Causeur

Le maccarthys­me passe à gauche

Soixante-dix ans après l'épuration anticommun­iste menée par le sénateur Joseph Mccarthy, une nouvelle paranoïa saisit les États-unis. Tout livre, oeuvre, professeur ou acteur non conforme à la doxa antiracist­e est aujourd'hui menacé de boycott. Au point d

- Alexandre Mendel

Elle est timide. On l’entend à peine, alors qu’elle replie son masque au-dessous de son nez, comme s’il s’agissait d’un tube de dentifrice : « Ça m’empêche de respirer l’air pur. Vous verrez que d’avoir dit ça, rien que ça, d’avoir mis mon masque sous les narines, ça me vaudra des ennuis »… Il aura fallu un événement aussi anecdotiqu­e qu’un jeu pour enfants pour qu’elle ose enfin parler. Mary-ann (son vrai prénom) Graham (« vous pouvez m’appeler comme ça ? ») est membre de la puissante American Federation of Teachers, un syndicat affilié à la non moins puissante AFL-CIO, qui regroupe environ 1,8 million d’enseignant­s à travers les États-unis. Institutri­ce en troisième grade (l’équivalent de notre CE2) à Kansas City, dans le Missouri, cette enseignant­e de 52 ans qui, dit-elle, « a toujours voté démocrate » et ne manquera pas « d’envoyer aux oubliettes de l’histoire américaine cet abruti de Donald Trump » s’est étranglée en apprenant la dernière trouvaille de ses collègues progressis­tes… « Dans mon école, à la rentrée prochaine, nous allons interdire aux enfants de jouer au jeu du pendu [« The Hangman », NDLR]. Un jeu qui, pourtant, amusait les élèves et leur permettait de pratiquer l’orthograph­e… On a eu des consignes : le prof qui autorisera ce jeu sera fichu à la porte, rien que ça ! » se lamente-t-elle.

« Attendez, dit-elle en se resservant une vodka-tonic comme si elle était stressée… J’ai toujours été antiracist­e. Je suis née en 1968, l’année de la lutte, ultime et humble (et elle insiste sur ce dernier mot en détachant les syllabes « hum-ble ») contre les inégalités raciales. Mes parents, enseignant­s eux-mêmes, ont toujours eu à coeur de combattre les injustices faites aux minorités et notamment aux Afro-américains. » Mais, poursuit-elle, « nous expliquer que le jeu du pendu est la parabole du Noir martyrisé par le Ku Klux Klan, c’est vraiment dénaturer, pour servir des causes qui me dépassent, ce jeu. Et puis, surtout, entre nous, c’est complèteme­nt con ! » Elle lance : « Vous jouez à ça, chez vous, en France ? » On la taquine : « À notre connaissan­ce, oui. Mais nous, en France, on a aboli la peine de mort. » Mary-ann prend cela au premier degré : « Ah oui, un pays abolitionn­iste, peut-être, cela passe-t-il mieux chez vous… Nous, on se vautre dans la facilité. On se vautre dans la caricature. Voilà à quoi sert notre syndicat. » (Et elle se ressert une autre vodka-tonic.)

« J’ai voté pour la première fois pour Dukakis, en 1988, contre Bush. Il était contre la peine de mort. Un grand homme ! J’ai toujours voté démocrate, sauf en 2000, car je ne sentais pas du tout Al Gore : quelque chose ne tournait pas rond chez cet arriviste du Sud, alors je me suis abstenue. Et, insiste-t-elle à nouveau, je hais Donald Trump ! Je le hais ! Il a été élu sur le racisme. Tout le reste était accessoire. » Mary-ann votera Biden, mais a fait un peu de résistance au pays du bon sentiment : « Non, non, ce jeu du pendu n’est pas une ode au Ku Klux Klan. » Les statues de Christophe Colomb dévissées, comme devant le capitole de Saint-paul, capitale du Minnesota, la choquent : « Mais je peux comprendre qu’il ait été vu comme le premier esclavagis­te en chef du Nouveau Monde. Je peux comprendre que ça choque les Native Americans comme les Afro-américains. » Mais pas touche à son pendu !

Le mouvement de la « cancel culture » (« culture de l’annulation » en français), qui va de la dénonciati­on d’un collègue qui fait lire à ses étudiants du Henry Miller (« raciste, antisémite et misogyne ») à la punition absolue, l’impossibil­ité pour des gens exerçant un métier classé à gauche de trouver ou de retrouver un emploi, est en plein essor depuis les émeutes raciales qui ont suivi le meurtre de George Floyd, en mai 2020, à Minneapoli­s. Aux Étatsunis, on ne rigole pas avec les bons sentiments.

Ne plus faire découvrir Henry Miller, passe encore dans l’amérique puritaine. Mais zapper Les Aventures de Tom Sawyer, de Mark Twain, sous prétexte que son héros éponyme nourrissai­t des sentiments racistes en dit long sur l’état d’esprit qui règne chez un certain nombre d’intellectu­els de la gauche américaine, en plein délire depuis leurs villas (avec barrières et vigiles) de Los Angeles.

Mary-ann est venue accompagné­e d’une collègue, elle aussi liberal (comprenez « de gauche » en anglais) du Nebraska voisin. On ne connaîtra ni son âge (disons une bonne soixantain­e d’années) ni son prénom, tant la pauvre enseignant­e, de collège cette fois-ci (junior high school), a peur de perdre son poste. L’amérique est un pays, il faut dire, qui licencie facilement ses enseignant­s. On a beau lui expliquer qu’il y a peu de chances qu’on soit lu à Omaha, elle n’en démord pas : « Il suffirait qu’un prof de français tombe dessus. Un seul et je suis morte ! » Chaque année, depuis le début des années 2000, elle emmenait sa classe au mont Rushmore et au Crazy Horse Memorial (en l’honneur des Indiens Lakota, sorte de cadeau de compensati­on accordé à ces Indiens des Black Hills, irrités qu’une montagne ait été dynamitée pour sculpter le visage de quatre chefs d’état américains) pour deux jours, dans le Dakota du Sud voisin. « C’est fini désormais. George Washington possé- →

qu’ils ont promu, accompagné et encensé, ne va pas, parfois, un peu trop loin. Faut-il leur rappeler les mots de leur chouchou, Barack Obama, très présent en ce début de campagne post-convention­s, en octobre 2019 : « Ce n’est pas du militantis­me. Ça n’amènera aucun changement. Si tout ce que vous faites est de jeter des pierres, vous n’irez pas très loin. » Le lynchage dans ces milieux intellectu­els est, en effet, devenu la règle. Et on n’a pas besoin d’être en haut de l’affiche pour en faire les frais. Sebastian, acteur de la seconde saison de Veep (diffusée sur Netflix aux États-unis) dans un second rôle, a toujours caché ses sentiments à ses collègues et à la Guilde. « J’ai ri, une fois, à une blague d’un technicien de plateau pro-trump, une blague pas méchante, mais disons connotée et sexiste… Son syndicat l’a défendu, pas le mien. Autant vous dire que j’ai fermé ma gueule, ensuite pour le reste du tournage. En priant littéralem­ent pour que ça ne pourrisse pas mes castings. »

56 % des Américains estiment que la « cancel culture » est un problème

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Des manifestan­ts antiracist­es s'en prennent à une statue de Christophe Colomb à Richmond, Virginie, 9 juin 2020.

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