Après l'apocalypse
Si la crise sanitaire vous donne des envies de reconfinement, les romans de Laurine Roux et Xabi Molia, écrits avant la pandémie, frappent par leur force prophétique et leur admirable ambiguïté.
comment réagirions-nous, combien de temps survivrions-nous et surtout combien de temps tiendraient notre vernis de civilisation et l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes ?
Une civilisation qui a la même fragilité qu'une vie
En cette rentrée littéraire, un peu moins abondante que d’habitude pour cause d’incertitudes économiques, il est difficile d’avoir envie de lire des romans qui ne nous disent pas au moins quelque chose de ce monde qui peut s’arrêter ou s’effondrer, ce qui nous renvoie à nouveau au célèbre constat de Paul Valéry dans La Crise de l’esprit, formulé il y a un peu plus de cent ans, après la Grande Guerre : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Et Valéry d’ajouter : « Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. »
Il se trouve ainsi, dans la production de cette rentrée, un bon nombre d’auteurs qui nous parlent d’apocalypse en tout genre. C’est ainsi que nous avons pléthore de resucées de Ravage de Barjavel, chef-d’oeuvre indépassable paru en 1943. Quelques-uns, loin des recettes opportunistes de textes de circonstance, parviennent à explorer plutôt qu’à exploiter l’inquiétude face à un monde qu’une crise financière, une catastrophe climatique ou un virus peuvent mettre à genoux. Nous en avons choisi deux, Laurine Roux et Xabi Molia, sur deux critères simples.
Le premier, c’est qu’ils ne sombrent pas dans le catastrophisme spectaculaire et délivrent, à travers une intrigue habile, voire retorse, un message implicite qui va à l’encontre de la doxa à la mode dans la fiction postapocalyptique – et aussi dans le discours ambiant : « Tout est foutu, on va tous mourir ! » Le second critère est que Laurine Roux et Xabi Molia n’oublient pas la littérature en route et ont déjà fait, dans leurs précédents livres, leur thème de prédilection de cette confrontation avec l’innommable. Ils convoquent donc le style, l’émotion et la paradoxale beauté qu’il y a dans l’horreur comme avait réussi à le faire, par exemple, l’écrivain américain Cormac Mccarthy dans son chef-d’oeuvre postapocalyptique La Route, roman dont le succès planétaire, en 2009, était déjà en lui-même un indice de nos craintes informulées, refoulées, de notre désir inconscient de nous confronter à cette fragilité individuelle et collective si évidente désormais. →
Le lyrisme cruel de Laurine Roux
Ce n’est pas un hasard, donc, si la citation mise en exergue du deuxième roman de Laurine Roux, Le Sanctuaire, est de Cormac Mccarthy : « Si le monde n’est qu’un récit, qui d’autre que le témoin peut lui donner vie ? » Le témoin, dans Le Sanctuaire, est une adolescente, Gemma. Elle vit dans une grande cabane, en haute montagne, en compagnie de sa soeur aînée et de ses parents. Si c’est elle qui raconte, c’est parce qu’elle est la seule à être née dans ce monde d’après. Sa mémoire est une mémoire par procuration : elle n’a plus pour souvenirs que les souvenirs de sa propre famille qui a construit ce sanctuaire pour était petite. fuir la catastrophe. Le lecteur ne connaîtra du monde d’avant que ce que lui en dira Gemma. Il apprend, par fragments, par bribes déformées, la cause de l’effondrement : un virus, né probablement dans des élevages intensifs de volailles, a muté et s’est propagé aux autres oiseaux qui ont commencé à contaminer l’homme sans que l’on puisse trouver de remède. L’humanité a pratiquement disparu, et dans son refuge, la famille vit à l’écart et a reconstitué une microsociété qui s’amuse tristement à mimer la précédente.
Ainsi, quand le père descend dans les vallées pour aller récupérer, dans les ruines, de la nourriture, de l’essence, des graines, des matériaux divers, mais aussi des livres, distribue-t-il auparavant les postes stratégiques dans la famille. Gemma est ministre des Armées : « chasse et entretien des couteaux ». Sa soeur aînée, June, est ministre de l’énergie. Sa mission : « gérer le tas de bûches ». Quant à la mère, elle est ministre de la Culture et de l’éducation, et quand on se dispute, de la Justice.
Seules traces du monde ancien, la carcasse d’une Ford devant une mine de sel abandonnée et les conversations des parents écoutées en cachette. Des conversations sur la mer que Gemma n’a jamais connue, sur les villes et les habitudes de ce temps-là qu’elle a du mal à se représenter. Quant aux récits de June, ils lui semblent tout aussi abstraits lorsqu’elle évoque, par exemple, les dessins animés qu’elle voyait à la télé quand elle
Ce résumé ne rend évidemment pas la force du roman qui est ailleurs que dans une robinsonnade survivaliste. Laurine Roux est d’abord et avant tout un grand écrivain lyrique comme on avait pu s’en rendre compte dans son premier roman, Une immense sensation de calme, qui vient de reparaître en Folio et où, déjà, dans une contrée lointaine, sans doute une Russie postnucléaire, une jeune fille partait avec un vendeur de poissons séchés dans une odyssée glacée où apparaissaient de loin en loin les traces d’un très ancien conflit et la
présence menaçante des Invisibles qui portaient « les couleurs interdites » au poignet et étaient sans doute d’anciens irradiés.
Dans Le Sanctuaire, à travers le personnage de Gemma, Laurine Roux continue de célébrer une certaine harmonie avec la nature malgré les dangers, mais aussi et surtout elle montre ce que signifie survivre dans le cercle restreint d’une famille qui contraste avec l’immensité d’un somptueux décor, lui-même isolé du monde. On apprend qu’avant tout ça, le père était sculpteur, la mère écrivain et June une écolière. Rien ne les prédisposait à survivre sinon la volonté de puissance du père qui se révèle, au fur et à mesure de l’avancée du récit, un despote pas toujours éclairé, soumettant la famille à un entraînement militaire sans pitié.
Gemma comprend peu à peu que, tout artiste qu’ait été son père, il a toujours été mal à l’aise et l’exprimait parfois par un refus violent des conventions. Un jour, les certitudes de Gemma vacillent. Virtuose du tir à l’arc, au hasard de ses chasses en solitaire, elle rencontre un vieillard qui vit dans une grotte, entouré d’oiseaux et notamment d’un aigle qu’elle a elle-même blessé. C’est un moment de pure terreur pour l’adolescente puisque les oiseaux doivent tous être tués à distance et surtout brûlés afin d’éviter la contagion : le père dispose même pour cela d’un lance-flammes. Gemma échappe au vieillard, mais n’ose pas parler de cette rencontre qu’elle a faite en désobéissant et surtout, elle est la première surprise de ne pas avoir été contaminée par les oiseaux.
Comme celle de tous les grands romans, la fin du Sanctuaire est ambiguë et il serait dommage de la révéler. Au moins peut-on dire que Laurine Roux sait instiller le soupçon : pour certains d’entre nous, habités par des peurs inavouables qui confinent parfois à la folie, la seule vraie catastrophe serait que la catastrophe n’ait pas lieu ou bien se termine et qu’il faille retrouver le monde tel qu’il est.
L'ironie cruelle de Xabi Molia
C’est également autour de cette relation équivoque que nous entretenons avec la fin du monde que tourne le roman Des jours sauvages de Xabi Molia. Lui aussi avait déjà traité ce thème de l’effondrement pour cause d’épidémie dans Avant de disparaître (2011). Il y évoquait de manière très réaliste un Paris tiers-mondisé par une guerre civile elle-même provoquée par une épidémie transformant les infectés en barbares hyperviolents se surnommant eux-mêmes « les animalistes ». Dans la ville assiégée, un médecin chargé de détecter les nouveaux cas voyait sa femme disparaître sans raison et le récit se doublait habilement d’une méditation désespérée sur l’amour, cette plante vivace qui continue de fleurir dans l’horreur.
Avec Des jours sauvages, Xabi Molia se fait discrètement ironique et joue avec les codes du roman d’aventures à la manière d’un Jean Echenoz. Une centaine de survivants ont embarqué en catastrophe sur un ferry à Roscoff alors qu’une grippe incontrôlable décime l’europe. On y trouve des gens ordinaires, des repris de justice, des zadistes, des réfugiés et même un secrétaire d’état. Comme dans les romans maritimes d’antan, après un naufrage sur une île difficilement situable, la communauté s’organise ou du moins, essaie. Car évidemment, malgré la situation précaire, la solidarité se désagrège assez vite entre ceux qui veulent repartir en construisant des voiliers et en faisant le pari que l’épidémie est terminée, et ceux pour qui, au contraire, cette île est l’occasion rêvée de tout recommencer à zéro : « Mais sur cette île, une vie meilleure s’offrait. Ils avaient laissé derrière eux les villes polluées et les étés caniculaires, l’argent, le travail salarié, le temps compté, le temps perdu sur internet, tous ces liens invisibles qui les empêchaient d’être heureux. La catastrophe était leur chance. » Très vite, il y a sécession, attaques, contre-attaques et représailles. Le plus tragiquement drôle est sans doute que tous ces personnages essaient malgré tout d’y mettre les formes, y compris quand ils usent de la torture ou pratiquent des exécutions sommaires.
Xabi Molia maîtrise parfaitement sa multitude de personnages et donne, à travers le passé de chacun d’entre eux, un tableau assez complet de ce qui a eu lieu avec l’épidémie, mais aussi une peinture acide de la société d’aujourd’hui. Ce roman profondément antirousseauiste à sa manière, qui évoque parfois une version pour adulte de Sa Majesté des mouches de William Golding, amène à la conclusion que le pire virus qui menace l’homme n’est pas celui d’un quelconque Covid, mais une pulsion de mort trouvant son prétexte et son accomplissement dans la fin du monde, au point de la provoquer si elle n’a pas lieu ou d’empêcher par tous les moyens, si elle s’est produite, un retour à la normale.
À ce titre, ce qui réunit les romans de Laurine Roux et de Xabi Molia, c’est une saine méfiance devant la fascination du désastre qui ne dit rien d’autre que notre propre incapacité à vivre dans ce monde-là et, le cas échéant, à le faire changer sans pour autant le faire disparaître. Par ces temps fascinés par tous les discours collapsologiques, ce sont des oeuvres de salubrité publique. •
Laurine Roux, Le Sanctuaire, Les éditions du sonneur, 2020.
Xabi Molia, Des jours sauvages, Seuil, collection « Fiction et cie », 2020.
À signaler la reparution en folio du premier roman de Laurine Roux, Une immense sensation de calme.