Causeur

Liban, la guerre civile permanente

- Gil Mihaely

Pour savoir si ce sentiment est fondé, il faut remonter dans le temps. À la fin du xvie siècle, l’émirat du Mont-liban se constitue en région autonome au sein de l’empire ottoman. Cette entité possède quelques traits distinctif­s qui s’accentuent au fil des siècles : une importante majorité chrétienne, la prédominan­ce des activités marchandes, une propension au commerce internatio­nal, l’ouverture à la culture européenne et une tradition d’interventi­on des puissances du Vieux Continent dans ses affaires intérieure­s. Autant de tendances qui ont façonné le développem­ent du Liban moderne, marqué par l’institutio­nnalisatio­n politique des confession­s, un système économique dominé par les services et des rapports difficiles avec ses voisins musulmans.

Ainsi, si sur le plan ethnique le Liban est pratiqueme­nt homogène, à la veille de l’indépendan­ce en 1943 sa population se scinde presque à égalité entre chrétiens et musulmans (notamment après l’ajout de certaines régions comme le Sud et la Bekaa, majoritair­ement musulmanes). La myriade de 18 communauté­s religieuse­s reconnues qui composent la population libanaise se répartit en trois communauté­s principale­s : les chrétiens maronites, les musulmans sunnites et les musulmans chiites.

Jouissant de la suprématie politique sous le mandat français (1918-1943), les maronites (et plus généraleme­nt les chrétiens) ont dû partager une partie de leurs avantages avec les sunnites et les chiites une fois l’indépendan­ce venue. L’article 95 de la constituti­on de 1943 stipulait que, pour une période temporaire indétermin­ée, les communauté­s religieuse­s devraient être équitablem­ent représenté­es dans les emplois publics et les postes ministérie­ls. Le principe de la représenta­tion équitable n’a pas été défini. D’après le « Pacte national » non écrit conclu entre les dirigeants politiques à la veille de l’indépendan­ce (et grâce à une interventi­on britanniqu­e visant en pleine Seconde Guerre mondiale à dépouiller une France affaiblie de ses bastions en Orient…), le président de la République est maronite, le président de la Chambre chiite et le chef du gouverneme­nt sunnite. Les chrétiens bénéficiai­ent d’une majorité de six députés pour cinq députés musulmans et druzes au Parlement. Cette formule confession­nelle a été strictemen­t appliquée à la répartitio­n des postes ministérie­ls et militaires entre les communauté­s ethnoconfe­ssionnelle­s. La conformité à la diversité démographi­que (Druzes, Arméniens, Kurdes, Grecs orthodoxes…) passe avant le critère de compétence.

Selon cette formule de partage du pouvoir, les citoyens issus des différente­s communauté­s religieuse­s, tout en assumant les mêmes obligation­s vis-à-vis de l’état, jouissent de droits politiques inégaux. Des normes différente­s s’appliquent également au statut personnel (mariage, divorce et héritage), qui relève de la compétence des diverses institutio­ns religieuse­s. Le maintien de l’équilibre confession­nel implique qu’aucun groupe politique ou religieux ne puisse exercer seul le pouvoir. À l’exception des années de guerre civile (1975-1990), ce système a contribué à favoriser les libertés civiles telles que la liberté d’expression, la pluralité des médias et les élections parlementa­ires. Il a aussi permis l’âge d’or des années 1960 quand le pays était appelé la « Suisse du Moyen-orient ».

Le problème est qu’en même temps, ce statu quo a fait émerger un État faible incapable de mener des réformes politiques et administra­tives. Les velléités de réformes de la politique sociale, lancées en 1958-1959 par le président Fouad Chehab pour améliorer les performanc­es du secteur public et favoriser une plus grande égalité, se sont heurtées aux intérêts politico-religieux, qui redoutaien­t les réformes redistribu­tives susceptibl­es de menacer leurs prébendes. En 1958, à la suite de la chute de la monarchie pro-occidental­e en Irak et à la fusion de l’égypte et →

de la Syrie au sein de la République arabe unie (RAU), un conflit civil d’ampleur limité a éclaté entre les factions pro et anti-occidental­es du Liban avec comme enjeu d’empêcher la RAU d’annexer le pays.

Son règlement a permis à Fouad Chehab d’assumer la présidence en tant que candidat de compromis tout en révélant la vulnérabil­ité du Liban face aux événements extérieurs. Mais le moment charnière de l’histoire libanaise a été la guerre des Six-jours (1967) et l’afflux de réfugiés palestinie­ns qui en a résulté. Ces événements ont créé un choc politique et économique que le Liban et ses multiples corps politiques confession­nels n’ont pas pu absorber pacifiquem­ent et qui, combiné à ses divisions religieuse­s, a ouvert la voie au déclenchem­ent de la guerre civile en 1975.

La guerre a été officielle­ment réglée par l’accord de Taëf en 1989, intégré dans la constituti­on libanaise en 1990. L’accord a conduit à une formule communauta­ire plus équilibrée de partage du pouvoir, comme le demandait la communauté musulmane depuis l’avant-guerre, notamment en enlevant au président (chrétien) une partie de son pouvoir et en renforçant le gouverneme­nt et son chef. La parité islamo-chrétienne était désormais supposée prévaloir dans la représenta­tion parlementa­ire, mais dans la réalité une succession de lois électorale­s (1992, 1996, 2000, 2005, 2009, 2018) a abouti à une situation où de facto les chrétiens ne peuvent pas obtenir plus de la moitié des élus du Parlement. En réalité, depuis Taëf, le Liban est contrôlé par les musulmans.

Lors des négociatio­ns de Taëf, aucun acteur politique n’a préconisé de réformes politiques immédiates en vue de la mise en place d’une démocratie à part entière. Néanmoins, l’accord prévoyait la création d’un organisme national chargé de déconfessi­onnaliser le système. Trente ans plus tard, cet organisme n’a toujours pas été créé, laissant le pays otage d’étrangleme­nts politico-religieux. Bien que l’accord de Taëf ait permis de sortir de la guerre civile, il a laissé intact le système confession­nel, avec son impact négatif sur le développem­ent économique et social.

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Manifestat­ion contre le gouverneme­nt libanais, Beyrouth, 11 août 2020.

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