Libye, Erdogan met les gaz
Divisée entre deux camps rivaux soutenus par des puissances étrangères, la Libye est devenue un nouveau front de la guerre mondiale contre le djihadisme. Profitant du conflit pour remettre un pied en Afrique du Nord, la Turquie espère faire main basse sur
Je considère aujourd’hui que la Turquie joue en Libye un jeu dangereux et contrevient à tous ses engagements pris lors de la conférence de Berlin. » C'est par cette formule on ne peut plus directe qu'emmanuel Macron a exprimé le mécontentement de la France après l'intervention militaire turque dans ce pays en proie à la guerre civile depuis la chute de Kadhafi en 2011. En septembre de cette même année 2011, un autre président français, Nicolas Sarkozy, premier chef d'état occidental à faire le voyage à Tripoli depuis la chute de Kadhafi, avait été accueilli en grand vainqueur et acclamé par la foule. Sarkozy pensait alors que la France allait cueillir les fruits de son intervention militaire, menée six mois plus tôt en plein printemps arabe, pour soutenir les rebelles et sauver leur bastion de Benghazi.
Avec l'approbation des Nations unies, L'OTAN était intervenue pour empêcher l'armée de Kadhafi de détruire Benghazi. L'aviation de L'OTAN, essentiellement franco-britannique, avait accompli rapidement sa mission. Sans mettre en doute la probabilité du massacre annoncé, son empêchement fut probablement le seul et unique succès de la coalition dirigée par la France. L'espoir d'un monde arabe rompant avec l'autoritarisme et rejoignant l'occident démocrate et libéral s'est brisé sur les dures réalités géopolitiques et anthropologiques. La Russie avait accepté à contrecoeur de soutenir une intervention humanitaire qui a tourné à l'opération de changement de régime. Elle a retenu la leçon. En Syrie, Moscou a dit niet aux Occidentaux et lancé une intervention aérienne aussi brutale qu'efficace pour sauver le régime d'assad. Quant à la population de Benghazi, sauvée in extremis en février 2011, elle a ensuite payé un lourd tribut aux guerres fratricides entre milices, sans parler de l'attaque de la mission diplomatique américaine locale en septembre 2012, un an presque jour pour jour après la visite triomphale de Sarkozy.
Aujourd'hui, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan soutient l'administration de Tripoli de Fayez al-sarraj, qui dirige formellement le GNA (gouvernement d'union nationale). Formé en 2016 sous l'égide de L'ONU pour sortir de la deuxième guerre civile libyenne, il s'agit d'une coalition instable de groupes islamistes, d'autonomistes régionaux originaires de la ville côtière de Misrata et de la minorité berbère, ainsi que de milices urbaines qui ressemblent à s'y méprendre à des gangs criminels.
Face au GNA, les Émirats arabes unis, l'arabie saoudite, l'égypte, la France et la Russie soutiennent Khalifa Haftar – ancien bras droit de Kadhafi depuis le coup d'état de septembre 1969 devenu son pire ennemi – et une Assemblée nationale rivale installée à Tobrouk. « L'armée nationale libyenne », sous le contrôle de Haftar, est constituée de membres de tribus cyrénaïques ainsi que de mercenaires du Soudan et du Tchad. Elle est soutenue par la Russie, à travers des mercenaires et probablement de l'aviation.
Pourquoi la France a-t-elle décidé de soutenir Haftar ? L'artisan de cette alliance, Jean-yves Le Drian, ministre de la Défense lors de l'intervention française au Mali, à partir de 2013, était très sensible à la question migratoire, surtout après la crise de 2015. Les Français connaissaient déjà Haftar, qui leur semblait être l'homme de la situation, une personne capable de rassurer aussi bien militairement que sur le plan économique et politique.
Le maréchal libyen est soutenu par le président égyptien Sissi, un bon client de l'industrie militaire française (surtout des Rafale, dont Le Drian a joué un rôle important dans la vente à l'égypte). Autre ami commun : les Émirats arabes unis, partenaire stratégique de Paris, de Haftar et de l'égypte. Petit à petit, le vieux maréchal arrive à s'imposer comme l'homme de Paris en Libye, seul à même d'unifier et de pacifier le pays en mettant dehors les djihadistes et en fermant au passage l'autoroute migratoire. Quand Emmanuel Macron arrive à l'élysée, il nomme Le Drian au Quai d'orsay et essaie de rapprocher les deux rivaux libyens, Haftar et al-sarraj. L'initiative française échoue et Macron, suivant la ligne Le Drian (qui n'est pas dénuée de pertinence par ailleurs), décide de parier sur Haftar. L'homme de Benghazi, dont la dernière visite à l'élysée date du 9 mars dernier, semble alors être un cheval gagnant. En avril, ayant pris le contrôle de presque tout le pays, ses forces lancent une offensive pour s'emparer de la capitale. Cette attaque précipite l'intervention turque pour sauver le gouvernement de Tripoli, ce qui change la donne.
Avec une grande habileté, Ankara a mis sur pied une force efficace appuyée à la fois sur 2 000 mercenaires syriens et une structure de commandement et de soutien turque avec drones, blindés et conseillers militaires.
Comme la Russie en Syrie, la Turquie a réussi à fusionner ses capacités technologiques et militaires avec des troupes mercenaires pour forger un outil opéra- →
formé sous l'égide de L'ONU qui exacerbait la crise libyenne…
Résumons : dans une situation qui pourrait aboutir à une guerre, la France se range dans le camp de la Russie face à un pays membre de L'OTAN. En effet, alors que les forces de Haftar se replient vers l'est du pays, l'égypte d'abdel Fattah al-sissi menace d'intervenir directement si les forces turco-tripolitaines avancent vers Benghazi. Résultat temporaire : sur le territoire qui, sur les cartes, est appelé Libye, deux entités belligérantes, respectivement soutenues par des puissances régionales rivales, sont en train d'émerger aux portes sud de l'europe.
Erdogan est en train de « syrianiser » la moitié de la Méditerranée