Play it again, Manchette !
Parmi les parutions de cette actualité Manchette, on pourra noter, outre la réédition des Yeux de la momie, la sortie d’un autre texte inédit, Play it again, Dupont : il s’agit des chroniques de Manchette publiées dans Métal Hurlant, publication phare, avec Charlie, de la contre-culture des années 1970. Il s’agissait de rendre compte de l’actualité des jeux, et pour l’essentiel des jeux de stratégie qui étaient par ailleurs un des dadas des situs, Debord ayant créé le sien. Manchette parle de Risk, jeu qui rappellera des souvenirs aux adolescents devenus sexagénaires : « Risk est potable. Il est cependant mesquin que l’unique kriegspiel proposé par La Redoute de Roubaix nous permette au mieux de devenir maître du monde avec un rire dément, quand il y a sur le marché anglo-saxon une douzaine de jeux où on peut se farcir des galaxies entières. »
On signalera aussi la réédition du premier roman de Manchette en 1971, L’affaire N’gustro, préfacé par le meilleur spécialiste de Manchette, Nicolas Le Flahec. Ce roman, inspiré de l’affaire Ben Barka, fait parler à la première personne un jeune type d’extrême droite, barbouze occasionnelle pour police parallèle. L’originalité était que Manchette n’émettait, à aucun instant, le moindre jugement moral. Si ce roman paraît aussi accompli, c’est sans doute parce que Manchette pratiquait en forçat de l’underwood l’écriture depuis six ans, multipliant les scénarios et les novellisations. Il servit même de nègre à une speakerine. Rude école, dont il sut tirer le meilleur… •
« Ce n’est pas l’oeuvre d’un homme heureux (cela n’existe pas, même chez les auteurs des livres les plus stupides), c’est un chef-d’oeuvre, tout simplement. »
On pourrait dire de même de Manchette. Ces lettres révèlent un homme profondément cultivé, drôle et torturé, souffrant d’agoraphobie, ce qui l’entoure d’une aura involontaire de mystère et fait de lui un de ces invisibles qui échappent au Spectacle. Debord était, on l’a dit, une des grandes admirations de Manchette qui s’est toujours inscrit dans l’héritage situationniste comme le montrent des lettres à l’encyclopédie des nuisances, la maison d’édition de Jaime Semprun. Cette admiration n’était pas réciproque, la paranoïa de Debord ayant tendance à exclure de son entourage toute personne qui ne lui convenait pas.
Document de premier ordre, les Lettres du mauvais temps se font l’écho des querelles littéraires et politiques du moment, mais elles tiennent surtout du laboratoire, de l’art poétique. La dernière et longue
Lettres du mauvais temps : correspondance 19771995, La Table ronde, 2020. « Nous aurions pu entendre éclater au théâtre de Bacchus les douleurs d’oedipe, de Philoctète et d’hécabe […]. Mais, hélas ! aucun son ne frappait notre oreille. À peine quelques cris échappés à une populace esclave sortaient par intervalles de ces murs qui retentirent si longtemps de la voix d’un peuple libre. » Dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, Chateaubriand, monté sur l’acropole, déplorait en ces termes la disparition de la Grèce sous le joug ottoman. Que n’aurait-il dit en apprenant cette nouvelle qui chagrinera tous ceux qui pensent que chaque homme a deux patries, la sienne et la Grèce : le gouvernement d’athènes, profitant du confinement, a fait passer de justesse début mai au Parlement une loi de « modernisation de la législation environnementale ». D’après Libé, la colère réunit chaque soir des manifestants aux cris révélateurs de « Nous voulons de l’oxygène, pas des masques ! ». Cette loi fait en effet tomber les règlements lettre de Manchette, qui pouvait avoir la dent dure, est d’une incroyable gentillesse. Épuisé par la maladie qui devait l’emporter, il prend le temps de répondre longuement au questionnaire d’une classe de lycée professionnel et l’air de rien définit parfaitement ce qu’est le métier d’écrivain et la façon dont la lecture mène à l’écriture par des chemins détournés qui finalement en valent bien d’autres : « Quelques années plus tard, voulant plaire à une jolie marxiste, je lus tout Marx. Je n’y ai rien compris. Mais lire pour briller auprès d’une fille, c’est un commencement. » •
Les Yeux de la momie, Wombat, 2020.
Play it again, Dupont : chroniques ludiques 1978-1980, La Table Ronde, 2020.
L’affaire N’gustro, « Série noire », Gallimard, 2020. sur les zones protégées « Natura 2000 » qui couvrent 40 % du territoire grec et surtout autorise les compagnies pétrolières à exercer leurs talents presque sans contrôle. La Grèce transformée en champ de pétrole, voilà qui aurait déplu à Pline l’ancien, persuadé dans son Histoire naturelle des dangers écologiques de l’extraction minière : « Pourtant c’est de fait à sa surface que la terre nous offre les plantes médicinales, et les céréales, en abondance et toujours prêtes […]. Ce qui cause notre perte, ce qui nous mène dans les enfers, ce sont les matières qu’elle a soustraites à notre vue, qui sont cachées dans ses profondeurs et qui ne se forment pas en un jour. »
Plus hypocritement encore, sous prétexte de produire de l’« électricité verte », des travaux ont déjà commencé en Crète sur un site archéologique : « Pendant le confinement, des routes ont été ouvertes. Des éoliennes ont été livrées par bateau et les fondations ont été coulées !» a déclaré à Libé une chimiste présidente du comité citoyen d’ierápetra. « Nous sommes en train de faire table rase de tout ce qui est environnement et patrimoine culturel. » Bref, c’est Éole chassé par les éoliennes ! Cette fragilité de ce que l’on pourrait appeler un écosystème mythologique a été ressentie depuis longtemps par les Grecs eux-mêmes, par exemple chez le poète Constantin Cavafy (1863-1933). Si Cavafy pleure les dieux qui reculent devant une modernité iconoclaste, il sait qui reviendra un jour ou l’autre : « Nous avons beau avoir brisé leurs statues / nous avons beau les avoir chassés de leurs temples / les dieux n’en sont pas morts le moins du monde. »
C’est tout le malheur que nous souhaitons à Éole, et aux Crétois. •