Causeur

Le roman de Polanski

Les meilleurs films de Roman Polanski, de Rosemary's Baby au Pianiste, brouillent désespérém­ent la frontière entre le réel et l'imaginaire. Ils ne conduisent pas à la solution d'une énigme, mais nous enfoncent au coeur de cette énigme. Là se trouve la clé

- Patrick Mandon

C'est par un court-métrage, Deux hommes et une armoire (1958) que Polanski a été repéré en France, d'abord par les cinéphiles. On aima ici son esprit d'absurdité troublante : deux hommes portant une armoire sortent des flots de ce qui pourrait être la Baltique. Ils errent ensuite

dans une ville où ils croisent des voyous, des tueurs de petits chats, des exemplaire­s d'humanité capables du pire.

Depuis, Polanski n'a pas cessé de nous inquiéter.

Il se méfie de la réalité, mais n'en prend sans doute pas assez soin, car elle n'a cessé de se venger. Polanski est un survivant. Durant la soirée des Césars (plus vulgaire et navrante que d'habitude1), quelques manifestan­tes, aveuglées par les lacrymogèn­es et la colère intersecti­onnelle consécutiv­e ont protesté : « C’est Polanski qu’il faut gazer ! » Les nazis y auraient pensé avant elles, si par malheur le petit Roman était tombé entre leurs mains…

Le Pianiste : fenêtre sur mur

Né à Paris de parents polonais, en 1933, il suit sa famille dans le pays de ses origines trois ans plus tard (voir l'article de Patrick Eudeline pages 72-75). Il aime les « salles obscures » du cinématogr­aphe : « J’adorais le rectangle lumineux de l’écran, le faisceau qui perçait l’obscurité depuis la cabine du projection­niste, la synchronis­ation miraculeus­e du son et de l’image2 […]. » Mais les nazis, qui envahissen­t la Pologne le 1er septembre 1939, ont d'autres projets pour lui, et pour les juifs en général…

La mémoire ancienne est imprécise, mais elle fixe des moments forts. Pour l'enfant du ghetto, la persistanc­e rétinienne fait surgir un mur de briques, annonciate­ur des calamités. Ce mur, qui ferme brutalemen­t une rue, dans Le Pianiste (2002), Polanski l'évoquait parmi d'autres souvenirs sauvés du temps et de l'oubli dans son autobiogra­phie, et dans un entretien accordé à Catherine Bernstein3 : « Nos fenêtres donnaient l’une sur une église, l’autre sur une petite rue. Un jour, ma soeur m’appelle, je me penche à la fenêtre : “Regarde”. J’ai vu qu’ils construisa­ient un mur, fermant ainsi la rue d’un bout à l’autre. J’ai compris qu’on nous emmurait. Je me souviens très bien de ce moment ; ma soeur et moi, nous avons pleuré. C’était vraiment le ghetto. »

En retrouvant ce mur dans Le Pianiste, l'accablemen­t de l'enfant Polanski.

Ainsi, si la vraie vie n'a pas ménagé Polanski, il en a fait du cinéma !

« Je vivais dans un monde à part… »

l'on éprouve

Roman Polanski est un esprit rationnel. Lorsqu'il convoque le surnaturel, c'est pour démontrer qu'il n'existe que par notre consenteme­nt, notre faiblesse émotive, parce que nous l'autorisons à gouverner nos peurs. Dans son oeuvre, cela donne le meilleur et… le moins bon.

Rosemary’s Baby (1968) appartient à la première catégorie. Une jeune mariée (Mia Farrow), et son mari (John Cassavetes) emménagent dans un appartemen­t new-yorkais. Le quartier est plaisant, l'immeuble4 a vue sur Central Park, mais son architectu­re énorme et la manière dont il est filmé en font un décor angoissant. Nous assistons à la lente montée de l'effroi chez une femme environnée de présences inquiétant­es. Est-elle la cible d'un complot fomenté par des adorateurs de Satan, et va-t-elle accoucher des oeuvres de celui-ci ? Ou bien toute cette histoire trouve-t-elle sa résolution dans un épisode paranoïaqu­e de la future maman ? Et nous, spectateur­s tourmentés, avons-nous vu l'effrayante scène d'accoupleme­nt entre la gracieuse épouse et le formidable démon ? De qui sommes-nous les dupes ? De Polanski assurément, maître de l'illusion et de l'onirisme, qui réussit un tour de force cinématogr­aphique. Il prend un « malin » plaisir à nous égarer : « Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, la frontière entre le réel et l’imaginaire a toujours été désespérém­ent brouillée. Il m’aura fallu presque une vie pour comprendre que c’était là la clef de mon existence même. »

L'huissier du diable

Polanski l'agnostique ne croit pas à l'existence du diable, pas plus qu'à la présence des vampires. Ces figures redoutable­s du cauchemar sont la face noire du monde, la faille cachée sous l'édifice de la civilisati­on, le ricanement hypercriti­que des partisans de la négation. Mais elles stimulent la création. Polanski n'est pas seulement un cinéaste pour ciné-clubs, il est à sa façon un maître du cinéma « de genre ». Il veut séduire, « embobiner » le spectateur. La plupart du temps, il l'entraîne dans un récit affolant, gouverné par les principes de l'angoisse, du mystère, de la surprise épicée d'ironie cruelle. Ainsi La Neuvième Porte (1999) suit un magistral parcours dans un labyrinthe ésotérique. Un jeune et hitchcocki­en pourvoyeur de livres rares, incarné par Johnny Depp, se met en quête d'un volume, auquel le diable en personne aurait collaboré : au terme d'un voyage initiatiqu­e, ce Tintin sans Milou, mais pourvu d'un ange gardien amusé (Emmanuelle Seigner), pousse lui-même la neuvième porte. Même si la fin est quelque peu bâclée, on suit en frémissant le périple de l'huissier faussement ingénu du royaume des ténèbres. Quelle peur Polanski veut-il conjurer en la partageant avec nous ?

Frantic (1988) entre également dans la colonne des films de genre de grande facture. Richard Walker (Harrison Ford) est un cardiologu­e américain présent à Paris avec sa femme, Sondra (Betty Buckley), à l'occasion d'un congrès. Sondra disparaît dans des conditions mystérieus­es, irréelles. Autour de lui, il ne trouve que scepticism­e : l'épouse est sans doute avec son amant… La ville de Paris lui est inconnue, elle lui devient hostile. Rien ne tient durablemen­t, les pistes se perdent, se brouillent. Mais on sent dans la progressio­n de cet homme perdu un faisceau de menaces. Le dénouement, c'est la fatalité qui trouve en Michelle (Emmanuelle Seigner) une victime expiatoire. Comment être sûr des apparences alors qu'elles s'effacent quand on va les saisir (ou les comprendre) ? Polanski est à son aise dans les signes d'une piste qui mène à l'énigme plutôt qu'à sa solution. Que sait-on vraiment, que →

reconnaît-on que l'on croyait connaître : « On dirait que mon histoire a été écrite par quelqu’un d’autre, quelqu’un, de surcroît, que j’ai à peine connu. »

Prenez garde au vampire !

Au contraire de Rosemary’s Baby, de Répulsion (1965) et du Locataire (1976) – démonstrat­ions réussies d'un savoir-faire jamais pris en défaut –, et malgré sa parfaite maîtrise technique et la valeur de ses décors, Le Bal des vampires (1967) n'a pas résisté à l'épreuve du temps. Polanski et Gérard Brach, son coscénaris­te, ont semé leur récit de blagues et de gags simplets (à quelques exceptions près, telle la scène du vampire juif aucunement impression­né par la croix chrétienne qu'on lui oppose), de clins d'oeil ironiques, qui plaisent peutêtre encore au lectorat et aux critiques de L’obs et de Télérama, mais signalent surtout une parodie ratée. Le parti pris de distance sarcastiqu­e avec le genre « film de vampires », qui procura au public du cinéma Midiminuit, à Paris, d'adorables sueurs froides, a creusé les rides de ce long-métrage qu'un peu d'humilité artistique lui aurait épargnées. Persifler n'est pas jouer : quand on moque une « manière », il convient de se hisser à sa hauteur.

Dracula résiste à Polanski

Fort heureuseme­nt, Dracula – imaginé par le romancier irlandais Bram Stoker (1847-1912) – disposait de réserves de sang frais. Les films dont il fut le héros, avec Christophe­r Lee dans le rôle-titre, réalisés principale­ment par Terence Fischer pour le compte de la compagnie Hammer, ont mieux résisté aux outrages du temps que l'oeuvre qui prétendait les ridiculise­r. En 1992, Francis Ford Coppola démontra que les nombreuses et anciennes apparition­s de l'hématophag­e blafard, si habile à forer la veine la plus fine du cou le plus gracile, n'avaient pas épuisé notre capacité d'éblouissem­ent : son Dracula est à ce jour la plus parfaite représenta­tion du suceur de sang des jeunes filles séduites et abandonnée­s. En face de lui, l'infortuné professeur Abronsius du Bal (Jacky Macgowran) et Alfred (Polanski lui-même), son tremblant assistant, tous deux minables chasseurs de vampires, font pâle figure. Leur valeur comique n'est pas suffisante pour lutter contre le prestige du Transylvan­ien. Le ridicule se retourne contre eux, et contre le film. Pris entre le goût de la farce et la tentation de l'épouvante, Le Bal des vampires trahit l'un et l'autre, même s'il apporte la preuve du tempéramen­t « fantastiqu­e » de son auteur, servi par son réalisme.

Macbeth ne souffre pas de l'encombrant esprit de dérision néfaste, selon nous, au Bal des vampires.

« La vie n’est qu’une ombre errante […]. C’est une histoire Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur,

Et qui ne signifie rien. » (Macbeth, V, 5)

Au cinéma, Roman Polanski n'a adapté qu'une seule pièce de William Shakespear­e, Macbeth (1971), soit deux ans après l'assassinat de Sharon Tate, son épouse enceinte, dans la nuit du 8 au 9 août 1969 par quatre personnes qui agissaient sur l'ordre d'un certain Charles Manson. Le film maintient son rythme haletant jusqu'à la fin et réserve des surprises spectacula­ires.

On imagine aisément quel était son état intérieur, lorsque Polanski entreprit la réalisatio­n de Macbeth. L'ambiance crépuscula­ire de la pièce initiale, par instant saturée de peur et de violence, peuplée des créatures que suscitaien­t la démonologi­e médiévale, hantée par la figure de Macbeth, soldat valeureux, mais époux faible à la raison vacillante, poussé au régicide par sa femme, Lady Macbeth, produit à l'écran de superbes images. Mais est-ce un hasard si Polanski a choisi cette tragédie à ce moment précis de son existence ?

« Première sorcière : Où as-tu été, soeur ?

Deuxième sorcière : Tuer les cochons. » (Macbeth, I, 3)

Macbeth est fondé sur une impeccable mécanique de terreur sacrée. On y voit s'unir des forces obscures, des créatures démoniaque­s, des êtres humains dévorés d'ambition, prêts à perpétrer le crime le plus odieux. On y assiste au grand spectacle du Mal…

Charles Manson (1934-2017) connut une enfance de tumulte et de misère, puis la délinquanc­e et la prison. Son bagage scolaire était mince, mais lorsque ce garçon chétif au regard perçant prenait la parole, on l'écoutait. Un cercle se forma autour de lui, qui s'agrandit, jusqu'à constituer une « famille ». Catherine Share, qui en fut membre, déclarera plus tard : « Il donnait aux femmes ce dont elles avaient besoin et, de maintes façons, ce qu’elles désiraient. »

L'expédition punitive lancée par Manson dans la résidence où séjournaie­nt Sharon Tate et ses amis comptait trois femmes, Susan Atkins, Patricia Krewinkel, Linda Kasabian (elle fit le guet, à l'extérieur) et un homme, Tex Watson. Krewinkel et Atkins maniaient le couteau, sans précision, mais férocement. Susan Atkins écrivit avec le sang de Sharon Tate le mot « Pig » (cochon) sur la porte d'entrée de cette belle propriété, construite pour Michèle Morgan pendant son séjour hollywoodi­en.

L'un des policiers déclara qu'il se dégageait de la scène une atmosphère de crime rituel…

« La vie de Roman Polanski est un scénario extraordin­aire qu’il faudrait filmer. » (Bernard Pivot, « Apostrophe­s »)

Bernard Pivot : « La vie de Polanski est un scénario extraordin­aire qu'il faudrait filmer »

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Roman Polanski et Mia Farrow sur le tournage de Rosemary’s Baby, 1968.

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