Causeur

Confession­s d'un enfant du siècle juif

Pour l'historien Yuri Slezkine, l'occident post-totalitair­e manque de cause à défendre. Affaiblies par la mondialisa­tion et le droit-de-l'hommisme, nos démocratie­s nationales traumatisé­es par la Shoah font pâle figure face au dynamisme chinois.

- Entretien avec Yuri Slezkine Propos recueillis par Daoud Boughezala

les Juifs de la diaspora incarnent-ils les parfaits mercuriens ?

Si les Juifs sont remarquabl­es, c’est par leur longue expérience des tâches mercurienn­es en Europe, le continent qui dominait le monde et a inventé la modernité. Les Juifs maîtrisaie­nt en effet les tâches centrales de la vie moderne, que sont l’interpréta­tion des textes et le financemen­t de l’entreprene­uriat. C’est fondamenta­l dans le monde actuel, aussi bien dans l’éducation supérieure, l’entreprise, la science, le journalism­e, le droit, la médecine. Par conséquent, au xxe siècle, pour beaucoup de sociétés apollinien­nes, devenir moderne signifiait à maints égards devenir juif : plus mobile, plus urbain, intellectu­ellement plus souple. Quand ce processus a été enclenché en Europe, les Juifs ont perdu leur niche mercurienn­e et sont devenus encore plus étrangers qu’auparavant.

Le xxe siècle est celui des totalitari­smes, communiste et nazi, et de l'europe saignée par la Shoah. N'est-ce pas incongru de le qualifier de « siècle juif » ?

entre les trois grandes migrations qui représenta­ient pour les Juifs trois options géographiq­ues et idéologiqu­es modernes : l’émigration vers la Palestine pour bâtir une nation apollinien­ne comme les autres (Israël), l’émigration vers l’amérique pour vivre dans le monde du libéralism­e non ethnique et l’émigration souvent oubliée de l’ancienne zone de résidence juive de l’exempire russe vers les villes de l’union soviétique. Après l’holocauste, l’option sioniste a bondi – à New York et Moscou, aussi bien qu’à Tel-aviv.

De 1917 aux années 1930, L'URSS a fait profession de philosémit­isme avant de se retourner contre ses Juifs. Comment l'expliquez-vous ?

À l’intérieur de l’empire russe, les Juifs étaient très fortement représenté­s dans le mouvement socialiste comme ils l’étaient au sein des mouvances libérales et révolution­naires européenne­s ou américaine­s. En 1917, il y avait proportion­nellement plus de communiste­s parmi les Juifs qu’à l’intérieur de tout autre groupe ethnique ou religieux en Russie. Après la révolution, le succès des Juifs dans les profession­s urbaines modernes, y compris parmi les hiérarques du Parti, a été d’autant plus fort que les traditionn­elles élites industriel­les, commerçant­es ou terriennes avaient été pratiqueme­nt anéanties. Puis, dès les années 1930, sous Staline, la relation spéciale entre le régime soviétique et les Juifs russes a commencé à se détériorer, car la nature même de L’URSS avait changé. Par rapport à ses premières années, L’URSS n’était en effet plus du tout vue comme un État prolétarie­n internatio­naliste, mais comme l’héritier légitime de l’empire russe. Ce changement de représenta­tion, de la classe à l’empire, voire à la nation russe, a fait entrer L’URSS en conflit avec les Juifs, parce que ces derniers occupaient ostensible­ment des positions d’influence dans l’état soviétique. Ce divorce a été aggravé par l’émergence d’israël, allié au bloc occidental, entraînant des migrations juives de masse vers l’état hébreu et l’amérique à partir des années 1960-1970.

Justement, le projet sioniste a rompu avec des siècles d'éparpillem­ent diasporiqu­e. À vous lire, l'état juif serait un îlot apollinien dans une époque mercurienn­e. Autrement dit, tout le monde est devenu juif et mercurien… sauf l'état juif ! Que répondez-vous à Alain Finkielkra­ut qui vous reproche de blâmer Israël en tant qu'exception dans un monde postnation­al ?

Je ne blâme personne ! (rires) Si je considère Israël comme une exception, ce n’est pas parce que l’état juif a réussi à transforme­r des mercuriens en une nation apollinien­ne. Ce qui fait des Israéliens une exception, c’est qu’ils ont été autorisés à mener une politique que les standards du monde occidental considèren­t désormais comme inacceptab­le. Cette politique est celle de l’exclusivit­é ethnique et tribale : Israël se définit comme un État juif d’une façon que ni la Suède ni l’allemagne ne pourraient aujourd’hui assumer en disant appartenir aux Suédois ou aux Allemands ethniques.

Pour le dire clairement, pensez-vous que les Israéliens bénéficien­t d'une sorte de blanc-seing moral dû aux millions de morts de la Shoah ?

Oui, même si cette exception n’est plus aussi forte qu’elle l’était. Après la Seconde Guerre mondiale, le monde occidental a considéré l’holocauste comme le plus grand crime jamais commis dans l’histoire mondiale. Cet universel moral de l’occident a fourni à Israël une sorte de droit d’exception.

On pourrait vous objecter que la Turquie pratique une politique expansionn­iste, de Chypre à la Libye en passant par la Syrie, sans rencontrer aucune adversité. Et pourtant, les Turcs n'ont subi aucun génocide, bien au contraire…

Je ne perçois aucune admiration particuliè­re pour la Turquie dans les grands médias occidentau­x ! En revanche, jusqu’à une date assez récente, Israël était présenté comme un État vertueux. Même si Erdogan a été récemment autorisé à mener certaines actions géopolitiq­ues et militaires, ces politiques ne sont pas considérée­s comme moralement justifiées.

Les critiques d'israël sont plutôt virulents. Pour beaucoup de gens, sionisme = racisme, certains osent même sionisme = nazisme… On est plus indulgent avec la Chine qu'avec l'état juif.

Comme je vous l’ai dit, Israël n’est plus invulnérab­le et les critiques se multiplien­t, mais le nom même que vous utilisez, l’état juif, est une exception par rapport aux normes américaine­s et européenne­s.

Ces normes ne sont pas uniformes. En France, la plupart des militants antimondia­lisation voient dans le libéralism­e une force ennemie de la souveraine­té des nations. Leur donnez-vous raison ?

Historique­ment, le libéralism­e est au contraire intimement lié à l’idée de nation. Ainsi, le livre d’adam Smith, souvent considéré comme la clé de voûte du libéralism­e économique, s’appelle Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Smith y parle de marché national et de droits individuel­s, des concepts associés au libéralism­e et liés à l’état-nation qui les protège et les définit. Cela dit, je n’ai aucun doute sur le fait que la mondialisa­tion ancrée dans le libéralism­e occidental dépasse et défie l’autonomie, la souveraine­té et les traditions des États. Dans ce contexte, la plupart des pays occidentau­x voient monter le scepticism­e à l’égard de leurs institutio­ns, de leurs mythes et de leurs héros. Ce phénomène se traduit aussi par les progrès de l’iconoclasm­e aux États-unis.

Ces derniers mois, la crise du coronaviru­s a bouleversé le regard sur la mondialisa­tion. Même des apôtres convaincus de la mondialisa­tion, comme Emmanuel Macron, critiquent le libre-échange et défendent la souveraine­té nationale. Notre monde mercurien est-il en train de s'apollinise­r ?

C’est juste. Au fond, la mondialisa­tion défie la démocratie, car cette dernière suppose l’existence d’un demos, c’est-à-dire d’une communauté politique – ethnique ou non – qui se définit, s’administre et se gouverne. Or, un monde global semble ne pas laisser suffisamme­nt d’espace aux États dont chacun aspire à un destin, une identité, une monnaie et un paysage singuliers.

On peut donc comprendre que les hommes politiques tentent de répondre aux demandes de certaines franges de leur électorat.

En somme, le populisme exprime une demande de démocratie plus qu'il ne la menace ?

Si certains mouvements défenseurs d’un État et d’une communauté traditionn­els ne sont pas de nature ni d’aspiration démocratiq­ues, la plupart du temps, on peut en dire autant des globaliste­s ! Les citoyens sont mus par des préoccupat­ions différente­s, mais interconne­ctées – l’économie, la peur du chômage et de l’avenir, l’état de la culture de la société dans laquelle ils vivent… La résolution de tous ces problèmes exige de définir la communauté politique, autrement dit le principe même de peuple. Si le peuple est constitué de l’humanité entière, cela implique qu’il faut former un gouverneme­nt mondial. Or, pour beaucoup de gens, cette idée relève de la contre-utopie.

L'occident souffrirai­t d'un désarroi civilisati­onnel, sinon d'un vide culturel, qui le rendrait vulnérable ?

Ce n’est pas un vide complet. Il existe une entité géopolitiq­ue appelée Occident qui après avoir incarné une conception particuliè­re de la chrétienté, a porté une mission civilisatr­ice, puis a représenté le monde libre par opposition à L’URSS. Aujourd’hui, l’occident ne produit plus de mot apte à le représente­r. Reste une alliance militaire (L’OTAN) qui peine à définir son objet. Dernièreme­nt, l’occident s’est défini comme le promoteur de la démocratie et des droits de l’homme. Mais l’idéologie des droits de l’homme étant dans son principe même globale et non étatique, l’occident ne peut prétendre se l’arroger de manière très convaincan­te. La comparaiso­n avec la Chine est cruelle : voici une civilisati­on qui semble sûre d’elle-même et structurée autour de certains concepts et textes fondateurs qui restent incontourn­ables.

Certes, le confuciani­sme peut servir de supplément d'âme à la dictature chinoise, mais revenons aux démocratie­s occidental­es. Parti des États-unis, le mouvement Black Lives Matter semble s'engouffrer dans la béance identitair­e de l'occident. Sa rhétorique victimaire vise-t-elle à faire des Noirs les nouveaux Juifs ?

Absolument. Ce mouvement entend créer une nouvelle catégorie de victimes en divisant le monde en deux catégories raciales : les Blancs et tous les autres. Ériger une race ou un certain type de population en victime universell­e constitue une évolution considérab­le dans le paysage moral du monde occidental, car cela remet en cause la place qu’y occupaient les Juifs depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Que ses participan­ts en soient ou non conscients, Black Lives Matter défie donc l’idéologie victimaire juive. •

 ??  ??
 ??  ?? Auteur du Siècle juif (La Découverte, 2009), Yuri Slezkine est chercheur associé à l'université d'oxford et professeur à Berkeley. Dernier ouvrage traduit en français : La Maison éternelle (La Découverte, 2017).
Auteur du Siècle juif (La Découverte, 2009), Yuri Slezkine est chercheur associé à l'université d'oxford et professeur à Berkeley. Dernier ouvrage traduit en français : La Maison éternelle (La Découverte, 2017).

Newspapers in French

Newspapers from France