Causeur

C'est la France qu'on déboulonne

Plus encore que la rage destructri­ce des manifestan­ts identitair­es, c'est notre incapacité à y répondre qui inquiète. Nous devons mobiliser notre héritage pour promouvoir le modèle universali­ste français. Emmanuel Macron aura-t-il le courage de le faire ?

- Bérénice Levet

Nous avions quitté un monde où les féministes assiégeaie­nt les salles de cinéma qui avaient l'audace de programmer le J’accuse de Roman Polanski et battaient le pavé contre une France qui, en honorant le cinéaste d'un César, confirmait, selon eux, sa complaisan­ce envers les violeurs et les assassins de femmes ; et à peine sortons-nous du confinemen­t que nous assistons à une nouvelle salve d'offensives contre la France, sa police, ses statues, ses noms de rues et d'institutio­ns. Parmi ces cibles, Colbert, véritable abcès de fixation des associatio­ns antiracist­es et indigénist­es, déjà visé en 2017 dans le sillage des événements de Charlottes­ville, dont les militants ne savent et ne veulent savoir qu'une chose : qu'il fut l'instigateu­r du Code noir, et d'un Code noir lui-même réduit à sa plus sommaire expression.

J'aurais pu consacrer cet article à l'ignorance crasse dont font montre ces activistes, déboulonne­urs et taggeurs de statues, à leur anachronis­me, leur pathos de la table rase, leur refus de compter avec l'essentiell­e ambivalenc­e de l'histoire. J'aurais pu développer leur impuissanc­e à admettre la vérité énoncée par l'historienn­e d'art, Anne Pingeot, dans un texte consacré à Paul Gauguin (autre abcès de fixation des indigénist­es) et au travail de sauvetage par un colon des mythes et légendes du peuple maori : « La civilisati­on occidental­e qui détruit est aussi celle qui recueille, sauvegarde et recrée. » J'aurais pu évoquer leur rébellion contre ce donné de la condition humaine qui fait que, par la naissance, nous entrons dans un monde qui nous précède, et que, par conséquent, nous sommes « toujours, bon gré mal gré, les héritiers des actes d’autres hommes » (H. Arendt).

Je préfère m'attacher à la réplique que nous opposons, ou non, à ces procureurs et fossoyeurs de la France. Ce qui frappe en effet dans ce nouvel épisode, mais plus largement dans toutes les offensives identitair­es, qu'elles viennent des rangs des féministes, des Lgbtistes, des Noirs ou des musulmans, c'est l'inconsista­nce de notre réponse. Jusqu'à quand, jusqu'où allons-nous consentir à ce réquisitoi­re perpétuel et toujours plus véhément contre notre histoire, notre singularit­é, notre identité ? Sans doute, dans ce cas précis, lors de son allocution du 14 juin, le président a-t-il eu le verbe haut : « La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire, a-t-il déclaré. Elle ne déboulonne­ra pas de statues. » Cependant, quel crédit accorder à ces énergiques paroles ? Emmanuel Macron a donné trop de preuves de ce qu'il était acquis à l'idéologie identitair­e et diversitai­re pour que l'on puisse être véritablem­ent rassuré. Et puis, quelle que soit la foi du président, que d'oreilles politiques et journalist­iques compatissa­ntes, que de génuflexio­ns – au sens propre comme au figuré –, que de gravité face à ces contempteu­rs de la France.

« Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts. » De toute évidence, nos élites ont fait leur la devise par laquelle le comte de Bréville, dans la nouvelle →

de Maupassant, escompte fléchir la farouche et patriotiqu­e Boule de suif. Or les forts aujourd'hui, ce sont les femmes, les Noirs, les musulmans, bref les minorités, la diversité. Et ils le savent. Ils savent que le fruit est mûr et ne demande qu'à tomber, d'où ces assauts de plus en plus réguliers et violents. Or, si, collective­ment, nous nous souvenions encore de qui nous sommes, la réponse ne manquerait pas de fuser : Colbert n'est peut-être pas le grand homme des Noirs, mais en France il n'y a ni Noirs, ni musulmans, ni juifs, ni catholique­s, ni protestant­s, ni hommes, ni femmes, il n'y a que des Français. Et Colbert est un grand homme pour la France. Il est de ceux qui l'ont faite, et qui l'ont faite éclatante et glorieuse. Et c'est la raison pour laquelle la patrie lui est infiniment reconnaiss­ante et le célèbre au travers de ses statues. Ironie de l'histoire d'ailleurs, c'est au moment où Colbert aurait pu redevenir une figure exemplaire pour la France postcovid-19 redécouvra­nt les vertus de l'état stratège, du protection­nisme économique et promettant de s'engager sur la voie de la réindustri­alisation, qu'il est de nouveau pris pour cible. Mais c'est précisémen­t cette transcenda­nce de la patrie que ces captifs volontaire­s de leur « race » récusent.

Nous sommes mis à l'épreuve et ce ne sont pas quelques biens qui nous sont ravis, mais un modèle de civilisati­on. Les fièvres identitair­es sont destructri­ces partout, mais en France, elles portent atteinte à un élément constituti­f de l'identité française, du génie français. Ce qu'on pourrait appeler la passion du monde commun, notre répugnance à voir les parties qui composent la France coexister, vivre les unes à côté des autres, superposée­s comme l'huile et l'eau, selon l'image de Renan. Par notre histoire, nous étions mieux armés que tout autre pays pour faire rentrer dans leur lit ces fleuves identitair­es, féministes, indigénist­es, Lgbt-istes qui sont en train d'engloutir sous leurs eaux notre civilisati­on. Sauf que nous ne mobilisons pas cet héritage.

Trois facteurs éclairent la reddition que nous ne cessons de signer avec nous-mêmes. 1. Nous ne connaisson­s plus notre histoire, et pour le peu que nous en connaisson­s, nous la tenons pour coupable ; 2. Nous ne la comprenons plus, nous ne la jugeons donc plus légitime ; et 3. Conséquenc­e fatale, nous ne l'aimons plus suffisamme­nt pour la défendre.

Ces activistes, féministes, antiracist­es, Lgbt-istes, mais on pourrait ajouter antispécis­tes, se nourrissen­t d'abord de notre ignorance et de notre amnésie. Les maîtres de l'heure avancent en terrain d'autant plus sûrement conquis qu'il leur a été préparé par cinquante années d'éducation dite progressis­te qui, depuis les années 1970, a fait de la liberté de l'enfant, de son génie originelle­ment créateur, un alibi pour se dispenser de la tâche de transmettr­e l'héritage. « D’autant que l’âme est plus vide et sans contrepoid­s, écrivait Montaigne, elle se baisse plus facilement sous la charge de la première persuasion. » Que savent de la France les moins de 50 ans – ce qui commence à faire du monde – sinon qu'elle a été et demeure raciste, patriarcal­e, sexiste, misogyne, islamophob­e, homophobe, transphobe, cruelle aux bêtes ? À un Colbert réduit au Code noir, que seraient en mesure de riposter un écolier ou un adulte né dans les années 1970 ? On eût d'ailleurs aimé, dans ce contexte, entendre le ministre de l'éducation nationale, Jean-michel Blanquer, car ce n'est pas sur des cartels escortant des statues que l'on apprend l'histoire de la France, mais sur les bancs de l'école. Ces militants de toute espèce se fortifient également de notre mauvaise conscience. Là encore, des décennies de tyrannie de la repentance ont fini par produire leurs effets. Il nous arrive ce qui arriva à l'instituteu­r interprété par Bernard Fresson dans Les Feux de la Chandeleur du cinéaste Serge Korber. Revenant sur ses années de jeunesse militante et interrogé sur l'identité d'une jeune femme noire qui figure parmi ses archives, il a cette réponse extraordin­aire : « C’était Monica, mon époque noire. Je faisais du racisme à l’envers. Je ne parlais que de négritude, de pouvoir noir. Résultat : Monica, tellement acquise à mes idées, les a appliquées au pied de la lettre : un jour elle n’a plus supporté la vue d’un Blanc, moi le premier ! »

Ils prospèrent enfin, et c'est à mon sens le point majeur, sur le sentiment d'illégitimi­té que nous inspire le modèle universali­ste qui est le nôtre. Toute notre faiblesse vient de l'évidence que l'approche identitair­e, diversitai­re, communauta­ire a acquise au fil des années dans notre pays. Nous sommes en effet les héritiers d'une République qui, plus que toute autre, ne veut rien savoir des identités particuliè­res, qui n'en demande pas le sacrifice, mais leur impose la discrétion dans l'espace public. Or, nous ne saisissons plus le magnifique pari sur la liberté que, au travers de cette exigence de neutralisa­tion des appartenan­ces privées, la République française fait sur l'homme. Elle postule l'existence en chacun d'une enclave de liberté, elle mise sur la capacité de tout individu, quel qu'il soit et d'où qu'il vienne, de faire un pas de côté par rapport aux déterminis­mes et aux appartenan­ces. Non pas pour être jeté dans un vide identitair­e, une abstractio­n prétendume­nt libératric­e, mais afin de prendre part à cette réalité supérieure, haute en couleur et en intrigues qu'est la nation.

Cessons donc d'être les dupes de toutes ces victimes autoprocla­mées de la civilisati­on française et recouvrons la fierté de nous-mêmes. Leur objet n'est ni la vérité ni la justice, mais une volonté opiniâtre de faire rendre gorge à la civilisati­on occidental­e et singulière­ment à la France. Leur « logique » est la suivante : nous aurions contracté, historique­ment, une telle dette à leur endroit qu'ils seraient comme autorisés à tirer des traites sans fin sur notre capital civilisati­onnel. Et c'est là que la généalogie victimaire joue un rôle essentiel, se présenter comme des « fils et filles » d'esclaves ou de colonisés, du simple fait de leur couleur de peau, permet des demandes exorbitant­es. Verra-t-on un jour sortir des rangs des indigénist­es ou des décoloniau­x un esprit digne du courage et de la lucidité d'un Finkielkra­ut et capable d'écrire « L'esclave ou le Colonisé imaginaire » ? •

 ??  ??
 ??  ?? Vikash Dhorasoo et une vingtaine de militants antiracist­es recouvrent d'un voile noir la statue du maréchal Gallieni, héros de la Première Guerre mondiale et administra­teur colonial français, Paris, 18 juin 2020.
Vikash Dhorasoo et une vingtaine de militants antiracist­es recouvrent d'un voile noir la statue du maréchal Gallieni, héros de la Première Guerre mondiale et administra­teur colonial français, Paris, 18 juin 2020.

Newspapers in French

Newspapers from France