Causeur

La méfiance de soi

Nous sommes tiraillés entre le besoin de retourner à la vie d'avant-covid et l'espoir de créer un monde nouveau, plus citoyen, plus écologique, plus sécurisé. L'obsession de la santé finit par nous aliéner.

- Françoise Bonardel

Plus le temps passe depuis le début de la crise sanitaire, et moins l’on comprend ce que pourrait bien vouloir dire un « retour à la vie normale », jugé d’ailleurs impossible par les uns et malvenu par d’autres, mais souhaité par la grande majorité de nos concitoyen­s. Tout le monde s’accorde à peu près sur la nécessité de

retrouver au plus vite quelques gestes fondamenta­ux : circuler librement, reprendre ses activités sans trop de stress, pouvoir s’embrasser comme avant et boire un verre en terrasse… mais on commence à s’apercevoir que la normalité prêtée à la « vie d’avant » tenait pour une bonne part son aura de la privation qu’on en a eue, et sans doute aussi de la colère de l’avoir perdue pour un motif aussi dérisoire qu’un virus suffisamme­nt vicieux pour dédaigner les poumons blindés de nicotine des fumeurs et s’attaquer à ceux des plus vertueux !

Plus la disproport­ion devient flagrante entre l’insignifia­nce de cet agent provocateu­r et l’ampleur de la catastroph­e économique et sanitaire, plus on est tenté de se dire qu’en effet la vie normale était celle d’avant qu’il faut à tout prix retrouver, et qu’il n’y a aucune leçon à tirer de ce qui n’est qu’un accident, une erreur d’aiguillage que les experts, les scientifiq­ues vont tôt ou tard corriger. Passéistes comme progressis­tes seraient même prêts à s’accorder sur le fait que vaincre le virus est une priorité qui éclipse temporaire­ment toute autre considérat­ion sur les bienfaits ou méfaits de l’avant, les cafouillag­es du présent et l’incertitud­e de l’avenir. On laissera donc à quelques illuminés la tâche de faire de la pandémie l’annonciatr­ice du Grand Soir ou l’émissaire d’une écocitoyen­neté enfin responsabl­e. D’ailleurs, quel nouveau modèle pourrait-on bien proposer à des concitoyen­s épuisés, désabusés, sidérés d’avoir dû accepter sans broncher une telle privation de liberté ? Bref, le monde d’après ressembler­a probableme­nt à celui d’avant, mais « en un peu pire » comme dit Houellebec­q.

Cependant, si les choses étaient si claires, soulagemen­t et angoisse ne se seraient pas aussi intimement mêlés lors du déconfinem­ent. Après tout, le confinemen­t n’avait pas que des mauvais côtés, et l’on y prenait même goût dès lors qu’il se passait dans des conditions jugées « normales » en dépit de l’anomalie ambiante. Beaucoup, sans doute, sans être d’incurables misanthrop­es, regrettent déjà la qualité du silence imprégnant la ville d’ordinaire si bruyante, la beauté des bâtiments dont l’architectu­re était soulignée par l’absence d’agitation environnan­te, les chants d’oiseaux dans les arbres dont les branches, échevelées de n’avoir pas été coupées, faisaient écho à la chevelure elle aussi négligée des confiné(e)s. Traverser une rue sans risquer d’être renversé par un vélo ou une trottinett­e, et ne pas se faire injurier par d’arrogants auriges perchés sur un jouet d’enfant comme un imperator sur son char de combat, semblait la juste revanche du piéton tenu pour quantité négligeabl­e en temps « normal ». Tous ces faits anodins étaient autant de petits luxes quotidiens dont la disparitio­n laisse songeur : vivions-nous vraiment « avant » une vie si normale que ça ?

Chacun pourrait apporter pour preuve du contraire sa propre collecte d’anomalies, d’incohérenc­es, d’incuries qui pourrissai­ent la normalité supposée de sa vie, et c’est un procès de civilisati­on qu’il faudrait finalement ouvrir tant les plaignants seraient nombreux à demander aux autorités qui les gouvernent si ce n’est pas de la camelote qu’on leur a refilée depuis des décennies en guise de protection alimentair­e et sanitaire, de démocratie participat­ive et de loisirs branchés. Si on y regarde d’un peu près en effet, nombre des « progrès » supposés ne font jamais que corriger les erreurs commises dans le passé, ou celles dues à des choix désastreux plus récents : « La postmodern­ité est la simultanéi­té de la destructio­n des valeurs antérieure­s et de leur reconstruc­tion. C’est la réfection dans la défection », résumait Jean Baudrillar­d1. Un coup pour rien, en somme. On répare tant bien que mal, on bricole dans l’incurable comme disait Ionesco, mais on se garde bien de cureter plus profondéme­nt la plaie pour en finir une bonne fois pour toutes avec les causes profondes d’un mal-être devenu chronique, heurtant qui plus est de plein fouet la vision devenue officielle de la santé comme projet politique et idéal sociétal.

Mais une société foncièreme­nt saine serait-elle à ce point obsédée par la santé, jamais assez parfaite, jamais assez assurée de ne pas basculer dans la maladie sitôt qu’on relâche son attention, qu’on cesse de pratiquer jogging, jeûne ou yoga, ou qu’on se laisse aller à désirer simplement vivre, avec tous les aléas que cela comporte ? Assisté, coaché, connecté et bientôt appareillé de puces électroniq­ues, l’individu postmodern­e est un malade potentiel en sursis qui ne doit sa survie, dans un environnem­ent en effet pathogène, qu’à une vigilance, une méfiance de tous les instants. Le « souci de soi », qui fut le viatique délivré par les philosophi­es antiques2, est devenu une sorte d’impératif moral et de code social si omniprésen­t qu’on devrait se demander si cette inflation thérapeuti­que n’est pas déjà en soi une maladie, ou au moins son symptôme. Goethe l’avait en son temps pressenti : « Je crois bien aussi moi-même que l’humanité finira par triompher, mais je crains qu’en même temps le monde ne devienne un grand hôpital, où chacun sera pour l’autre un charitable garde-malade3. » La société de l’avant et plus encore de l’après-covid-19 ?

Il faut donc s’attendre à ce que les normes sanitaires deviennent d’autant plus coercitive­s, et normatives quant au type d’homme dont elles font la promotion, qu’une véritable hygiène de vie se révèle incompatib­le avec le modèle économique et social des sociétés occidental­es où l’on vit certes plus vieux, mais où l’on meurt dans la solitude ; où la consommati­on de tranquilli­sants et d’antidépres­seurs explose ; et où l’on hésite à mettre au monde des enfants tant le futur semble incertain. Quant à la « distance sociale » imposée par le coronaviru­s, qui pourrait sérieuseme­nt croire qu’elle était abolie par les embrassade­s lors des sacro-saints apéros, et le copinage de rigueur sur les réseaux sociaux ? Sa généralisa­tion ne fait que rendre criante la défiance envers la vie qui fragilise aujourd’hui les corps et les esprits, mais dont Nietzsche voyait déjà, à la fin du xixe siècle, →

l’action corrosive autour de lui. On aura donc beau s’indigner de la situation calamiteus­e des hôpitaux et contester telle ou telle politique sanitaire, rien n’y fera si on ne prend pas conscience de ce que l’anthropolo­gue de la santé Jean-dominique Michel nomme un « scandale sanitaire structurel­4 » qui touche le fonctionne­ment même de nos sociétés où l’on détériore d’un côté ce que l’on répare de l’autre, et où l’on s’habitue à l’idée que la santé puisse résulter de la conformité à un modèle psychosoci­al présenté comme un idéal.

Que les sociétés évoluées se soient donné pour objectif louable de rendre accessible­s tous les soins médicaux indispensa­bles n’implique pas de faire vivre bienportan­ts et malades sous la férule d’une norme sanitaire qui leur ôterait le droit de déterminer ce qu’est pour eux la « santé » sans laquelle ils perdraient le goût de vivre. Or, c’est bien ce qui s’est passé lors de cette crise qui a mis au jour la composante idéologiqu­e du rapport entre santé et normalité. Ne pas mourir du virus et en être à jamais délivré est bien sûr le souhait de tous, mais la réalisatio­n de ce souhait n’épuisera pas la question : comment évaluer, à titre personnel ou collectif, la dose appropriée d’anomie, de déstabilis­ation intérieure qui est parfois nécessaire à un organisme ou à un psychisme pour qu’il ne se repose pas sur ses acquis au point de mourir – d’une autre sorte de mort il est vrai – d’un excès de « bonne santé » sur laquelle ironisa Artaud et de manière plus nuancée Thomas Mann. Tandis que le héros de La Mort à Venise (1912) reconnaît dans le choléra qui s’insinue dans la ville le signe de son pourrissem­ent intérieur et de sa fascinatio­n pour la mort, celui de La Montagne magique (1924) s’abandonne, au sanatorium de Davos, à la séduction d’un confinemen­t volontaire qui le délivrerai­t d’avoir à affronter la vie. Comment mieux dire que la « grande santé », pour parler comme Nietzsche, se situe quant à elle sur la ligne de crête entre la maladie qui tue et la bien-portance qui anesthésie, mais jamais dans la norme collective qui de fait l’anéantit ? •

1. Jean Baudrillar­d, Cool Memories I : 1980-1985, Galilée, 1987, p. 214.

2. Françoise Bonardel, Prendre soin de soi : enjeux et critiques d’une nouvelle religion du bien-être, Almora, 2016.

3. J.W. von Goethe, Voyage en Italie (trad. J. Porchat), Bartillat/omnia, 2003 p. 374.

4. Voir « Anatomie d’un désastre », entretien de Jean-dominique Michel par Athle.ch, disponible sur Youtube.

 ??  ?? Panthéon, 5e arrondisse­ment de Paris, 1er juin 2020.
Panthéon, 5e arrondisse­ment de Paris, 1er juin 2020.
 ??  ?? Paris, 1er juin 2020.
Paris, 1er juin 2020.

Newspapers in French

Newspapers from France