Causeur

La honte d'être français

Ne plus exiger l'intégratio­n ou l'assimilati­on des immigrés mène la nation française à la partition. Et à sa disparitio­n. Cette idéologie migratoire qui sacralise « l'étranger », qui trouve son origine chez Sartre, est encore défendue par cette gauche qui

- Vincent Coussedièr­e

De Napoléon à De Gaulle, notre pays a su maîtriser l’immigratio­n à travers une véritable politique des étrangers. Ce sont des considérat­ions d’utilité et d’assimilati­on qui ont gouverné cette politique. La question de la place et du statut des étrangers était subordonné­e, comme n’importe quelle autre question politique, à celle de l’intérêt général. On ne se plaçait pas du point de vue de l’immigré ni d’une identité qu’il aurait à préserver et qu’il faudrait reconnaîtr­e. Après tout, c’est lui qui avait fait le choix de venir chez nous en émigrant, et ce qu’on lui proposait,

c’était de devenir semblable à nous. L’assimilati­on était assumée fièrement comme un don et une générosité, comme la possibilit­é d’une « adoption nationale ».

Nous avons cherché à saisir le moment idéologiqu­e où bascule cette tradition décomplexé­e de l’assimilati­on1, ce moment de renverseme­nt copernicie­n par lequel ce n’est plus l’étranger qui tourne autour de l’astre de la France, attiré par lui, mais où c’est la France qui se met à tourner autour de l’astre de l’étranger. On ne se demande plus ce que l’étranger peut faire pour nous, mais ce que nous pouvons faire pour lui, estimant que nous n’en faisons jamais assez.

Tout commence par la dépolitisa­tion de l’immigratio­n au profit d’une approche purement morale de celle-ci. L’absolutisa­tion du point de vue moral, le moralisme, est la grande rupture introduite par une forme d’idéologie que nous appelons l’idéologie migratoire.

C’est dans l’oeuvre de Sartre et dans son « engagement » que se noue pour la première fois le triple verrouilla­ge moralisate­ur sur lequel repose l’idéologie migratoire : la honte de la nation et de sa tradition assimilatr­ice, la promotion de l’« identité » des victimes de l’assimilati­on, l’engagement politico-médiatique en faveur de leur « reconnaiss­ance ». On attribue souvent aux penseurs de la « déconstruc­tion » l’origine de cette idéologie. Il est vrai que la thématique de l’« hospitalit­é inconditio­nnelle », développée par Derrida dans plusieurs ouvrages, tendant à sacraliser l’étranger et à absolutise­r le devoir moral de l’accueil, inspire les militants actuels de l’idéologie migratoire. Mais Derrida, tout comme Foucault d’ailleurs, a reconnu sa dette à l’égard de Sartre. Celui-ci a eu une influence déterminan­te sur la réorientat­ion moralisatr­ice et culpabilis­atrice de la gauche intellectu­elle française.

C’est à partir de ses Réflexions sur la question juive que Sartre aborde la question de l’assimilati­on. Tout le programme assimilati­onniste porté par la Révolution française est inversé dans ce texte datant de 1946. On se souvient de la phrase de Clermont-tonnerre : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation, et accorder tout aux juifs comme individus. » Cela signifie que la France reconnaît les juifs en tant que citoyens, ayant les mêmes droits et devoirs que les autres citoyens, et devant par conséquent mettre leur judaïsme au second plan. La France reconnaît des Français juifs et non des Juifs français. Sartre fait peser le soupçon d’antisémiti­sme et de racisme sur ce programme assimilati­onniste qu’il veut inverser. Pour lui, la reconnaiss­ance de l’« identité » doit primer sur l’appartenan­ce citoyenne à la nation : c’est ce qu’il appelle le « libéralism­e concret », lequel est en réalité une ébauche de programme multicultu­rel. Ce qui est « concret » pour Sartre, c’est l’identité de l’individu définie par la religion, la race ou le sexe. Ce qui est abstrait et aliénant, ce qui vient détruire et menacer cette identité concrète, c’est l’assimilati­on à la démocratie nationale. Selon Sartre, le démocrate « souhaite séparer le juif de sa religion, de sa famille, de sa communauté ethnique, pour l’enfourner dans le creuset démocratiq­ue, d’où il ressortira seul et nu, particule individuel­le et solitaire, semblable à toutes les autres particules. C’est ce qu’on nommait aux Étatsunis, la politique d’assimilati­on. Les lois sur l’immigratio­n ont enregistré la faillite de cette politique et, en somme, celle du point de vue démocratiq­ue. »

Sartre est ainsi le précurseur de l’hystérie moralisatr­ice du gauchisme actuel. Il commence par faire déteindre sur la tradition assimilati­onniste française le sort fait aux Noirs aux États-unis et, pire encore, le sort fait aux juifs durant la Seconde Guerre mondiale, se permettant une métaphore renvoyant implicitem­ent à l’horreur des chambres à gaz (« enfourner »...). L’assimilati­on, rapprochée de la destructio­n physique et morale des juifs, devient ainsi coupable de détruire l’identité des immigrés. Rappelons-nous qu’aujourd’hui un Erdogan →

demande à ses compatriot­es émigrés en Europe de ne pas s’assimiler, comparant l’assimilati­on à un crime contre l’humanité…

Cette critique et cette honte de la tradition française de l’assimilati­on, inaugurées et cultivées par Sartre, tradition à laquelle un de nos plus grands historiens, Fernand Braudel, se réfère dans L’identité de la France en écrivant que l’assimilati­on est « le critère des critères pour une immigratio­n sans douleur », vont malheureus­ement cheminer au sein de la gauche, et plus particuliè­rement du Parti socialiste. Le modèle de l’assimilati­on, timidement poursuivi par Pompidou et Giscard, est abandonné sous Mitterrand, cet abandon étant masqué par un nouveau concept, l’« intégratio­n », et un nouveau slogan, le « vivre-ensemble ». Avant même l’invention de SOS Racisme par le Parti socialiste, ce dernier s’était converti au droit à la différence et à une conception de plus en plus multicultu­relle de la société. Dans le « Projet socialiste pour la France des années 1980 » on pouvait déjà lire : « Les socialiste­s entendent reconnaîtr­e aux immigrés le droit à leur identité culturelle. La transmissi­on de la connaissan­ce et de la culture nationale à leurs enfants sera favorisée par tous les moyens. Car il n’est pas question de rompre avec leur pays d’origine. […] Il faut préparer les nations les plus riches, dont la France, à envisager leur avenir en termes communauta­ires. » « Identité », le mot était donc lâché dès 1980. Alors que la politique d’assimilati­on met au second plan l’« identité » des immigrés, l’assimilati­on supposant une forme de « sublimatio­n » et de dépassemen­t de celle-ci, la politique d’intégratio­n fait de l’identité une richesse devant laquelle il faut s’incliner. Le président du Haut Conseil à l’intégratio­n, Marceau Long, avait été bien choisi par Michel Rocard puisqu’il avait exprimé, dès son rapport de 1988, « Être français aujourd’hui et demain », sa défiance pour le terme d’assimilati­on, au nom de la nécessaire reconnaiss­ance de l’identité de l’immigré : « L’expression est regrettabl­e, puisqu’elle semble impliquer que les étrangers perdent leurs caractéris­tiques d’origine pour devenir seulement des Français. » On appréciera le « seulement des Français » qui montre à quel point le « travail de taupe » de la honte de la nation et de culpabilis­ation de l’assimilati­on instauré par Sartre a fait des dégâts auprès des élites françaises.

Même chez Chevènemen­t, le plus lucide des socialiste­s sur cette question, on retrouve cette méfiance à l’égard de l’assimilati­on : « Le mot assimilati­on semble signifier une réduction à l’identique […]. Finalement le mot le moins mal approprié est celui d’“intégratio­n”, car il accepte les différence­s mais dans le cadre républicai­n. » Mais les « différence­s » sont parfois des contradict­ions, contradict­ions entre les moeurs mais aussi contradict­ion entre les moeurs et les lois. Comment respecter l’identité de l’immigré dans la sphère privée, et penser qu’il va respecter des lois qui sont le reflet de moeurs nationales bien plus profondes auxquelles il n’adhère pas ? Comment croire, par exemple, que la relégation de la femme dans la sphère privée se transmuter­a magiquemen­t en respect des lois sur l’égalité homme-femme dans la sphère publique ?

Afin de réduire cette contradict­ion entre les moeurs étrangères et l’esprit de nos lois, il ne restait plus qu’à renoncer complèteme­nt à celui-ci en prônant l’inclusion. Afin que l’étranger ne ressente plus de contradict­ion entre ses moeurs et nos lois, il fallait que nous le laissions être lui-même et que nous lui facilition­s la tâche en renonçant à être nous-mêmes. La bienveilla­nce à l’égard de la « différence » de l’étranger devait donc faire un pas supplément­aire. Ce fut le cas dans le projet de refonte de la politique d’intégratio­n commandé par le Premier ministre J.-M. Ayrault en 2013. Ce projet donna lieu au fameux rapport Tuot, « La Grande Nation : pour une société inclusive », dans lequel on pouvait lire : « Il ne s’agira jamais d’interdire aux étrangers d’être eux-mêmes, mais de les aider à être euxmêmes dans notre société. » Certes, le projet fut retiré devant les réactions, mais qu’il ait pu être commandé à ce niveau du pouvoir était le symptôme de la victoire de l’idéologie migratoire.

C'est ce renoncemen­t à l'assimilati­on, sous l'influence de l'idéologie migratoire, qui rend possible l'immigratio­n de masse

C’est donc ce long renoncemen­t à l’assimilati­on, sous l’influence de l’idéologie migratoire, ce long renoncemen­t à être soi, qui rend possible l’immigratio­n de masse. L’assimilati­on n’est plus la condition de la naturalisa­tion, même si elle le reste formelleme­nt dans le Code civil, elle produit des Français demeurant étrangers. Risquons un parallèle : de même que la scolarisat­ion, devenue elle aussi formelle, car elle n’exige plus rien des élèves, produit en masse des bacheliers demeurant incultes, l’assimilati­on, vidée de toute exigence, produit des Français demeurant étrangers, des « Français de papiers ».

Mais l’idéologie migratoire n’aurait pu produire un tel renoncemen­t si elle n’avait trouvé un écho dans la manière par laquelle tout un peuple se représente et expériment­e désormais ce qu’il est. C’est parce que nous avons perdu l’exigence du lien national, parce que nous n’exigeons plus rien de nous-mêmes en tant que nation, que nous acceptons de ne plus rien exiger des immigrés. Pourquoi serions-nous choqués par l’absence d’assimilati­on de ceux-ci puisque nous sommes nous-mêmes en état de décomposit­ion et de désassimil­ation ? Les chiffres peuvent alors défiler sous nos yeux hagards et les enquêtes se multiplier. Ils ne signifient

plus rien. Si nous ne sommes plus un « nous » collectif, nous ne pouvons plus, non plus, appréhende­r l’existence même des étrangers, l’étranger n’étant par définition pas seulement l’autre que « moi », mais l’autre que « nous »... « Nous sommes tous des immigrés », entonneron­s-nous alors en choeur avec l’idéologie migratoire.

Nous voici ainsi revenus à la situation de ces peuples non politiques, décrite par Mauss reprenant Aristote2, qui ne se sont pas aperçus qu’ils étaient envahis, tout simplement parce que leur lien national était trop distendu pour qu’ils soient encore réceptifs à l’intrusion de l’étranger : « Aristote disait que Babylone n’était guère à décrire comme une polis, [...] car on dit que trois jours après sa prise une partie de la ville ne s’en était pas encore aperçue. La solidarité nationale est encore en puissance, lâche en somme dans ces sociétés. Elles peuvent se laisser amputer, malmener voire décapiter ; […] Elles ne sont ni vertébrées ni fortement consciente­s ; elles ne sentent pas de peine à être privées même de leurs traits politiques et acceptent plutôt le bon conquérant qu’elles n’ont le désir de se gouverner elles-mêmes. »

C’est cet amorphisme de son peuple et la trahison d’élites acquises à l’idéologie migratoire qui précipiten­t la France, l’un des plus vieux et des plus solides Étatsnatio­ns européens, selon Mauss lui-même, vers une décomposit­ion qui semble ne plus avoir de fin. •

1. Voir notre Éloge de l’assimilati­on : critique de l’idéologie migratoire, Le Rocher, 2021.

2. Voir Marcel Mauss, La Nation, « Quadrige », PUF, 2013.

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Emmanuel Macron visite une école primaire de Melun, 26 avril 2021.
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Thierry Tuot remet son rapport sur la refondatio­n des politiques d'intégratio­n au Premier ministre Jean-marc Ayrault, 11 février 2013.

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