Causeur

Blues, jazz, rock : c'est pas du ghetto !

Le déboulonna­ge des statues a relancé le procès en appropriat­ion culturelle qui prétend que les musiciens blancs auraient pillé le patrimoine noir. Mais en musique, de Debussy aux Rolling Stones, l'appropriat­ion est la norme.

- Sophie Bachat et Patrick Eudeline

En 2017, Sophie Fontanel publiait dans L’obs un article intitulé : « Les tresses de Bo Derek ». L'actrice apparaissa­it dans Elle, le film de Blake Edwards, la chevelure entièremen­t nattée à la mode ancestrale des Africaines. La journalist­e se demandait déjà comment une starlette hollywoodi­enne avait l'audace d'arborer ce symbole de l'oppression. C'est ainsi qu'a débarqué en France la notion d'appropriat­ion culturelle.

Ensuite, tout est allé très vite. Et depuis le meurtre de George Floyd à Minneapoli­s, pas un jour ne se passe sans un déboulonna­ge de statues d'« oppresseur colonialis­te », de mea culpa à la chaîne et de génuflexio­ns. Résultat : un come-back fulgurant du procès en appropriat­ion culturelle, jusque sur le plateau de Cyril Hanouna où Gilles Verdez invente un rap né en Afrique. On avait eu un avant-goût en avril 2019, quand la Ligue de défense noire africaine avait empêché la représenta­tion des Suppliante­s, la tragédie d'eschyle, où des acteurs étaient grimés en noir. Le fameux blackface. Ce fut une véritable bataille d'hernani dans le milieu universita­ro-artistique. Tout cela sur fond d'idéologie indigénist­e.

Le premier blackface de l'histoire du théâtre fut un « whiteface » : l'othello de Shakespear­e, interprété par des Blancs, les Noirs ne courant pas les rues dans l'angleterre élisabétha­ine. Il n'y eut semble-t-il aucune manifestat­ion devant le théâtre du Globe.

Aujourd'hui, voilà les Stones accusés à leur tour d'appropriat­ion culturelle. D'ailleurs, ils le revendique­nt. Les petits British de la banlieue de Londres ont grandi avec l'idée que le blues était une croisade sacrée, ils ont voulu faire leur cette musique de révolte et de désespoir. Peut-être résonnait-elle aux oreilles de ces garçons nés sous les bombes du Blitz. Les tragédies sont universell­es. Traité de voleur d'âme, Keith Richards fut si estomaqué qu'il balbutia : « Personne n’est plus noir que moi », réponse qui l'a disqualifi­é auprès de certains.

Quand on nous accusait de racisme, moi ou d'autres, on répondait par cet argument imparable : j'ai passé trente ans de ma vie à essayer de décrypter les géniaux plans blues de Lightnin' Hopkins, rêvé de chanter comme le grand Ray Charles et de tutoyer les étoiles comme l'immense Charlie Mingus. Tel Nino Ferrer qui chantait Je veux être noir, notre amour pour le blues, croyions-nous, ne pouvait que nous absoudre d'un tel péché.

Avant que les Stones fassent sa gloire, Muddy Waters était peintre en bâtiment. Deux ans après leur premier album, il s'offrait une flottille de Cadillac et tournait dans toute l'europe. Et cela est vrai pour tous les bluesmen. Mais peu importe. Peu importe si les jazzmen noirs rejetaient le blues quand les rockers, eux, le découvraie­nt.

L'histoire de la musique populaire n'est faite que d'appropriat­ions culturelle­s en tout sens.

L'art est à l'image de la vie, il est complexe et surprenant. Il n'y a pas de musique pure. Cette obsession de l'origine, cette phobie du mélange, ce refus des influences étrangères fait plutôt penser au nazisme qu'aux amoureux du rock. Pourtant, c'est la nouvelle doxa.

On peut dire que c'est Debussy qui a inventé le jazz en 1908. Il s'est inspiré du cake-walk, petites pièces musicales jouées par des esclaves qui parodiaien­t avec talent la musique et des moeurs blanches. Le « rythme blanc » des cake-walks fut repris un demi-siècle plus tard par les grands pianistes de ragtime, Scott Joplin et Jelly Roll Morton. Le jazz serait donc une musique de Blancs ? De quoi faire bondir les critiques de Télérama.

Quant au blues, il puise ses racines dans la musique celtique, et les Irlandais ne sont-ils pas les nègres européens ? L'usage de l'ambiguïté majeur/mineur, de la quinte diminuée, de la fameuse blue note (le diabolus in musica du Moyen Âge occidental), tout cela vient d'europe. Comme les compositeu­rs ashkénazes qui, à Broadway, écriront le répertoire de tous les jazzmen, Coltrane inclus.

Il y a pléthore d'exemples, mais finissons avec le symbole du reggae et des fumeurs de joints : Bob Marley, devenu Bob Marley quand son producteur Chris Blackwell l'a convaincu de « blanchir » son reggae à coups de pop music. D'ailleurs, le reggae lui-même est d'une ascendance douteuse : polka, mazurka, scottish, quadrille, les musiques blanches coloniales ont engendré son ancêtre, le mento.

Finalement, l'appropriat­ion culturelle n'est peut-être pas là où on le croit.

Le tissu wax, si prisé des modeuses et des actrices qui manifesten­t pour Adama ? Inventé et exporté par les Hollandais. Les dreadlocks, la coiffure des rastas et des zadistes ? Ça vient de la Bible, livre de chevet des rastas : « Le rasoir ne passera pas sur sa tête. » « Tire sur ton joint pauvre rasta. Et inhale tes paraboles », chantait le grand Serge qui avait encore une fois tout compris.

La nouvelle lubie des producteur­s de cinéma est de faire jouer des rôles de Blancs par des Noirs. Tout le monde se souvient de l'interpréta­tion, d'ailleurs assez médiocre, de Knock par Omar Sy. Morgan Freeman jouera le rôle de Lemmy, le chanteur culte et sulfureux du groupe Motörhead connu pour ses positions alt-right et ses collection­s de memorabili­a nazies.

Mais noir n'est jamais assez noir. Maintenant, c'est Nina Simone. Zoe Saldana, choisie pour incarner la grande chanteuse, interprète à ses heures de Brel et des Bee Gees, est trop métissée, pas assez négroïde. Les acteurs sont soumis à des nuanciers. Comme le papier peint.

Les réacs ont raison. « C'était mieux avant. » Quand les emballages Oncle Ben's ou Banania, (un hommage aux zouaves qui ont combattu pour la France en 1914) ne choquaient personne, quand Miles Davis et Juliette Gréco filaient le parfait amour dans les caves de Saintgerma­in-des-prés, qui était d'ailleurs le refuge de nombreux artistes américains, noirs ou blancs. Quand dans la foule ivre de joie à la Libération des soldats noirs faisaient virevolter les petites Frenchies.

Quand Charlie Parker demandait à Ravel de lui apprendre l'harmonie traditionn­elle, quand Hendrix jouait avec deux jeunes Anglais après avoir écumé le Chitlin’ Circuit blues du Sud américain. Debussy, Gershwin, Joséphine Baker, les Stones ont été des passeurs, montrant au monde le génie noir. Mais tu n'as plus le droit. Le procès en appropriat­ion culturelle, c'est la fin de toute création. Bien sûr, on ne reprochera jamais à un rappeur noir d'utiliser, sans les citer, des samples de musique classique ni à Pharrell Williams d'emprunter sans le dire le chapeau monté de la police canadienne. C'est cela le privilège blanc : fermer sa gueule et trouver ça cool. Puisqu'il n'a même plus le droit d'admirer qui il veut. •

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 ??  ?? Les Rolling Stones au Earls Court Exhibition Centre de Londres, accompagné­s sur scène par Billy Preston, le « cinquième Beatles », mai 1976.
Les Rolling Stones au Earls Court Exhibition Centre de Londres, accompagné­s sur scène par Billy Preston, le « cinquième Beatles », mai 1976.

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