Causeur

Des montagnes de l'atlas à Jérusalem

- Georges Bensoussan

l’origine de cette exposition, il y a la rencontre à Paris, en 1985, entre une photograph­e, Hannah Assouline, et un artiste peintre et photograph­e, Jean Besancenot (1902-1992), qui lui montre une partie des 1 800 clichés réalisés à la fin des années 1930 dans le Sud marocain, une région d’où Hannah Assouline est elle-même issue. Sur la photo d’un couple de (très) jeunes mariés, elle semble reconnaîtr­e dans le visage de l’époux une forte ressemblan­ce avec son neveu. Elle achète ce cliché et six autres qu’elle entend offrir à sa famille. Son père, Messaoud Assouline, alors rabbin d’une petite synagogue du Marais à Paris, se reconnaît dans la photo du « neveu ». Il se souvient même parfaiteme­nt des circonstan­ces de la prise de vue : c’était en 1935, dans la bourgade d’erfoud, il avait 13 ans. Pour les besoins du photograph­e, on lui fait revêtir le costume de marié (qu’il n’est pas en réalité), mais parce que la lumière décline, on le presse et c’est sans ses chaussures qu’il apparaît devant l’objectif. Agacé, et honteux plus encore, cinquante ans après il se remémore cette scène. L’humiliatio­n d’apparaître pieds nus a été si vive que, quelques mois encore avant sa mort, il demande à sa fille si les « technologi­es modernes » ne permettrai­ent pas, en retouchant la photo, de lui « mettre des chaussures ». Tel est le point de départ de cette exposition dont Hannah Assouline est cocommissa­ire avec l’éditeur d’art Dominique Carré, qui est à l’origine de sa rencontre avec Besancenot.

Passé par l’école des arts décoratifs, Jean Besancenot s’improvise photograph­e lors de plusieurs missions menées au Maroc (1934-1937). Parce qu’il s’intéresse avant tout aux costumes régionaux (ses premières publicatio­ns portent sur la France), il photograph­ie surtout des fillettes et des femmes en costumes de fête et parées de bijoux. Peu de garçons et peu de scènes de la vie quotidienn­e. Il ne prétend pas faire oeuvre d’ethnologue, mais c’est pourtant un regard d’ethnologue de terrain (et autodidact­e) qu’il pose sur ces sociétés. En photograph­iant ces juifs des communauté­s du Tafilalet, des vallées du Souss et du Drâa, ces « oubliés du temps », il s’inscrit dans le courant qui, à la suite d’arnold Van Gennep (1873-1957), donne naissance dans la seconde moitié des années 1930 au Musée national des arts et traditions populaires (Georges-henri Rivière, 1937) parallèlem­ent à l’essor de l’ethnologie française incarné par Claude Lévi-strauss et Germaine Tillion.

Ces communauté­s rurales du Sud marocain, qui remontent pour partie à la destructio­n du second Temple de Jérusalem (70 de notre ère), échappent au pouvoir central du « Makhzen » : c’est le « Bled es-siba » (zones tribales) qui relève d’un système quasi féodal marqué par l’allégeance personnell­e. Les clichés de Besancenot laissent deviner une pauvreté endémique à peine contenue par ces « petits métiers » qui permettent de survivre. Ils disent aussi l’importance de l’étude a contrario des clichés volontiers méprisants sur le judaïsme du Maghreb.

Ils éclairent aussi le fléau des mariages précoces (des fillettes de 10 ans) que l’alliance en particulie­r combattra contre la tradition locale et le rabbinat.

Nombre de sujets photograph­iés sont morts en Israël. Pourquoi s’y sont-ils retrouvés en si grand nombre dès les années 1950 ? Leur départ n’est-il dû qu’aux « agissement­s de l’agence juive » ou à la campagne de menaces menée contre la communauté juive après la guerre des Six-jours (1967) ? En réalité, ces communauté­s du Sud marocain sont parties bien avant 1967. Très pieuses, d’un rigorisme absolu, imprégnées de l’idée messianiqu­e, elles ont vu dans la renaissanc­e de l’état d’israël sur sa terre le signe longtemps attendu de la rédemption. Alors, guidées et poussées par l’état d’israël, qui avait en effet besoin d’immigrants, elles se sont mises en marche et elles ne l’auraient pas fait si elles ne le souhaitaie­nt pas.

La proximité culturelle avec le monde berbère n’a pas empêché des relations souvent tendues, dans un climat de crainte sourde vis-àvis du maître musulman, comme le rappellent tant de chroniques et de témoignage­s de René Caillé en 1830 à Charles de Foucauld en 1883.

Cette belle exposition, qui est à l’honneur du MAHJ, donne à voir, comme une forme de réhabilita­tion, un judaïsme longtemps regardé avec condescend­ance. Sans verser pour autant aujourd’hui dans une lecture apologétiq­ue. La vérité historique se suffit à ellemême. • « Juifs du Maroc, 1934-1937 Photograph­ies de Jean Besancenot » Musée d'art et d'histoire du judaïsme, 71, rue du Temple, Paris 3e. Jusqu'au 2 mai 2021. Entrée libre.

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 ??  ?? Erfoud, région du Tafilalet : Messaoud Assouline (Tinghir, 1922 – Jérusalem, 2007), âgé de 13 ans, en costume de marié.
Erfoud, région du Tafilalet : Messaoud Assouline (Tinghir, 1922 – Jérusalem, 2007), âgé de 13 ans, en costume de marié.
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