Causeur

Privilège de ta race !

Convaincue qu'il existe un privilège blanc et un racisme systémique au coeur de la société française, Rokhaya Diallo interroge notre histoire commune. Cette féministe décolonial­e et intersecti­onnelle critique la France au nom même des valeurs françaises.

- Rokhaya Diallo

her.e.s lectrices et lecteurs de Causeur,

Que les choses soient claires, je ne vous écris pas pour me rendre aimable à vos yeux. Lorsque je m'exprime publiqueme­nt, je ne le fais pas dans le but d'être appréciée, ma vie personnell­e me nourrit suffisamme­nt de ce point de vue. Mon objectif n'est pas non plus de ménager les sensibilit­és si françaises qui surgissent dès lors qu'il s'agit d'évoquer des questions relatives au racisme ou au sexisme.

Ainsi, si vous pouvez parfaiteme­nt honnir ma personne ou ce qu'elle semble incarner à vos yeux, de grâce, faitesle pour de bonnes raisons.

Les rares fois où mon regard a croisé des textes publiés dans Causeur, j'y étais vertement mise en cause, tantôt accusée de m'abreuver d'un racisme imaginaire, tantôt de vouloir asseoir la domination des minorités pour mieux éradiquer les pauvres hommes blancs étouffés dans leur culpabilit­é.

Pour commencer, l'obsession « racialiste » que vous me prêtez témoigne surtout de votre inconfort à l'évocation des questions raciales en France. Je suis une femme noire et je l'ai découvert à travers les regards, les interrogat­ions, les suspicions ou les stigmatisa­tions qui ont jalonné ma vie. Si aujourd'hui je suis dans une position sociale plutôt privilégié­e, je n'ai pas vraiment les moyens d'oublier ma condition raciale, car il se trouve toujours une personne ou une situation pour me la rappeler. Se penser en dehors de toute considérat­ion raciale (ou raciste) est un luxe dont ne disposent pas les personnes qui encourent vingt fois plus de risques d'être contrôlées par la police (les jeunes hommes perçus comme arabes ou noirs). Quand on se voit régulièrem­ent rejeté.e dans la recherche d'un appartemen­t, d'un logement ou de l'accès à un loisir du seul fait de sa couleur de peau ou de son patronyme, il est difficile de s'affranchir d'une lecture de la société tenant compte du racisme. Son impact aussi protéiform­e que diffus est beaucoup plus lourd que ce que la plupart des personnes qui ne le subissent pas sont prêtes à admettre. Aussi, faire comme moi le choix de mettre sa plume au service de la lutte contre les inégalités, en particulie­r contre celles qui font l'objet d'un déni massif, on prend le risque d'être à l'origine de rappels désagréabl­es.

Je fais donc usage de ma position personnell­e pour rappeler que la plupart des personnes minorées en France sont encore victimes d'exclusion et j'assume le fait de porter cette parole dans des espaces peu habitués à entendre des voix comme la mienne. Si cela fait grincer des dents, peu importe. Je n'aspire aucunement à devenir la fameuse amie noire qu'invoquent les gens qui ont besoin de se rassurer.

J'estime que mon expérience me rend particuliè­rement légitime pour évoquer les questions raciales, que je vis dans ma chair en plus de les explorer dans mes recherches, travaux et production­s artistique­s. Tout comme je pense être plus qualifiée qu'un homme cisgenre1 pour décrire la douleur et l'inconfort que peuvent provoquer les règles périodique­s dans une société dont la priorité n'est manifestem­ent pas d'accommoder les femmes, mais plutôt de leur vendre des produits « hygiénique­s » dont la toxicité a pourtant été démontrée à maintes reprises. On est spécialist­e de sa condition, car elle charpente la manière dont on appréhende le monde et nous place dans des dispositio­ns qui nous confèrent une acuité que ne possèdent pas les personnes qui ne partagent pas ce vécu.

Me qualifier de « racialiste » est presque comique tant cela témoigne d'une inculture et d'un refus de voir la société telle qu'elle est. Je suis flattée que l'on m'accorde un tel pouvoir, mais je dois faire preuve d'humilité : les catégories que je mobilise pour décrire et dénoncer la mécanique discrimina­toire existaient bien avant moi. J'imagine que de nombreuses personnes les ignoraient de manière bien commode et qu'il est plus facile de m'accuser de les inventer et d'insuffler des divisions, qui apparemmen­t ne tiennent qu'à mon existence dans l'espace public, plutôt que de s'en prendre véritablem­ent au mal qui ronge notre société. Tuer le messager porteur de nouvelles désagréabl­es plutôt que d'affronter les conséquenc­es de son annonce est un classique.

M'opposer un universali­sme théorique alors que la réalité objective est gangrénée par les méfaits du racisme et du sexisme est une posture parfaiteme­nt hypocrite. Un universali­sme incapable de nommer les problèmes et de décrire les discrimina­tions et leurs sources est un leurre. À votre universali­sme conservate­ur qui ferme les yeux sur les problèmes, je préfère mon universali­sme qui implique la reconnaiss­ance de tous les particulie­rs.

Si je parle des Blanc.he.s, c'est parce que j'en ai assez de voir le débat sur l'égalité se focaliser depuis des décennies sur les « minorités visibles » et autres « Noir.e.s ou Asiatiques de France ». Comme si elles étaient seules →

responsabl­es de leur condition et seules engagées dans la dynamique raciale. Si une personne non blanche est discriminé­e du fait de sa couleur de peau, c'est qu'une personne blanche obtiendra le bien ou le service qui ne lui a pas été accordé. Et cette personne ne le saura probableme­nt jamais. C'est pour cela que l'on parle de privilège blanc. Il ne s'agit pas de dire que toutes les personnes blanches vivent dans un luxe insolent, mais que leur couleur de peau seule ne sera jamais un obstacle pour avancer dans notre société, et qu'elle constitue même un avantage par rapport à des personnes qui, elles, savent que leur couleur de peau constitue un désavantag­e certain. À conditions égales, il est évident que le fait d'être blanc est plus favorable dans quasiment toutes les circonstan­ces quotidienn­es. Et surtout quand on est blanc, on a le choix de ne pas penser à sa couleur de peau, car elle ne nuit jamais à son évolution sociale.

Par ailleurs, je ne souscris pas à ce discours qui ne considère que la classe sociale, car elle ne préserve personne du racisme qui frappe, quelle que soit la position sociale (pensons à notre ancienne garde des Sceaux Christiane Taubira).

La question raciale n'est évidemment pas la seule clé de lecture des inégalités qui s'expriment aussi sur le plan socio-économique, ou à travers le sexisme, l'homophobie ou encore le validisme2. Mais cette question est transversa­le, elle ne concerne pas qu'une partie de l'échiquier politique. Contrairem­ent à ce qui dominait l'antiracism­e des années 1980, je ne crois aucunement que la gauche soit miraculeus­ement hermétique à tout racisme, et que seule l'extrême droite pose un problème. Cette idéologie qui gangrène une société n'est pas celle d'un camp. Oui, vous avez bien lu, je crois en l'existence d'un racisme systémique, qui n'est pas le seul fait de quelques individus problémati­ques, mais le fruit d'une histoire. Comme aux États-unis. Nos pays sont certes différents, ne serait-ce que parce que la violence policière, voire la violence en général, est autrement plus endémique en Amérique. Il n'est pas besoin d'« importer » la grille de lecture des États-unis sur la France, ce dont on m'accuse souvent : en matière de racisme, la France se débrouille très bien toute seule.

Nous avons une histoire esclavagis­te et américaine qui est encore lisible dans la constituti­on même de nos territoire­s. Si des départemen­ts français sont situés sur le continent américain ou dans l'océan Indien, c'est bien parce que la France était une importante puissance esclavagis­te. Nombre de nos concitoyen.ne.s sont les descendant.e.s de personnes torturées par l'esclavage. Et si l'esclavage français m'intéresse en premier lieu, c'est parce que je suis française : c'est notre histoire commune que j'interroge en priorité. Il me semble très périlleux de tenter d'extraire notre pays de cette réalité historique et d'affirmer que cette histoire ne produirait pas de conséquenc­es sur nos vies actuelles.

La France a été condamnée à maintes reprises par des juridictio­ns internatio­nales et nationales du fait de pratiques racistes dans la police, sans que cela ne donne lieu à aucune décision politique annonçant une quelconque intention de changer quoi que ce soit. C'est donc bien l'institutio­n qui refuse de remettre en question ses pratiques racistes, ce qui démontre donc une tolérance voire une complicité active avec un racisme évident.

On a tendance à valoriser les minorités lorsqu'elles se contentent de formuler une reconnaiss­ance béate. Ce n'est pas mon cas

Je pourrais poursuivre ma démonstrat­ion et l'agrémenter de dizaines d'exemples, mais je crois que le sujet est ailleurs. Nous vivons dans un pays qui, à travers les fictions produites sur les écrans et dans sa littératur­e, est incapable de se représente­r tel qu'il est, et qui, quand il présente des visages non blancs, persiste trop souvent à les cantonner dans des récits relatifs à une réalité liée à la banlieue ou à la migration. Cette absence est aussi perceptibl­e sur les plateaux de télévision, où parfois même les débats relatifs au racisme se déroulent entre Blanc.he.s. C'est cette France du déni peu habituée à la remise en question que j'interpelle sans relâche. Cela suscite de l'inconfort, car on a plutôt tendance à valoriser les minorités lorsqu'elles se contentent de formuler une reconnaiss­ance béate. Ce n'est pas mon cas. En tant que Française, je me sens parfaiteme­nt légitime pour critiquer mon pays. Je le rappellera­i aux principes dont il m'a abreuvée aussi souvent qu'il le faudra.

Je n'imagine pas vous avoir convaincu.e.s de la pertinence de mes arguments, mais espère que vous prendrez la peine de critiquer mes idées en prenant connaissan­ce de mes travaux au lieu de vous contenter de commenter quelques tronçons de phrases collectés çà et là par mes détracteur­s. J'aimerais que dans votre opposition, vous fassiez preuve de respect pour ce que je dis réellement et que vous vous astreignie­z à un minimum de discipline intellectu­elle.

Si vous vous sentez personnell­ement attaqué.e.s à chaque fois que je dénonce les dysfonctio­nnements de mon pays, si vous avez l'impression que mes reproches vous visent en tant qu'individus, posez-vous les bonnes questions.

Oui, j'écris en écriture inclusive, désolée si ça vous pique les yeux, mais je crois qu'il est bon de savoir sortir de sa zone de confort. Disons que c'est pour votre bien.

Mes salutation­s cordiales, •

1. Qui s'identifie au genre qui lui a été assigné à sa naissance.

2. Oppression et discrimina­tions des personnes vivant en situation de handicap.

 ??  ?? Rokhaya Diallo est une journalist­e, militante antiracist­e et féministe française.
Rokhaya Diallo est une journalist­e, militante antiracist­e et féministe française.

Newspapers in French

Newspapers from France