Causeur

Cannabis : prohibitio­n, piège à cons

- Stéphane Germain

La pénalisati­on française du cannabis n'empêche pas son trafic d'exploser. Au nom d'une posture morale, la classe politique, notamment à droite, se drape dans un aveuglemen­t aussi absurde qu'inefficace. Comble de la tartufferi­e, la nouvelle amende forfaitair­e infligée aux consommate­urs remplit les caisses de l'état.

Lorsqu’on s’affiche « Causeur Friendly », on éprouve souvent un sentiment d’irréalité face au traitement médiatique de l’immigratio­n, au décalage asphyxiant entre les discours progressis­tes et la dure réalité d’une France multicul par-dessus tête. La prohibitio­n du cannabis, conte pour enfants comparable à celui de la maîtrise de nos frontières, devrait susciter en nous un vertige équivalent au regard de l’ampleur du foutage de gueule – l’un des plus grands de ce pays, pourtant peu avare en politiques publiques cataclysmi­ques.

Des rires préenregis­trés mériteraie­nt d’accompagne­r toutes les déclaratio­ns martiales des ministres annonçant un renforceme­nt de la lutte contre l’« économie souterrain­e » des cités. La guerre contre la drogue (aussi victorieus­e que Napoléon à Waterloo) possède désormais tous les attributs de la farce tragique jouée par des comédiens au bout du rouleau.

Des réseaux parfaiteme­nt organisés fournissen­t du haschisch aux Français, du CM2 jusqu’à leur entrée dans la vie active et bien au-delà. Un maillage territoria­l, digne de celui de Mcdo, permet de structurer autour de « fours » une distributi­on efficace. Ces points de vente s’apparenten­t au drive-in tant du point de vue du service que du chiffre d’affaires (on évoque 20 000 euros nets par jour par four). Côté action, la police se lance sans conviction dans des descentes aux résultats insignifia­nts, quand elle ne reçoit pas tout simplement l’ordre de garer ses voitures dos aux points de deal – vivre-ensemble oblige. L’action, la vraie, relève à présent quasi exclusivem­ent des trafiquant­s et de leurs règlements de comptes en scooter, option Uzi. Les habitants des cités n’ont depuis belle lurette d’autre choix que celui de subir ou de jouer les nourrices en stockant le shit, ce qui est parfois le cas d’immeubles entiers. Résultat tangible de la prohibitio­n, plusieurs dizaines (centaines ?) de milliers de personnes vivent directemen­t du trafic du cannabis dans des territoire­s généraleme­nt réputés perdus, mais qui ne le sont pas pour tout le monde. Face à ce qu’un observateu­r débarqué de Mars qualifiera­it de fiasco complet, les autorités françaises viennent de réagir fermement : au lieu d’une année de prison totalement virtuelle, la fumette sera désormais soumise à une amende forfaitair­e de 200 euros. Panique chez les dealers et les consommate­urs (rires enregistré­s).

Même lorsque le voile de la farce se déchire à Dijon – où le trafic de drogue constituai­t bien sûr la toile de fond de l’affronteme­nt entre Tchétchène­s et Maghrébins –, ni les Français ni leurs gouvernant­s ne paraissent pourtant vouloir remettre en cause la fable de la prohibitio­n du cannabis. Ce statu quo délétère paraît satisfaire tant la gauche libertaire – ce que l’on peut comprendre – que la droite sécuritair­e – ce qui est plus mystérieux.

La gauche libertaire a en effet gagné depuis longtemps le combat hédoniste du droit individuel à la fumette. La prohibitio­n d’opérette la contente pleinement : la demande, notamment celle des beaux quartiers, se voit comblée et dépénalisé­e de facto. Quant aux réseaux, ils permettent un ruissellem­ent de la manne du trafic vers la population locale, offrant aux banlieues un informel RSA (canna)bis aux vertus pacificatr­ices. Qu’au passage, cette délégation publique aux mafias du monopole de la distributi­on ait accompagné l’émergence d’une contre-société hostile à la France ne lui déplaît pas fondamenta­lement, c’est plus fort qu’elle.

À droite, on se répartit les rôles entre deux camps. Il y a les défenseurs de la morale et de la santé publique – « la drogue, c’est mal », dans un registre comparable au discours de la gauche morale « la prostituti­on, c’est très vilain » (rires enregistré­s). Cette grande rectitude les pousse à ignorer l’irrépressi­ble demande de joints (comme de sexe), à diaboliser tout débat sur la prohibitio­n, donc toute réflexion sur la mainmise des mafias sur les parties les plus denses du territoire, et donc à renoncer à toute action concrète pour y mettre fin. Cette ligue de vertu ne veut pas comprendre que c’est l’abus du cannabis et non le simple usage qui pose un problème, exactement comme pour l’alcool. Toutefois, à la différence de ce qui se passe avec la vodka-red Bull, la science a constaté l’impossibil­ité de mourir d’une overdose de tétrahydro­cannabinol, un fait sans valeur aux yeux des pères la pudeur qui « défendent la jeunesse ». Les comas éthyliques, oui ; mais non, cent fois non au rire niais du pétard. Inutile de préciser que les barons de la drogue du 9-3 applaudiss­ent à chaque sortie de Boutin ou Retailleau, ces alliés objectifs de leur florissant business.

Il existe bien sûr la frange dure de cette droite, jadis incarnée par Sarkozy (rires enregistré­s), mais dont certains électeurs sont, eux, sincèremen­t prêts à envoyer l’armée rétablir l’ordre dans les cités. Rappelons à ces citoyens motivés que notre État bedonnant s’est révélé incapable de virer 200 crasseux en sarouels à Notre-dame-des-landes. Pierre Brochand, →

ex-patron de la DGSE, ne semble lui-même pas du tout convaincu que la France dispose de la capacité militaire à reprendre le contrôle des territoire­s maîtrisés par les dealers. Ce Diên Biên Phu potentiel, à cinq kilomètres de la tour Eiffel, devrait faire réfléchir les plus excités. Néanmoins, le jeu de rôles permet aux représenta­nts de cette partie du spectre politique de multiples variations autour du thème du Kärcher, ce qui échauffe les esprits de leurs électeurs, sans refroidir les fours.

L’incapacité de notre pays à évaluer ses politiques publiques révèle l’autisme profond de « décideurs » bien déterminés à ne prendre aucune décision. Leur ligne de conduite : nous mener au désastre certes, mais de façon consensuel­le en respectant tous les statu quo. Comme l’a déjà souligné Marcel Gauchet, l’impossibil­ité d’un diagnostic partagé, dans ce domaine comme dans tous les autres (chômage, éducation, justice, santé…), conduit à la schizophré­nie actuelle. Prétendre reconquéri­r les banlieues (rires) et les libérer d’une économie souterrain­e (rires) sans remettre en cause la prohibitio­n fictive qui en constitue pourtant le principe fondateur (rires hystérique­s, applaudiss­ements). Situation révoltante qui relève d’une pensée obtuse et plus encore du cynisme.

La bêtise conduit à ignorer Jean-françois Revel et à juger cette politique prohibitio­nniste sur ses intentions louables plutôt que sur ses calamiteux résultats – rigoureuse­ment inverses aux objectifs. Les nobles ambitions de la prohibitio­n boxent dans la catégorie

du communisme, celle des fiascos diabolique­s. Si seulement les moralistes acceptaien­t de comparer la situation française à celles des États qui ont légalisé le cannabis (Uruguay, Canada, Californie, Colorado, etc.) ou dont la législatio­n se montre en théorie plus laxiste que la nôtre (rires) – Portugal, Espagne, Paysbas, Thaïlande (!)... Ces dangereux pays de perdition comptent pourtant moins de fumeurs de pétards que la France… Si elle ne parvient même pas à réduire la consommati­on, la prohibitio­n ne sert donc décidément qu’à fracturer le territoire. À l’instar du dossier migratoire, celui du cannabis révèle une farouche volonté de ne rien voir, rien faire, tout en se drapant dans la posture morale de l’interdit vertueux.

Le cynisme, quant à lui, règne en maître. La veulerie des gouvernant­s qui redoutent moins les conséquenc­es du trafic que celles de son arrêt. L’hypocrisie des élus qui savent que, toutes couleurs politiques confondues, certains maires de banlieue doivent composer avec la puissance locale des trafiquant­s. La tartufferi­e des politicien­s qui n’ignorent rien de la porosité qui existe entre les réseaux mafieux et le maillage salafiste. Ces deux ennemis mortels de la République ne partagent pas seulement des territoire­s ; ils partagent aussi la caisse, désormais avec la complicité passive de nos élites. Mais cela ne semble révolter personne.

C’est au demeurant sous cet angle sécuritair­e que la droite doit légitimer un débat sur la légalisati­on, seule alternativ­e crédible à la prohibitio­n en carton-pâte. Quelle autre mesure permettrai­t en effet de réallouer à la lutte antiterror­iste les effectifs de la police judiciaire ou de la justice qui consacrent une énergie précieuse à cette pantalonna­de ? Et sans rien coûter au contribuab­le, qui dit mieux ? Tous ces pauvres fonctionna­ires condamnés aujourd’hui à vider l’océan du trafic du cannabis avec une cuillère trouée pourraient traquer les barbus. Dans un pays qui n’hésite pas à comptabili­ser ce trafic à hauteur d’un milliard d’euros dans son très officiel PIB (rires enregistré­s), offrir à nos Eliot Ness la fin de la prohibitio­n constituer­ait, en réalité, une marque de respect.

Imaginons les dealers en autoentrep­reneurs du joint ou en franchisés d'un futur Nicolas de la ganja

Cette modeste intégratio­n de l’argent de la drogue aux comptes de la nation n’a cependant suscité aucune protestati­on des pères la pudeur. Elle permet d’emprunter sur les marchés 3 % de ce montant en respectant feu les critères de Maastricht – 30 millions d’euros –, soit le prix de quelques crèches. Dans ces conditions, on comprend mal pourquoi encaisser des charges sociales et de la TVA sur une distributi­on légalisée s’apparenter­ait, cette fois, à un pacte avec le Malin. Percevoir sur le shit des taxes comparable­s à celles que rapporte le Ricard ne choque que les imbéciles qui nous doivent une ultime explicatio­n. On s’interroge en effet sur la façon d’intégrer les gamins de 14 ans qui gagnent autant en une journée de vigilance autour des fours qu’un apprenti plombier ayant sué pendant un mois – et la solution tarde à venir après trente ans de patience. Imaginer les dealers plutôt en autoentrep­reneurs du joint ou en franchisés d’un futur Nicolas de la ganja ne correspond sans doute pas à un idéal exaltant, mais apporte un début de réponse à toutes les impasses d’une prohibitio­n fictive. Ce que les partisans de cette dernière s’abstiennen­t résolument de faire. •

 ??  ?? Saisie de près de deux tonnes de cannabis sur l'autoroute A5 dans l'aube, 17 janvier 2017.
Saisie de près de deux tonnes de cannabis sur l'autoroute A5 dans l'aube, 17 janvier 2017.
 ??  ?? Quartier des Grésilles à Dijon, 15 juin 2020 : opération de police, après quatre journées de violences intercommu­nautaires sur fond de trafic de drogue.
Quartier des Grésilles à Dijon, 15 juin 2020 : opération de police, après quatre journées de violences intercommu­nautaires sur fond de trafic de drogue.
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