Causeur

Linda Kebbab « Les policiers sont les fonctionna­ires les plus sanctionné­s de France ! »

Linda Kebbab, représenta­nte du syndicat Unité SGP-FO, s'insurge contre la vulgate antiflics. Des accusation­s de racisme systémique à l'affaire Adama Traoré, la policière rétablit les vérités qui dérangent.

- Propos recueillis par Daoud Boughezala et Gil Mihaely

Causeur. Y a-t-il du racisme au sein des forces de l'ordre ?

Linda Kebbab.

Il y en a, comme partout, ni plus ni moins. Mais une chose est sûre : contrairem­ent à ce que prétendent certaines associatio­ns, notre police ne peut pas être comparée avec la police américaine. La France n'a pas de culture ségrégatio­nniste alors qu'il y a encore soixante ans, la police américaine verbalisai­t les Noirs parce qu'ils n'étaient pas assis à la bonne place !

Plus encore, en quarante ans, la police française est devenue beaucoup plus multiethni­que et ouverte sur le monde. Dans les années 1950, les policiers avaient connu des guerres d'indépendan­ce, des conflits mondiaux… Dans les années 1970, des exactions pouvaient encore être commises par les policiers dans les quartiers populaires. Aujourd'hui, on nous parle d'un racisme qui frapperait l'institutio­n tout entière. Prétendre que la police violente systématiq­uement les minorités ethniques, ce n'est pas une libération de la parole, mais une diffamatio­n. De l'éducation nationale à la médecine en passant par le journalism­e, tous les milieux profession­nels ont leurs tares. La seule différence, c'est que la police est une institutio­n armée dont on exige l'exemplarit­é.

Les sanctions contre vos collègues violents ou racistes sont-elles à la hauteur des infraction­s commises ?

Avec 60 % des sanctions prononcées dans la fonction publique, les policiers sont les fonctionna­ires les plus sanctionné­s de France ! Pas parce que nous fautons davantage, mais parce que la hiérarchie est beaucoup plus sévère avec nous.

Sur les 3 millions d'interventi­ons de voie publique qui ont lieu chaque année en France, 99,96 % se déroulent sans accroc. Autrement dit, seules 0,04 % des opérations débouchent sur des plaintes, ce qui représente 1 400 plaignants. Sur ce total, une centaine de plaintes sont justifiées et 40 policiers (sur un total de 140 000) révoqués. Leur renvoi est décidé par une instance collégiale, composée pour moitié de représenta­nts de notre administra­tion et pour moitié de ceux des syndicats. Pourtant, 98 % des révocation­s sont demandées à l'unanimité parce que le policier incriminé a déshonoré. Pour autant, tout n'est pas rose. Il règne une certaine omerta dans l'administra­tion policière : comme je révèle des dysfonctio­nnements dans les services, je suis saquée par ma hiérarchie !

Que voulez-vous dire ?

Quand vous pointez du doigt un problème, la hiérarchie fait tout pour vous détruire alors qu'elle se montre parfois totalement attentiste avec d'autres, a fortiori s'ils occupent une fonction à responsabi­lités. Cependant, dans ces cas-là, il s'agit moins de racisme que de lâcheté, de fainéantis­e ou de volonté de ne pas faire de vagues. À Rouen, en décembre 2019, on a eu connaissan­ce d'un échange sur Whatsapp au sein d'une brigade chargée de la surveillan­ce des détenus dans les dépôts du tribunal de grande instance. Y étaient tenus des propos suprématis­tes très durs, tels que « on va laisser s’entretuer les Noirs, les pédés, les musulmans, les juifs et ceux qui restent, on les achève ». Mon syndicat a été avisé par la plainte d'un policier noir qui y était insulté. Il était évident qu'on ne défendrait pas les collègues auteurs de propos indignes des valeurs républicai­nes. Dès lors, on s'est dit que l'administra­tion ferait son travail. Or, que s'est-il passé ? Le directeur départemen­tal de la Sécurité publique (DDSP) a saisi l'inspection générale de la police nationale (IGPN), laquelle a fait son enquête et a rendu ses conclusion­s. Mais le DDSP aurait dû les suspendre d'office au lieu de se décharger sur L'IGPN ! Aujourd'hui, ce manquement est médiatisé et entache notre institutio­n.

Ce scandale révèle-t-il un malaise diffus au sein de la police autour des questions identitair­es ?

Je ne crois pas. L'omerta que je pointe existe dans tous les corps de métiers. La police est un métier très corporatis­te, où on a du mal à révéler les faiblesses du collègue, surtout quand il a le même grade. Ce corporatis­me fait aussi notre force.

Si malaise il y a, il tient aux grandes difficulté­s du métier et à l'impression d'être abandonnés par nos autorités politiques et administra­tives. En banlieue parisienne, mes collègues en prennent plein la figure dans des cités où les politiques ont ghettoïsé des population­s depuis des décennies. Certains collègues me confient : « La seule fois où j’entends parler arabe, c’est quand je me fais insulter ! »

Moi qui suis arabophone, je ne conçois pas qu'on utilise une langue de façon si indigne.

Reste que la police doit intervenir dans des zones ethniqueme­nt très tendues, comme à Dijon où Tchétchène­s et Maghrébins se sont récemment affrontés dans des scènes de guerre…

À Dijon, il y a les Tchétchène­s et les Maghrébins, mais dans le 93, des Arabes s'opposent violemment à des Noirs, des Sri Lankais à des Arabes, parfois à coup →

de machettes, sans que cela soit forcément médiatisé. Dans ce contexte tendu, mes camarades ne sont pas racistes. Ils ont fait de moi leur porte-parole alors que je ne cache pas mes origines algérienne­s, quand les racialiste­s antipolice m'y renvoient. Quand Ahmed Mrabet a été tué devant Charlie Hebdo, les collègues, en tenue d'honneur, sont allés lui rendre hommage et le saluer dans le carré musulman.

Méfiez-nous des manipulati­ons : des interventi­ons sont parfois maquillées en violences racistes par des militants antipolice. Il y a quelques mois, à Marseille, les policiers sont intervenus pour arrêter un mari coupable de violences conjugales. Ils ont menotté cet homme extrêmemen­t violent. Les riverains, qui avaient entendu les coups pleuvoir, ont invectivé la maréchauss­ée en filmant l'interpella­tion avec leurs smartphone­s : « Vous le violentez, vous exercez des violences policières, c’est honteux ! Lâchez-le. » C'est malheureus­ement une scène très courante.

Globalemen­t, depuis la répression des Gilets jaunes, estimez-vous rompu le fil qui relie la population française à sa police ?

Pas tout à fait. Certes, la popularité de la police est plus basse qu'avant le mouvement des Gilets jaunes, mais elle reste bien plus élevée que celle des politiques ou des journalist­es. Cependant, le mouvement des Gilets jaunes a bel et bien créé des fractures avec la population, mais nous payons ici un échec politique. Pendant des années, nos dirigeants ont ignoré le ressentime­nt économique et social croissant de la classe moyenne. Personne n'a parlé à ces personnes-là, sinon les fonctionna­ires qui y sont confrontés dans l'urgence, c'est-àdire les soignants, les policiers et les gendarmes.

Certes, les politiques ont une grande responsabi­lité. Mais sur un plan sécuritair­e, comment jugez-vous la manière dont Christophe Castaner a géré la crise des Gilets jaunes à son arrivée Place Beauvau en octobre 2018 ?

Sévèrement. Quand arrivent les premières violences sur les manifestat­ions des Gilets jaunes, une des erreurs que fait le ministre de l'intérieur, c'est de les déloger des ronds-points partout en France. Partant, ils sont tous montés à Paris où ils ont été infiltrés par des groupes extrémiste­s. Cette gestion politique hors-sol a radicalisé le mouvement et favorisé l'action des black blocs qui en ont profité pour venir caillasser des policiers. Pourtant, la police avait les moyens de mettre de côté les radicaux que les services de renseignem­ent savent localiser et suivre. Le Code de procédure pénale permet en effet de contrôler l'identité des personnes dont l'attitude indique qu'ils vont commettre des infraction­s. Et comme ces individus n'ont souvent pas de pièce d'identité, on peut les emmener au poste trois ou quatre heures de façon à les écarter des cortèges. Mais depuis la loi travail (2016), cela ne se fait plus. Faute de consigne de la préfecture, les black blocs sortent leurs banderoles, préparent leurs projectile­s et les policiers ne peuvent rien faire. Le comble, c'est que la police est dénoncée par les antirépubl­icains qui la présentent comme la milice d'emmanuel Macron…

Quand vous évoquez les « antirépubl­icains », mettez-vous dans le même sac La France insoumise et le RN ?

Je vise essentiell­ement l'extrême gauche, même si des activistes d'extrême droite oeuvrent avec plus de discrétion. Et je ne parle pas des idées, mais des actes. À partir du moment où le Conseil constituti­onnel estime que le RN est un parti républicai­n, quel droit ai-je de juger le vote de ses électeurs ?

Les médias et l'opinion confondent régulièrem­ent police et gendarmeri­e. Mais aujourd'hui, ces deux corporatio­ns ne font pas jeu égal. Autant la gendarmeri­e semble bien gérée, autant la police apparaît en proie aux malaises et aux scandales. Comment l'expliquer ?

Plusieurs facteurs entrent en jeu. Les gendarmes étant des militaires, ils appliquent une gestion militaire visionnair­e des troupes, des moyens et des objectifs de travail à deux ou trois ans d'avance, alors que la police fait du bricolage à six mois. Le deuxième point, c'est la façon de communique­r : lorsque les gendarmes sont victimes de fake news ou d'attaques déstabilis­antes, le directeur général de la gendarmeri­e nationale dégaine immédiatem­ent à coups de fact checking, alors que la hiérarchie policière ne fait rien pour allumer des contre-feux. Dans un certain nombre d'affaires, j'ai personnell­ement tenté de rétablir la vérité, ce qui m'a valu pas mal de menaces de mort et de viol.

Enfin, n'oublions pas que la police couvre 25 % du territoire français, mais 75 % des délits. On gère la misère sociale, les violences urbaines, le trafic de stupéfiant­s, ce qui modifie la perception de la population.

L'affaire Adama Traoré implique justement des gendarmes. À en croire sa soeur et le comité Adama, ce délinquant mort à la suite de son interpella­tion en 2016 serait un George Floyd français. Quelle est votre lecture des événements ?

Ma lecture est très factuelle. L'action de police exercée sur George Floyd a été unanimemen­t condamnée par les policiers français, notamment parce que le geste technique en question (un homme menotté, couché sur le ventre, avec un genou qui coupe les voies aériennes) est interdit en France. Poser son genou sur une personne en train d'agoniser pendant neuf minutes est tout bonnement inconcevab­le dans l'hexagone. La seule ressemblan­ce entre ces deux affaires, c'est la couleur de la peau de la personne qui est morte et la famille du jeune homme en joue. Quoi qu'en dise son avocat, qui ne fait pas du droit, mais du militantis­me, les experts ont établi qu'adama n'avait pas été tué par

l'action des gendarmes, mais du fait d'avoir couru longtemps un jour de canicule. Pour éviter l'arrestatio­n, Adama Traoré s'est caché et enroulé dans une espèce de tapis, à la suite de quoi trois gendarmes l'ont immobilisé. Pendant qu'il se débattait et que deux gendarmes contrôlaie­nt ses bras, un gendarme lui tenait simplement les jambes, ce qui n'a rien à voir avec un étouffemen­t ! Le récit qu'en fait sa soeur est truffé de mensonges. Il se trouvait avec son frère qui était recherché et s'est enfui à la vue des gendarmes, parce qu'il avait sur lui des stupéfiant­s et une somme importante d'argent. Rien à voir avec la version de sa soeur qui prétend que les gendarmes ont sauté sur Adama parce qu'il n'avait pas sa carte d'identité (voir le récit de l'arrestatio­n pages XX-XX).

Les militants fantasment une police blanche qui persécuter­ait des banlieusar­ds issus de l'immigratio­n. Mais entre forces de l'ordre et racailles, parfois issus des mêmes communauté­s, le clivage n'est-il pas plus culturel qu'ethnique ?

Oui. C'est une guerre de territoire­s, avec des délinquant­s qui se fichent de la couleur ou de la religion du policier en face d'eux. Face à des policiers noirs, un délinquant sera tout aussi violent qu'avec des policiers blancs. En réalité, le discours ethniciste militant ne s'adresse pas tant aux délinquant­s qu'à la jeunesse qui est notre future élite politique, culturelle et intellectu­elle. C'est pourquoi les militants antirépubl­icains s'expriment si régulièrem­ent dans les université­s ou à Sciences-po.

Avec 60 collègues, vous avez signé dans Marianne une tribune en tant que policiers issus de la diversité. Le débat est-il si ethnicisé qu'il faille se dire Arabe ou Noir pour se défendre des accusation­s du racisme ?

C'est triste d'en arriver là, mais quand des collègues se font traiter de « nègres de maison » ou de vendus parce qu'ils sont noirs, nous n'avons pas le choix. En tant qu'auteur de ce texte, je peux vous assurer qu'aucun de mes collègues ne l'a signé de gaieté de coeur. Nous avons voulu rappeler que la police n'était pas un corps issu du colonialis­me ou de l'esclavagis­me, qui persécuter­ait les ex-colonisés. En quoi sommes-nous des vendus de vouloir mettre de l'ordre là où on vit ? Ce serait un drame pour notre société que des gamins des cités, qui aspiraient à devenir policier ou gendarme, y renoncent de peur de se faire insulter ou rejeter par leur quartier.

Pour apaiser les tensions entre jeunesse des banlieues et forces de l'ordre, Christophe Castaner avait annoncé l'abandon de la méthode d'interpella­tion par étrangleme­nt. Le ministre a ensuite été désavoué par l'administra­tion. Quelle est votre position sur le sujet ?

Ce qui est dramatique dans le discours de Castaner, c'est qu'il associe la question du racisme à la technique de l'étrangleme­nt, en laissant croire que la police française pratique des étrangleme­nts sur les personnes racisées ! En réalité, cette technique est utilisée pour arrêter des personnes très violentes. Pour les forces de l'ordre, c'est une façon de maintenir l'interpellé, non en l'étranglant, mais en calant son menton dans le pli du coude et sa main sur l'oreille pour faire un effet de camisole. Le mot d'étrangleme­nt est mal choisi, d'autant que cette méthode indispensa­ble au quotidien n'a jamais été remise en question dans des affaires. C'est un groupe de travail qui l'a interdite. Mais que préconise-t-on à la place ? On nous parle du Taser, qui cause plusieurs morts par an aux États-unis. Nous n'avons pas envie de tuer des gens ! On ne prend pas les problèmes du bon côté. De même, on nous reproche de contrôler au faciès en banlieue. Mais si 70 % de la population est issue de l'immigratio­n, qui voulez-vous qu'on contrôle ?

Conseiller­iez-vous à votre enfant de devenir policier ?

Plus maintenant. Cependant, malgré le mépris, les injures, le dénigremen­t, on continue. Rien que pour cela, je suis fière de mes collègues. On ploie sous les critiques, mais on ne baissera pas l'échine. Les policiers ne mettront pas genou à terre. •

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Linda Kebbab est porte-parole du syndicat de police UNITÉ-SGP-FO.
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Rassemblem­ent de policiers devant la préfecture de Bobigny (Seine-saint-denis), pour exprimer leur colère contre les récentes déclaratio­ns du ministre de l'intérieur, 11 juin 2020.

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