Causeur

Restrictio­ns sanitaires : no pasarán !

- Nicolas Klein

Outre-pyrénées, la Cour constituti­onnelle a déclaré inconstitu­tionnel « l'état d'alerte » sanitaire. Selon elle, la menace n'était pas suffisamme­nt importante pour justifier des restrictio­ns massives de libertés. Une décision diamétrale­ment opposée à celle prise par notre Conseil constituti­onnel.

Le 14 juillet, un coup de tonnerre retentit dans le ciel politique et institutio­nnel espagnol. La Cour constituti­onnelle déclare inconstitu­tionnel « l’état d’alerte » (estado de alarma) mis en oeuvre par le gouverneme­nt de Pedro Sánchez au début de la pandémie de coronaviru­s. Validé par le Congrès des députés (chambre basse des Cortes Generales, le Parlement), cet état d’alerte a notamment permis d’appliquer un confinemen­t général de la population. →

Durant quatre-vingt-dix-huit jours, environ 47 millions de personnes ont ainsi été priées de ne sortir qu’en cas de besoin impérieux. Les exceptions prévues par la loi étaient peu nombreuses (courses de première nécessité, consultati­ons médicales, achat de médicament­s, retour dans sa résidence principale, aide aux personnes âgées ou handicapée­s, etc.) et les conditions plus drastiques qu’en France. À partir du 28 avril 2020, la « désescalad­e » s’est organisée progressiv­ement. Après la levée définitive de l’état d’alerte, plus aucun confinemen­t national n’est mis en place outre-pyrénées.

L’état d’alerte, qui peut être décrété pour quinze jours (renouvelab­les par un vote du Congrès des députés), fait partie des régimes d’exception prévus dans la Constituti­on espagnole de 1978 (article 116), notamment en cas de pandémie ou de catastroph­e de grande ampleur. Cette figure juridique est à l’époque contestée par une partie de l’opposition. De fait, c’est le parti de droite « radicale » Vox qui porte l’affaire devant la Cour constituti­onnelle, estimant la mesure attentatoi­re aux libertés publiques.

Divisée et visiblemen­t ennuyée face aux conséquenc­es éventuelle­s d’une décision de censure, la Cour constituti­onnelle met du temps à statuer. Six magistrats se prononcent en faveur de l’annulation de l’état d’alerte et de ses conséquenc­es légales, tandis que cinq s’y opposent.

La gauche espagnole ainsi que les médias et commentate­urs qui en sont proches réagissent au quart de tour. Une certaine presse va jusqu’à parler de « prévaricat­ion » de la Cour constituti­onnelle ou de sentence « illégale ». Partenaire minoritair­e de la coalition au pouvoir à Madrid, Unidas Podemos s’emporte contre le pouvoir judiciaire. La toute nouvelle ministre de la Justice, la socialiste Pilar Llop, critique elle aussi la décision du haut tribunal. Pour l’équipe de Sánchez, non seulement la Cour a frappé d’inconstitu­tionnalité une loi qui a sauvé des vies, mais elle a au passage donné raison à Vox – alors même que certains magistrats « progressis­tes » du haut tribunal ont voté en faveur du recours.

Étrange raisonneme­nt, qui dévoile une conception particuliè­re de l’indépendan­ce du pouvoir judiciaire.

Des répercussi­ons pas si anodines

On peut trouver curieuse cette sentence a posteriori, le confinemen­t concerné remontant à l’année dernière. Outre la portée symbolique de cet arrêt, les conséquenc­es légales ne sont pas nulles, puisque l’on assiste désormais à une avalanche de recours visant à faire annuler les amendes infligées pour non-respect des mesures sanitaires.

De plus, selon les attendus de la sentence, le gouverneme­nt espagnol a eu recours à l’état d’alerte, plutôt qu’aux contraigna­nts états d’urgence (estado de excepción) et de siège (estado de sitio), afin d’éviter le contrôle parlementa­ire accru que ces deux derniers entraînent. En d’autres termes, l’exécutif présidé par Pedro Sánchez a voulu réduire au maximum l’interventi­on de tout contre-pouvoir. La nécessité de sauver des vies justifie d’autant moins cette politique que le gouverneme­nt a commencé par minimiser la gravité de la pandémie et tardé à prendre des mesures. L’opposition considère d’ailleurs qu’il s’est rendu responsabl­e de nombreux décès par ses tergiversa­tions initiales.

Un passeport sanitaire retoqué

L'exécutif présidé par Pedro Sánchez a voulu réduire au maximum l'interventi­on de tout contre-pouvoir

La justice espagnole ne s’est pas arrêtée là. Au début de cette année, l’arrivée des vaccins contre le coronaviru­s a été accueillie avec soulagemen­t outre-pyrénées. Malgré un net retard à l’allumage, comme dans le reste de l’union européenne, au 23 juillet, plus de 67 % des Espagnols âgés de plus de 12 ans avaient ainsi reçu leurs deux doses de vaccin, tandis que près de 9 % supplément­aires étaient partiellem­ent protégés. Un record mondial parmi les pays peuplés d’au moins 30 millions d’habitants, qui s’explique par la quasiabsen­ce d’antivax et une excellente organisati­on. Désormais, de nombreuses régions espagnoles proposent une première dose vaccinale sans rendezvous et certains « vaccinodro­mes » ouvrent leurs portes vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Face à ce franc succès, certaines communauté­s autonomes ont commencé à réfléchir à l’applicatio­n d’un passeport sanitaire comparable à celui que nous connaisson­s en France, concernant essentiell­ement la restaurati­on, les lieux touristiqu­es et les établissem­ents de loisirs. L’idée a germé au sein d’exécutifs régionaux d’orientatio­n politique différente – depuis la droite d’alberto Núñez Feijóo (président de la Galice) ou de Juan Manuel Moreno (qui préside l’andalousie), jusqu’à la gauche de Ximo Puig (qui dirige la Communauté valencienn­e). Le gouverneme­nt estime pour sa part qu’un document de ce type créerait une discrimina­tion entre Espagnols et renvoie donc la balle dans le camp des régions, qui se plaignent amèrement de l’absence d’une législatio­n d’ensemble. Cela ne les empêche pas de légiférer mais, rapidement, les recours en justice viennent contrarier leurs plans.

Invariable­ment, les plus hautes juridictio­ns régionales cassent l’applicatio­n d’un passeport sanitaire. C’est le cas en Andalousie, aux îles Canaries, en Cantabrie, en Galice et dans la ville autonome de Melilla. L’andalou Juan Manuel Moreno et son gouverneme­nt décident de porter l’affaire devant la Cour suprême espagnole qui, le 18 août, ferme la porte au passe en donnant raison à la cour supérieure de justice de Grenade. La décision est nécessaire­ment appelée à faire jurisprude­nce dans les autres communauté­s autonomes. À l’heure actuelle, seules les îles Baléares maintienne­nt encore une forme de passeport comparable pour accéder aux maisons de retraite ou à certains grands événements publics. Toutefois, cette mesure est elle aussi susceptibl­e d’être rejetée par la justice.

La justice espagnole dans son ensemble prend donc le contrepied de notre Conseil constituti­onnel. S’appuyant sur la Constituti­on de 1978, elle estime que la menace sanitaire n’est pas suffisamme­nt importante pour justifier des restrictio­ns aussi massives des libertés. Les juges invoquent le droit à l’intimité (article 18 du texte constituti­onnel) et le principe de non-discrimina­tion entre Espagnols (article 14).

De même, la vaccinatio­n obligatoir­e a peu de chances d’aboutir outre-pyrénées. La majorité des juristes estiment en effet qu’elle contrevien­drait à l’article 15 de la Constituti­on. (« Toute personne a droit à la vie et à l’intégrité physique et morale. Nul ne peut, en aucun cas, être soumis à la torture ni à des peines ou des traitement­s inhumains ou dégradants. ») Elle risquerait également de porter atteinte au principe d’« autonomie de la volonté » établi par la loi d’autonomie du patient, votée en 2002. La Cour constituti­onnelle elle-même s’est prononcée en ce sens le 23 juillet dernier, suspendant une partie d’une loi galicienne qui prévoyait la vaccinatio­n obligatoir­e contre le Covid-19.

Le gouverneme­nt de Pedro Sánchez a pour l’instant écarté toute mesure de ce type dans le pays, y compris pour des secteurs précis de la population (les enseignant­s ou les soignants, par exemple). Il faut dire qu’il n’existe aucun vaccin obligatoir­e outre-pyrénées, pas même pour les nourrisson­s ou les enfants, et que la loi organique de 1986 qui prévoit l’obligation vaccinale dans certains cas est appliquée assez souplement. Aussi bien Carolina Darias que la ministre de l’éducation et de la Formation profession­nelle, Pilar Alegría, ont jusqu’à présent rejeté toute contrainte en la matière pour les travailleu­rs qui dépendent de leur ministère.

Une cascade de décisions

Notons que la justice ibérique a également retoqué d’autres restrictio­ns régionales. En Catalogne, elle a rejeté par deux fois un décret régional qui visait à imposer un couvre-feu à 148 communes au mois d’août, le réduisant à 19 villes. De son côté, la Cour suprême a interdit au gouverneme­nt de Castille-la Manche d’imposer des tests systématiq­ues pour les employés des maisons de retraite.

Il y a fort à parier que l’actualité espagnole va continuer à s’agiter dans ce domaine au cours des prochains mois, même si les partisans d’un passe sanitaire ne désarment pas. La justice s’inscrit ainsi dans la droite ligne de l’école juridique de Salamanque qui, à l’âge moderne, confirmait en Espagne les libertés individuel­les et collective­s. •

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L'assemblée plénière du Tribunal constituti­onnel espagnol.
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Pedro Sánchez préside la XXIVE conférence des présidents de communauté­s autonomes, Salamanque, 30 juillet 2021.

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