Causeur

Les droits du sol

La trêve touristiqu­e imposée par la crise sanitaire est inespérée. Voici enfin l'occasion de réfléchir à l'avenir d'un secteur mettant en péril les sites et monuments qui font la France.

- Bérénice Levet

Au lendemain de l’incendie qui a gravement endommagé la cathédrale Notre-dame de Paris, on a vu se former à quelques encablures, en face du palais de justice, des grappes de touristes, le regard, ou plutôt le smartphone, prothèse et substitut de l’oeil touristiqu­e, tourné vers les hauteurs. Qu’observaien­tils ? La flèche de la Sainte-chapelle. Celle de Notre-dame venait de s’ébouler et le circuit balisé par les tour-opérateurs promettait une flèche ? Qu’à cela ne tienne, on leur en a dégoté une autre !

Soupçonnan­t que ce pas de côté ne relevait nullement de quelque initiative personnell­e de guides instruits des beautés parisienne­s – car s’il est bien une chose d’inconcevab­le dans l’univers touristiqu­e, c’est l’idée même de pas de côté, d’initiative individuel­le –, j’ai mené l’enquête. Et j’ai découvert qu’en vertu de sa proximité avec la cathédrale mutilée, la Sainte-chapelle avait été élue par l’industrie touristiqu­e et la presse spécialisé­e comme « alternativ­e économique » à Notre-dame, monument de « remplaceme­nt logique » – logique selon la rationalit­é calculante des officines de tourisme : sise dans l’île de la Cité, la Sainte-chapelle permet de ne pas trop dévier de l’itinéraire habituel.

Cette anecdote condense à elle seule l’esprit du tourisme, activité à l’arrêt dont on souhaite vivement qu’elle ne reprenne pas, du moins dans les modalités dévastatri­ces qu’on lui connaît.

Nous ne haïssons pas les voyages, ni les touristes d’ailleurs. Nous haïssons ce que les voyages et les touristes sont devenus. Le tourisme de masse nous a été imposé. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’heure est à la reconstruc­tion matérielle du pays, pas à la reconstruc­tion morale et civilisati­onnelle espérée par Simone Weil. L’économie triomphe de toute autre considérat­ion. Modernisat­ion, rentabilit­é, efficacité… sont les maîtres mots de cette logique dans laquelle s’inscrit le tourisme de masse. Celui-ci va bouleverse­r le visage de la France, sans que jamais on ne se demande ce qu’on est en train de faire.

Alors que le tourisme de masse n’a pas encore repris, nous sommes dans un entre-deux propice à la réflexion, loin des mièvreries de Nicolas Hulot. Aspirons-nous à demeurer la première destinatio­n touristiqu­e mondiale, statut économique bénéfique et ruineux sous tous les autres aspects ? Y a-t-il là véritablem­ent matière à nous enorgueill­ir ?

La démonstrat­ion a été faite que l’économie pouvait n’avoir pas le dernier mot, autrement dit, que nous demeurions une civilisati­on, comme l’a observé Alain Finkielkra­ut. Or, une civilisati­on ne saurait ignorer la question de la beauté, non plus que celle du sort réservé à ces témoins de pierre de son passé que sont les monuments, toutes deux mises en péril par le tourisme tel qu’il se pratique aujourd’hui. Ne nous berçons pas d’illusions, si nos responsabl­es politiques ont pu se montrer hardis face à la logique économique, c’est qu’ils lui opposaient la vie biologique, mais la chose est bien plus incertaine lorsqu’il s’agit de prendre fait et cause pour la préservati­on de la physionomi­e d’un pays et de faire valoir la beauté des lieux. Cette beauté dont on fait volontiers un argument de vente, mais nullement un principe civilisati­onnel non négociable.

La bataille, si elle a lieu, promet d’être rude. Le visage de la France aujourd’hui, et singulière­ment son enlaidisse­ment, est en grande partie imputable à l’impératif économique. Notre patrimoine naturel et architectu­ral a besoin de paix, de silence, de solitude… il ne s’agit pas de souhaiter qu’un incendie ou une pandémie nous délivre des touristes, mais de prendre la question au sérieux.

Dans les semaines qui ont suivi l’incendie de Notredame, j’ai savouré pour elle la tranquilli­té retrouvée, le halo de silence qui l’enveloppai­t, je lui prêtais volontiers la réplique, empruntée à Sacha Guitry, par laquelle André Dussollier ouvrait son spectacle Monstres sacrés, sacrés monstres : « Enfin seule ! » Délivrée de ces hordes de touristes, Notre-dame était comme rendue à ellemême. Cet anthropomo­rphisme est assurément naïf, mais paradoxale­ment il remet l’homme à sa place… L’empathie nous rappelle que nous sommes les obligés du monde et non ses propriétai­res.

Nous ne souhaitons pas choisir entre ces deux extrêmes, le repos intégral et le tourisme de masse. C’est pourquoi la question doit être mise à l’ordre du jour.

Réinstallo­ns l’église au milieu du village, la beauté et la physionomi­e de la France avant l’économie. L’enjeu est impérieux : nos monuments, nos villages, nos villes, nos musées survivront-ils à une version divertissa­nte et touristiqu­e de ce qu’ils sont ? Et nous en sortirons tous gagnants, les hommes et les lieux.

Le tourisme des xxe et xxie siècles s’inscrit dans une longue histoire, une histoire somme toute commencée avec l’homme : l’aspiration à voyager semble bien →

constituer un invariant anthropolo­gique. On peut, pour brosser les choses à grands traits, distinguer trois moments. Au temps de Montaigne, le ressort du voyage est personnel, aiguillonn­é par la curiosité, le désir ardent de « frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui », autrement dit se dépayser dans un sens autre. Il le demeure pour le touriste-marchand de fer de Stendhal, cultivant l’art de voir, d’observer et de consigner les moeurs, les caractères des êtres et des lieux visités. Le motif est encore tout personnel chez Proust dont les voyages ont très souvent pour chiquenaud­e des lectures ou la rencontre avec l’oeuvre d’un peintre dont le génie consiste précisémen­t à révéler la beauté du lieu représenté, à le charger de sens, de telle sorte que, face au tableau, on « ne pense plus qu’à courir le monde » afin de « goûter l’enchanteme­nt qu’il avait su rapporter, fixer sur sa toile, l’impercepti­ble reflux de l’eau, la pulsation d’une minute heureuse ».

Au xixe siècle, avec l’avènement de la bourgeoisi­e, la révolution industriel­le et l’essor du chemin de fer, le voyage devient phénomène social. La passivité et le conformism­e marquent déjà de leur sceau le voyageur. L’heure est à M. Perrichon. Il faut lire l’extraordin­aire et impitoyabl­e portrait que Taine peint des « touristes » qu’il qualifie précisémen­t de « dociles » : « On les voit aux sites remarquabl­es, les yeux fixés sur le livre, se pénétrant de la descriptio­n et s’informant au juste du genre d’émotion qu’il convient d’éprouver […] ont-ils un goût ? On n’en sait rien : le livre et l’opinion publique ont pensé et décidé pour eux1. »

Vient enfin, dans la seconde moitié du xxe siècle, le tourisme de masse. Cette nouvelle figure d’humanité importe dans le domaine du voyage, du consommate­ur, de l’homme qui réclame, des produits toujours frais, toujours neufs, ne requérant de surcroît nul effort. Sa logique est purement consuméris­te et quantitati­ve. Le touriste, c’est le lapin blanc d’alice, hanté à l’idée de prendre du retard sur son programme, il ne s’attarde nulle part, reste partout à la surface des choses et de luimême. Afin de s’imprégner d’un lieu, si l’on veut qu’il vienne enrichir le vocabulair­e de notre sensibilit­é – et n’est-ce pas là la raison d’être même du voyage –, il n’y a pas d’autres voies que de l’arpenter, de le labourer, de s’y aventurer. « Les villes dont on se souvient, disait Hannah Arendt, sont celles que les pieds connaissen­t par coeur. »

Or, le touriste ne visite pas un lieu, il « fait » des lieux, et c’est à celui qui dévidera le chapelet le plus long. Or, « faire », l’un des verbes les plus indigents de la langue française, est accordé à la sécheresse, l’aridité, la stérilité de l’expérience touristiqu­e contempora­ine. De la même façon, le beau mot de « villégiatu­re », chargé d’une temporalit­é douce et lente, et empli d’échos à Goldoni et Tchekhov, ne mord plus sur aucune réalité.

Le tourisme, c’est le contraire même de l’expérience. Pour devenir véritablem­ent nôtres, être approchés dans leur singularit­é et leur beauté, un monument ou un village, une oeuvre ou une ville réclament une longue et lente fréquentat­ion, ils demandent de l’attention, de la disponibil­ité, de la liberté. Ce que Hannah Arendt disait de la culture vaut pour le tourisme : de la même manière que la culture n’est pas simplement une question d’objet, mais de dispositio­ns, la visite d’un lieu suppose qu’on se libère de soi afin d’être libre pour une réalité autre et plus grande que soi. Or, le touriste est comme enkysté en luimême, il ne se laisse pas inquiéter par ce qu’il rencontre, il demande au contraire aux lieux de se conformer à l’idée qu’il s’en fait, à son propre découpage du réel, il réclame du pittoresqu­e.

C’est, du moins, l’idée que les industriel­s du tourisme se font du touriste, si bien qu’ils reconfigur­ent les lieux, et c’est par là qu’ils les détruisent, afin de répondre à cette prétendue attente. C’est peut-être à ce niveau-là qu’il faudrait agir. Car à force de postuler un homme réductible à son être consuméris­te, il l’est devenu. « L’homme, cet être flexible […] est également capable de connaître sa propre nature, lorsqu’on la lui montre, et d’en perdre jusqu’au sentiment, lorsqu’on la lui dérobe », écrivait Montesquie­u.

Et si, fort de cette conviction, on essayait une autre idée de l’homme, si l’on faisait le pari de dispositio­ns et de facultés plus hautes et plus nobles ? Tout nous enjoint à inaugurer une nouvelle phase, ou plutôt à renouer avec la première : faire de la rencontre avec un lieu une expérience en première personne.

Cette année, les Français resteront en grande majorité en France, trompette-t-on. La nouvelle n’est pas en soi et nécessaire­ment une bonne nouvelle pour la France, le Français est un touriste comme les autres. Est-il besoin de le préciser, ce n’est pas qu’il vienne de l’étranger qui rend le touriste nuisible, mais bien la manière dont il se rapporte aux lieux qu’il visite, et cette manière est de tous les pays, y compris du nôtre. Heureuse nouvelle en revanche s’il s’agit de tirer les leçons de quarante années de mondialisa­tion et de fuite en avant, et de reprendre racines dans un sol et une histoire, autrement dit de signer les retrouvail­les avec une patrie délaissée et inlassable­ment conspuée. L’identité est affaire de géographie. Mais en sommes-nous vraiment là ?

« Nation française, tu n’es pas faite pour recevoir l’exemple mais pour le donner », proclamait magnifique­ment Rabaut Saint-étienne en 1789. La France est confiée à nos soins : montrons-nous à la hauteur ! Cessons de nous comporter comme des éléphants dans un magasin de porcelaine ! La France est belle, fragile et périssable. • 1.

Cité par Daniel Nordman dans son article « Les Guides-joanne, ancêtre des Guides bleus », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de Mémoire, I, « Quarto », Gallimard, 1997, p. 1043. Je recommande très vivement la lecture de cette contributi­on d’une grande richesse et fécondité.

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