaque Français ce qu’il veut bien faire pour son pays, mais ce qu’il consent à faire pour lui-même. Que nous est-il arrivé pour qu’une demande si légitime passe pour scandaleus­e ? Comment la fierté de l’indépendan­ce (célébrée, en vers, par Cyril Bennasar pages 50-51) a-telle laissé place à la frénésie de l’assistance ?

Alors oui, on voudrait que le gouverneme­nt fasse appel à notre responsabi­lité plutôt qu’à notre peur du gendarme et du virus, bref, qu’il nous traite en adultes. Vincent Tremolets de Villers s’insurge, à raison, contre la transforma­tion du pays « en une immense garderie pour 60 millions de cancres ». C’est peut-être que nous nous comportons comme des enfants apeurés, qui croient faire disparaîtr­e le danger en se cachant dans les jupes de leur mère. •

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Anne Hidalgo, lors d'une cérémonie au Sacré-coeur, 9 avril 2020.
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Applaudiss­ements pour le personnel soignant à Nantes, 28 avril 2020.

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