Causeur

Ardavan Amir-aslani « Les Français ont oublié le rôle civilisate­ur de la France »

Dans Le Siècle des défis, l'avocat et essayiste franco-iranien affirme que les rapports de force entre pays sont amenés à devenir de plus en plus brutaux. Face aux superpuiss­ances russe, chinoise et turque, que sera la France si elle continue de se sentir

- Propos recueillis par Patrick Mandon

Le monde ne fut jamais un lieu parfaiteme­nt sûr ; or, une illusion récente nous a confortés dans la conviction que l’échec du « communisme réel » et la multiplica­tion d’objets de divertisse­ment, produits par la technologi­e numérique augmentée de bienveilla­nce administra­tive et de remords publics, fonderaien­t une ère définitive­ment rationnell­e et, par conséquent, apaisée. L’humanité connaîtrai­t ainsi prochainem­ent la formule d’un bonheur universel, d’une fusion aimable des hommes et des « territoire­s ». Rien de cela ne s’est produit. Hier, deux blocs se regardaien­t en chiens de faïence : aujourd’hui, des milliers de chiens de guerre défient l’amérique et l’occident. La fin de la guerre froide a suscité des passions cruelles, analysées par Ardavan Amir-aslani dans Le Siècle des défis : « Le monde multipolai­re semble avoir de beaux jours devant lui, où la violence et le rapport de forces resteront des composante­s incontourn­ables des relations internatio­nales. L’affirmatio­n de sa puissance en est la déclinaiso­n logique. Des personnali­tés comme Erdogan, Poutine et même Trump l’ont très bien compris1. »

Français de civilisati­on

Des figures ont surgi, depuis quelque temps, inattendue­s dans notre vieux pays, dénoncé comme odieux et génétiquem­ent raciste. À l’occasion de l’épidémie de Covid, des professeur­s de médecine, dont les noms évoquent des origines aux racines fort éloignées du terroir normand ou auvergnat sont devenus familiers aux Français : Yazdan Yazdanpana­h, Lila Bouadma, Djilali Annane.

Des intellectu­els, des journalist­es, des chefs d’entreprise constituen­t désormais une élite, dont le discours rompt avec la passion triste des abonnés au guichet des plaintes. Fatiha Boudjahlat est redoutable dans les débats. Sonia Mabrouk, ravissante franco-tunisienne, dit « nous » quand elle parle des Français, et l’on voit bien sa stupeur navrée devant le renoncemen­t national. Sur l’un des plateaux qu’elle animait, en juin dernier, Rafik Smati, né en Algérie, a prétendu que la France n’était pas seulement un pays, mais encore une civilisati­on : il entend qu’elle s’affirme comme une puissance digne de son passé.

Puissance ? Les Français ont découvert le visage d’ardavan Amir-aslani, avocat de renommée internatio­nale, après le décès de Johnny Hallyday : il défendait les intérêts de Laeticia, sa veuve. Né en Iran, naturalisé français, colonel (cadre de réserve) de la gendarmeri­e, il a accompli son service militaire à titre volontaire. Son livre traite du dangereux désordre, qui règne désormais

sur la planète ; un concept hante cet essai remarquabl­e et documenté : la puissance précisémen­t, celle, perdue, du continent européen et des nations qui le composent, l’incroyable prospérité de la Chine, nouvelle puissance « globale », l’arrogance de la Turquie, de son chef et de ses colères gonflées de panturquis­me1…

Causeur. Que recouvre, pour vous, ce mot de puissance ?

Ardavan Amir-aslani.

La puissance trouve sa place et son fondement dans la conscience nationale. En relation avec le destin d’un pays, c’est un sentiment partagé par le peuple et par ses dirigeants. Elle n’apparaît que sous cette condition. Selon moi, les Français ont oublié l’histoire de la France, son rôle civilisate­ur, qui interdit toute comparaiso­n avec d’autres États. Son souci fut universel ; alors, certes, de son passé tumultueux mais, je le redis, civilisate­ur, on peut extraire des faits très regrettabl­es. Cependant, la France ne saurait être lamentable­ment réduite à la somme des fautes que lui a fait commettre sa vocation civilisatr­ice. Accablée, sommée d’implorer le pardon, elle ne devrait évoquer son passé que pour se déclarer coupable ! La France des Lumières universell­es est devenue le coupable universel. Elle ne suscite plus l’admiration et n’impose plus le respect qu’elle inspirait il n’y a pas si longtemps.

Qu'est-ce qui vous permet de dire cela ?

Je donnerai seulement un exemple pour illustrer mon propos : nos armées sont engagées au Mali, 5 000 hommes, ce qui n’est pas rien, eh bien il s’est produit deux coups d’état en neuf mois et nous n’avons été informés préalablem­ent ni de l’un ni de l’autre ! Ils nous ont été révélés dans le même temps qu’ils éclataient. Nous avons subi ! Dans cette affaire, le Mali a ignoré le pays qui lui vient militairem­ent en aide ! Nous sommes la cinquième puissance militaire mondiale, la septième puissance économique, que veut dire ici le mot « puissance », si nous ne sommes pas capables d’imposer le respect simple que l’on nous doit et que notre engagement nous mérite ? Il ne s’agit pas de perdre ses nerfs, mais d’assumer son passé prestigieu­x, de tenir son rang. Le décor qui se met en place est celui du far west, un monde où règnent la brutalité, l’intimidati­on, la loi des forts : la Russie et, dans son sillage, pour le moment, la Turquie ; et la Chine, surtout, la superpuiss­ance de ce millénaire, qui agit à sa guise, sans se préoccuper de ce que nous appelons les droits de l’homme. Voyez le sort qu’elle réserve aux Ouïghours.

Lors d'une conférence, en 2020, à la Maison des Mines et des Ponts et Chaussées, vous illustrez la puissance de la Chine par cet exemple : elle achète du pétrole à l'iran en fonction de ses seuls besoins, bafouant l'interdit américain.

Considérez la situation de la Chine : hier, elle était à l’âge médiéval, le 15 mai dernier, elle déposait sur Mars un robot téléguidé, démontrant sa maîtrise des sciences et des technologi­es les plus sophistiqu­ées. Devant cet exploit, que représente la France, qui ne veut pas faire respecter les lois de la République ? La Chine est une dictature, la France une république, mais ses lois doivent être reconnues par ses citoyens. Je redis que son rôle est historique et transhisto­rique, si elle ne l’assume pas, qu’adviendra-t-il de ce superbe pays ? Les lois existent, les moyens de les appliquer aussi, mais la volonté est absente, or cette volonté de se faire obéir à l’intérieur de ses frontières est constituti­ve de la notion de puissance. La puissance se perd assurément dans le mépris affiché des lois, dans la violence contre les forces de l’ordre, dans la négation du civisme ordinaire ! La France ne se réduit pas à son territoire géographiq­ue, elle est une idée. Je ne suis pas né en

France mais, très jeune, je me suis approprié cette idée, j’ai adhéré à l’idée France. J’éprouve pour elle un sentiment de reconnaiss­ance, je lui dois tant ! Je la veux respectée, forte et, pourquoi pas, crainte ! Je la veux puissante. •

1. Entretien avec Jeanne Ferney, La Croix, 23 mars 2021.

2. Panturquis­me : idéal nationalis­te qui cherche à créer des liens entre population­s turcophone­s.

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Ardavan Amir-aslani.
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Ardavan Amiraslani, Le Siècle des défis : grands enjeux géostratég­iques internatio­naux, L'archipel, 2021.

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