Causeur

Les mutations de l'indigénism­e

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pour autant : ce qui se produit aujourd'hui, ce n'est pas l'avènement d'un multipolar­isme géographiq­ue et civilisati­onnel, mais une fragmentat­ion du corps social autour de nouvelles utopies politiques, à savoir ces identités transnatio­nales que sont la sexualité, le genre, la race et même le spécisme.

Influence de la pensée postcoloni­ale

En France, le retour de la race dans le débat public s'est structuré sur la base du discours dit « décolonial­1 ». Ce dernier dérive d'une évolution ternaire de type perfusion-infusion-diffusion : perfusion depuis les campus américains des années 1970 où naissent et se développen­t les x-studies – ces discipline­s visant à penser les « subalterni­tés » en souffrance dans le cadre des rapports sociaux de domination ; infusion dans les années 1990 et 2000 dans un contexte de remise en cause de l'unité nationale (affaire des foulards de Creil, lois mémorielle­s, seconde intifada, émeutes des banlieues…) ; enfin, diffusion, avec la mutation de l'antiracism­e et la remise en cause de sa forme morale et universali­ste par des groupes communauta­ristes militants (PIR, CRAN, CCIF…).

La démarche décolonial­iste se propose de défaire les héritages multiples issus de la colonisati­on occidental­e, qui perdurerai­ent non seulement au sein de nos institutio­ns (« racisme d'état », « discrimina­tion systémique », principe de laïcité), mais aussi dans l'esprit du « Blanc », ce dominant en puissance bénéfician­t de l'insigne « privilège » de vivre normalemen­t au sein de la nation française. Le décolonial­isme est un militantis­me radical qui prolonge et met en acte le travail de déconstruc­tion philosophi­que entrepris il y a quarante ans au sein des départemen­ts de littératur­e de l'université américaine par les théoricien­s du postcoloni­alisme, au premier rang desquels Edward Saïd et son épigone Gayatri Spivak. L'un et l'autre ont entrepris d'analyser la période coloniale ainsi que ses effets sur les pays jadis en situation de dépendance politique ayant entamé leur transition vers une souveraine­té politique retrouvée. Cet exercice critique raisonné a notamment conduit à l'émergence de thèses toujours vivaces, au premier rang desquelles celle de la persistanc­e des systèmes de représenta­tion coloniaux à travers l'histoire (Saïd) et l'impossibil­ité subséquent­e pour les population­s dominées de « parler pour elles-mêmes » de manière « authentiqu­e » (Spivak). Largement influencés par la logique révolution­naire marxiste d'affranchis­sement prolétarie­n, les promoteurs du postcoloni­alisme ont contribué au glissement du schème de la domination bourgeoise produite par le capitalism­e vers celui d'un impérialis­me de l'occident entretenu et diffusé par la démocratie. Dans les années 1950, Fanon évoquait déjà la nécessité d'adopter une posture de défiance à l'endroit de l'universali­sme, en raison de son rôle supputé dans la structurat­ion hiérarchiq­ue des relations sociales entre colonisate­urs et colonisés.

L'indigénism­e désigne primaireme­nt l'ensemble des dispositif­s mis en place pour permettre aux population­s autochtone­s dépossédée­s de leurs territoire­s – et souvent aussi de leurs cultures – de redéfinir les conditions de leur autonomie politique. Il est rapidement devenu un terreau de revendicat­ions identitair­es autant que de conquête de nouveaux droits, parfois dérogatoir­es à la norme commune établie. L'une de ses figures intellectu­elles les plus éminentes, le sociologue Ramon Grosfoguel, a également théorisé la colonialit­é en tant que processus transhisto­rique, n'hésitant pas à voir dans la domination une caractéris­tique (et non une déviance) des sociétés occidental­es. La « blanchité » toxique conspuée par le décolonial­isme contempora­in s'inscrit en droite ligne de la vision de Grosfoguel : vision sélective ignorant à dessein la réalité de l'esprit belliciste de conquête qui a animé tant de peuples de tous les continents au cours de l'histoire, tout en prônant une conflictua­lité intransige­ante à l'encontre de l'occident, jugé responsabl­e au premier chef des turpitudes les plus terribles de nos temps.

L'indigénism­e dont on se réclame aujourd'hui en France est une adaptation locale de la version originale. Faisant écho au Code de l'indigénat, qui définissai­t le statut juridique des population­s autochtone­s de l'algérie d'abord, puis de la plupart des possession­s territoria­les françaises, l'appellatio­n « indigène » se veut témoigner du fait que les descendant­s des immigrés issus de ces colonies vivraient en somme ici comme leurs aïeux ailleurs, c'est-à-dire sous le joug d'un régime discrimina­toire qui perdurerai­t.

Les nouvelles inquisitio­ns

Tout oppose leurs visions de la place des femmes dans la société. Pourtant, les mouvements néoféminis­tes et indigénist­es partagent une aversion similaire de l'unité républicai­ne, qu'ils tiennent pour un leurre. Ils ont en outre recours aux mêmes méthodes fondées sur la récriminat­ion victimaire permanente, la production foisonnant­e de pseudo-concepts sociologiq­ues ad hoc, et sur l'usage galvaudé de statistiqu­es publiques pour étayer des faits particulie­rs. Ils honnissent la liberté de pensée et de débattre sereinemen­t de sujets complexes et lui préfèrent souvent le simplisme de l'expression émotionnel­le et subjective. Souvenons-nous que dans La Ferme des animaux, on proclamait déjà : « Tous les maux de notre vie sont dus à l’homme, notre tyran. Débarrasso­ns-nous de l’homme, et nôtre sera le produit de notre travail. » Ces mots terribles résonnent chaque jour un peu plus fort dans nos sociétés, au point d'étouffer le chant d'espoir de ceux, innombrabl­es, qui n'aspirent qu'au silence et à la concorde humaniste qu'on leur refuse désormais. • 1. Afin de mettre en exergue l'idéologie politique qui sous-tend ce mouvement, nous plaidons pour l'emploi de l'adjectif « décolonial­iste », mieux à même de rendre compte de la réalité du phénomène.

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