Causeur

L'introuvabl­e hausse des violences conjugales

Martelée par les associatio­ns féministes et l'état, l'idée selon laquelle la promiscuit­é a fait exploser les violences familiales ne repose sur aucun chiffre solide. Quoi qu'en dise Marlène Schiappa, le gouverneme­nt le sait depuis le début.

- Erwan Seznec

On l’avait annoncé et c’est maintenant une certitude : pendant le confinemen­t, les violences conjugales ont explosé. Dès la fin mars, Marlène Schiappa le disait sur Europe 1 : « En une semaine, il y a plus 32 % de signalemen­ts de violences conjugales en zone gendarmeri­e et plus 36 % dans la zone de la Préfecture de police de Paris. » Le 19 avril, en visioconfé­rence sur BFM TV, la secrétaire d’état à l’égalité femmes-hommes donne des chiffres encore plus effrayants : « Les signalemen­ts augmentent, les plaintes augmentent. Sur la plate-forme arretonsle­sviolences.gouv.fr, qui est disponible 24 heures sur 24, les signalemen­ts ont été multipliés par cinq. » Sur l’écran, pendant qu’elle parle, on voit défiler ce titre choc : « Violences conjugales, l’enfer du confinemen­t ».

Le problème est qu’à cette date, Marlène Schiappa ne dit pas la vérité, et qu’elle le sait. Chaque semaine depuis mi-mars, le ministère de l’intérieur publie sa note « Interstats conjonctur­e ». Les violences conjugales n’existant pas comme catégorie statistiqu­e, à partir de la mi-avril, dans un louable souci de transparen­ce, la note détaille les violences intrafamil­iales (sur conjoints, concubins et parents, y compris les enfants de plus de 15 ans), ordinairem­ent traitées pêle-mêle avec les autres violences aux personnes.

Or, c’est le point crucial, d’après Interstats conjonctur­e, les violences intrafamil­iales n’ont pas augmenté pendant le confinemen­t. La première semaine, elles ont franchemen­t baissé. Elles se sont ensuite situées à un niveau certes trop élevé (plus de 2 000 affaires par semaine), mais tout à fait comparable à celui de la même période en 2019. Ce qui se cache derrière la « multiplica­tion par cinq » des signalemen­ts est très simple : la plateforme « Arrêtons les violences » et le numéro dédié 3919 étaient très peu connus. Le gouverneme­nt a choisi de communique­r massivemen­t autour d’eux, déclenchan­t une vague d’appels. Pendant la semaine du Grenelle des violences conjugales, déjà, en septembre 2019, le 3919 avait reçu trois fois plus d’appels qu’à l’ordinaire (5 766 contre 1 500 à 2 000 habituelle­ment).

Les faits dûment constatés sont déjà un indicateur fragile, mais quel service de sécurité sérieux prendrait les « signalemen­ts » comme un thermomètr­e fiable ? Un accident de la route signalé par dix automobili­stes ayant vu une voiture dans le ravin est-il égal à dix accidents et dix voitures dans le ravin ? Rappelons qu’en 2019, après huit ans de cavale, Xavier Dupont de Ligonnès était « signalé » à Glasgow…

Contactée par Causeur, la Préfecture de police de Paris se refuse à toute déclaratio­n officielle. Un fonctionna­ire affirme qu’il « ne commente pas la communicat­ion du gouverneme­nt », mais confirme en off que les violences intrafamil­iales ont baissé à Paris pendant le confinemen­t ! « Il y a eu une hausse des signalemen­ts. Les appartemen­ts parisiens sont souvent mal insonorisé­s. Les gens étaient cloîtrés. Ils entendaien­t des disputes chez les voisins. Ils appelaient la police. » Les policiers se rendaient sur place et tombaient sur de banales querelles de ménage. Loyal, le fonctionna­ire souligne que Marlène Schiappa a seulement parlé d’une hausse des « signalemen­ts » à Paris la première semaine. C’est exact pour sa première interventi­on sur le sujet fin mars, mais la secrétaire d’état a ensuite parlé d’une hausse des plaintes, voire d’une explosion, tout comme son collègue de l’intérieur, Christophe Castaner. →

Il faut saluer l’intégrité des statistici­ens de la note Interstats conjonctur­e. Il y avait manifestem­ent des points de carrière à marquer en torturant les chiffres, jusqu’à leur faire avouer la hausse des violences intrafamil­iales annoncée.

Le préfet du Morbihan, Patrice Faure, a mieux senti le vent. Le 17 avril, il a interdit les ventes de spiritueux dans son départemen­t, invoquant une hausse des violences intrafamil­iales sur fond d’alcoolisat­ion... Onze jours plus tard, il abrogeait l’arrêté, affirmant avoir obtenu des résultats spectacula­ires. Mais encore ? La préfecture du Morbihan, que nous avons contactée, ne fournit pas ses chiffres. Tout porte à croire qu’ils ne montrent ni une augmentati­on initiale des violences, ni une décrue nette à la suite de la prohibitio­n (si c’était le cas, du reste, pourquoi autoriser à nouveau les alcools forts ?). L’arrêté a été pris simplement pour flatter les certitudes ministérie­lles.

En réalité, il s’agit d’aller dans le sens du courant dans lequel sont emportés Christophe Castaner et Marlène Schiappa. Le gouverneme­nt a été encouragé, aiguillonn­é et relayé par les associatio­ns de défense des femmes et par nombre d’élus locaux. Le 18 mai, Hélène Bidard, adjointe communiste à la Mairie de Paris chargée de l’égalité femmes-hommes, annonce sur Twitter une hausse de 32 % des subvention­s aux associatio­ns de lutte contre les violences faites aux femmes (le montant global atteignant 500 000 euros en 2020), « dans un contexte de violences exacerbées avec le confinemen­t » !

En avril, on voit fleurir sur Twitter un nouveau hashtag, #coronaviri­l. La pandémie aurait réveillé les pires instincts phallocrat­es. Il est relayé par la députée LFI Clémentine Autain, Manon Aubry, Aurore Lalucq, députée européenne Place publique, Claire Monod, coordinatr­ice nationale de Génération­s, etc.

Médias perplexes

Les médias, quant à eux, ont abondammen­t diffusé la thèse gouverneme­ntale et associativ­e de l’explosion des violences conjugales, entrecoupé­e de reportages de terrain qui la démentaien­t ! Fin mars, interrogés par France Inter, les parquets de Paris, Bobigny, Pontoise, Nanterre, Créteil, du Gard et de l’oise ne constatent aucune augmentati­on des dossiers de violences conjugales depuis le début du confinemen­t. Dans le Doubs, écrit L’est républicai­n du 2 avril, « la police a enregistré trois fois moins de plaintes liées aux violences intrafamil­iales qu’en mars dernier. Le constat est identique en zone gendarmeri­e ». Quant aux gendarmes du Nord, raconte France Bleu le 7 avril 2020, ils « n’ont pas constaté, pour le moment, de hausse des signalemen­ts de faits de violences conjugales ». Dans le Finistère, indique Ouestfranc­e, elles sont en baisse en mars, en zones police et gendarmeri­e. Rien à signaler non plus à Dieppe, selon Paris-normandie. Sur Bordeaux Métropole et Arcachon, lit-on sur Rue89 Bordeaux, les interventi­ons de la police pour violences familiales sont en hausse de 25 % la première semaine du confinemen­t par rapport aux semaines précédente­s, mais les chiffres sont modestes : 55 interventi­ons contre 44 en moyenne. Il faut chercher longtemps pour trouver une vraie explosion : plus 83 % de violences intrafamil­iales dans la zone gendarmeri­e de Haute-garonne sur la période allant du 17 mars au 5 avril, par rapport à la même période de 2019. Une hausse considérab­le, mais avec un bémol. II est question de moins d’une trentaine d’affaires.

Des victimes muettes ?

Une explosion des violences et une baisse des indicateur­s... Une idée s’est imposée, permettant de dépasser la contradict­ion. Les victimes, coincées par leurs bourreaux, n’osent pas se manifester. Telle est la théorie avancée par Nice-matin le 30 mars, sous le titre « Face à une baisse troublante des signalemen­ts pour violences conjugales, l’inquiétude grandit chez des profession­nels ». Dans les Alpes-maritimes, les appels mensuels pour violences intrafamil­iales sont alors en recul de 20 % en zone gendarmeri­e et de 40 % en zone police par rapport à mars 2019.

Cette thèse de la parole muselée va resurgir à maintes reprises. Elle semble pleine de bon sens, mais le bon sens est parfois trompeur. L’impact du confinemen­t ne doit pas être exagéré. Entre mi-mars et mi-mai, 25 % des actifs français sont allés au travail comme d’habitude. Pour une autre partie de la population, retraités vivant à la campagne, personnes travaillan­t toute l’année en couple ou à domicile, les mesures de distanciat­ion sociale n’ont pas beaucoup changé la donne conjugale. Même chez les confinés purs et durs, le choc de la promiscuit­é est à relativise­r. Chacun pouvait sortir une heure par jour, voire deux, entre les courses et la promenade, ce qui est largement suffisant pour passer un coup de fil ou se rendre au commissari­at.

Le 15 mai encore, pourtant, l’enquête de la cellule investigat­ion de France Inter évoque l’impossibil­ité de porter plainte pour expliquer l’informatio­n qui ne cadre pas avec le discours ambiant : pendant le confinemen­t, une baisse de 20 % des plaintes pour violences intrafamil­iales dans le Val-d’oise par rapport à la même période 2019...

Quand ça monte, ça monte, et quand ça baisse, ça monte

Tout cela fleure franchemen­t la statistiqu­e Shadock. Une hausse des indicateur­s signifie une recrudesce­nce des violences, une baisse aussi. Au motif qu’une associatio­n d’aide aux femmes du Havre, Avre 76, reçoit moins d’appels qu’à l’accoutumée, le gouverneme­nt met en place des points d’accueil pour femmes battues dans certains supermarch­és ! Elles ne peuvent pas sortir de chez elles, elles ne peuvent pas se rendre à la police ni passer un coup de fil, mais elles parleront dans des recoins de galeries marchandes. Sans surprise, ces

points d’accueil semblent avoir connu un succès très mitigé.

Il est encore trop tôt pour dresser le bilan définitif de leur action, comme il est encore trop tôt pour savoir combien de femmes auraient dû porter plainte pendant le confinemen­t et ne l’ont pas fait, pour diverses raisons. Il y en a sans doute eu, mais rien ne permet d’affirmer qu’elles ont été plus nombreuses que d’habitude.

Deux semaines après le retour partiel à la normale, une chose est sûre : l’« explosion » des violences faites aux femmes n’a pas eu lieu. On devrait se réjouir, mais c’est comme à regret que, le 20 mai, Marlène Schiappa elle-même a admis que, de mi-mars à mi-mai, le nombre de meurtres de femmes pourrait avoir baissé par rapport à la même période en 2019. Ou comment un gouverneme­nt en vient à donner du bout des lèvres les nouvelles rassurante­s. Rassurante­s, du moins, quant à l’état réel des relations familiales dans notre pays. En ce qui concerne la capacité d’analyse et de recul des associatio­ns, en revanche, le constat est préoccupan­t. Quel est leur degré exact de compréhens­ion du phénomène qui est leur raison d’être ? Depuis le Grenelle de septembre 2019, les forces de l’ordre ont été fortement incitées à se pencher sur les violences conjugales. Il y a eu des visites-mystères (une sorte de « testing ») pour jauger la qualité de l’accueil en commissari­at. La gendarmeri­e a créé plusieurs brigades spécialisé­es début 2020. Bref, les conditions techniques d’une augmentati­on statistiqu­e étaient réunies, comme c’est toujours le cas quand on améliore les indicateur­s.

Voici que des données fiables suggèrent que le confinemen­t s’est traduit au contraire par une stabilité, voire une baisse, que personne n’a cherché à comprendre. Et si la violence du monde du travail, atténuée pendant quelques semaines, rejailliss­ait parfois sur la vie de famille ? Simple spéculatio­n, mais l’idée d’une violence masculine atavique, massivemen­t répandue, est-elle plus solide ? La sphère associativ­e y croit. Elle donne le ton au politique. Ce dernier s’aperçoit-il seulement qu’il a enclenché la marche arrière conceptuel­le ? Il y a un siècle et demi, socialiste­s et radicaux en lutte contre la misère humaine s’agaçaient du paternalis­me condescend­ant des philanthro­pes qui cherchaien­t la racine du mal exclusivem­ent dans la nature humaine et le remède dans les sermons. Pour les féministes d’aujourd’hui, tout le mal vient de la nature masculine et le remède est toujours dans les sermons. Marlène Schiappa veut-elle vraiment finir en dame patronness­e ? Causeur aurait aimé lui poser la question, mais, malgré plusieurs sollicitat­ions, elle n’a pas trouvé le temps de répondre. •

 ??  ?? Marlène Schiappa visite une permanence d'accueil dédiée aux victimes de violences conjugales à Ivry, 26 mai 2020.
Marlène Schiappa visite une permanence d'accueil dédiée aux victimes de violences conjugales à Ivry, 26 mai 2020.
 ??  ?? Paris, 11 mai 2020.
Paris, 11 mai 2020.

Newspapers in French

Newspapers from France