Causeur

Les Anglais ont tiré les premiers

- Jeremy Stubbs

Migration Watch UK, l'équivalent de notre Observatoi­re de l'immigratio­n et de la démographi­e, existe depuis 2001 outre-manche. Avant sa création, les élus qui abordaient la question de l'immigratio­n incontrôlé­e étaient promis à la dégradatio­n sociale. Aujourd'hui, ses travaux orientent la politique migratoire du pays.

Il y a deux façons de saborder tout débat public rationnel sur l’immigratio­n.

La première consiste à taxer de raciste quiconque oserait soulever la question. La deuxième à entretenir la confusion – mieux, le silence – autour des chiffres. La solution ? Attirer l’attention du public sur les statistiqu­es officielle­s, en mettant en valeur les grandes tendances. C’est ainsi qu’en France, l’observatoi­re de l’immigratio­n et de la démographi­e a exploité les chiffres et les cartes de France Stratégie, fondées sur les données de l’insee, faisant éclater au grand jour la vérité sur la transforma­tion profonde en cours de la population française. L’observatoi­re a son équivalent outre-manche, Migration Watch UK, un think tank ayant le même but : tirer la sonnette d’alarme au sujet d’un changement radical de la démographi­e britanniqu­e qu’aucun parlement n’a voté et qu’aucun électorat n’a approuvé. La différence, c’est que Migration Watch UK existe depuis vingt ans et a été fondé par des personnali­tés appartenan­t à l’establishm­ent du haut fonctionna­riat et de l’université. Au cours de son existence, il a réussi à exercer une influence appréciabl­e sur la politique gouverneme­ntale.

Celui par qui le scandale arrive

Si la création de Migration Watch UK en 2001 semblait nécessaire, c’est parce que depuis trente ans l’immigratio­n était un sujet tabou pour les politicien­s britanniqu­es, contents de sous-traiter presque tous les aspects de l’intégratio­n des nouveaux arrivants aux municipali­tés. Tout commence un samedi après-midi d’avril 1968 lorsque Enoch Powell, député conservate­ur, se lève pour prendre la parole dans un meeting à Birmingham. Son discours est un véritable cri du coeur alertant sur les dangers de l’immigratio­n de masse qui, dans un pays en plein déclin économique, exerce une pression grandissan­te sur l’emploi, les écoles et les hôpitaux. Pour souligner la frustratio­n ressentie par ses électeurs, il cite certains de leurs propos, comme ce pronostic d’un ouvrier : « Dans ce pays, dans quinze ou vingt ans, le Noir aura le dessus sur le Blanc. » La majorité de ses collègues politicien­s et des journalist­es affecteron­t d’être scandalisé­s par des extrapolat­ions sur la compositio­n future de la population, exprimées avec si peu de délicatess­e. Au point culminant de son discours, Powell luimême joue le devin, effrayé par l’exemple des émeutes raciales violentes qui, depuis 1965, se multiplien­t aux États-unis. Adoptant un ton plus érudit que son électeur, l’ancien professeur de lettres classiques invoque la scène de l’énéide de Virgile où le héros troyen, arrivant en Italie, consulte la sibylle de Cumes sur son avenir. Selon Powell : « Comme le Romain, il me semble voir “le Tibre entièremen­t couvert d’une écume de sang1”. » Ses critiques exploitero­nt cette citation pour surnommer son discours celui « des Fleuves de sang ». Pour les bien-pensants du pays, toute évocation de violences interethni­ques – qui sont déjà une réalité – est inexcusabl­e. Le lendemain, Powell est démis de ses fonctions dans l’équipe dirigeante du parti et entame une longue traversée du désert qui ne prendra fin qu’avec sa mort en 1998. Son exemple décourage tout autre politicien souhaitant faire une carrière honorable de s’attaquer à la question de l’immigratio­n. Dans le tumulte médiatique, les gens ont à peine remarqué la statistiqu­e essentiell­e mise en avant par Powell : le gouverneme­nt travaillis­te avait annoncé qu’en 1967, seules 4 078 autorisati­ons avaient été accordées à des candidats à l’immigratio­n, omettant de dire que plus de 50 000 personnes à charge étaient arrivées aussi. Ce total semble dérisoire aujourd’hui, mais Powell a mis le doigt là où il ne fallait pas : sur le silence général entourant les faits.

La clarté dans la confusion

C’est dans ces conditions qu’en 2001, les fondateurs de Migration Watch décident de prendre le problème à bras-le-corps. Andrew Green, aujourd’hui lord Green, est un diplomate qui vient de prendre sa retraite. Ancien ambassadeu­r en Syrie et en Arabie saoudite, ce grand spécialist­e du Proche-orient préside une ONG apportant de l’aide médicale aux Palestinie­ns. Estimant que l’immigratio­n est incontrôlé­e, qu’il n’y a pas de débat politique sain sur la question et que le public ignore les informatio­ns pertinente­s, il suggère à David Coleman, professeur de démographi­e à l’université d’oxford, de fonder un observatoi­re. Ce dernier est présidé aujourd’hui par Alp Mehmet, ancien ambassadeu­r en Islande, arrivé en Angleterre comme immigré chypriote en 1956. Grâce à la respectabi­lité des protagonis­tes et à leur focalisati­on sur les faits, les études et déclaratio­ns de Migration Watch, nourries des chiffres de l’office for National Statistics (ONS), l’insee britanniqu­e, sont largement citées dans les médias, même par la BBC. Dès le début, les partisans de l’immigratio­n accusent Green de donner des armes aux xénophobes. Le ministre de l’intérieur travaillis­te crée une cellule chargée de surveiller le think tank. Plus tard, la gauche lancera un groupe de pression rival, Migration Matters, mais sans grand succès. →

DAVID GOODHART « LA MAJORITÉ RESSENT UNE ANXIÉTÉ LÉGITIME QUI N'A RIEN À VOIR AVEC LA XÉNOPHOBIE » Propos recueillis par Jeremy Stubbs

En 2002, Green se mue à son tour en prophète, prévoyant qu’au cours de la décennie à venir, le solde migratoire net au Royaume-uni s’élèvera à 2 millions de personnes. Accueilli par dénonciati­ons et quolibets, son pronostic sera confirmé par L’ONS qui annoncera un solde de 2,1 millions d’immigrés pour la période 2002-2011. Au cours de la même décennie, le sérieux et la maîtrise communicat­ionnelle de Migration Watch changent la donne politique. À partir de 2010, trois gouverneme­nts conservate­urs successifs, rompant avec leurs prédécesse­urs, décident de réduire l’immigratio­n en fixant comme objectif de ramener le solde net annuel en dessous de la barre des 100 000. Ils échouent lamentable­ment. Le référendum sur le Brexit, puis le Brexit lui-même entraînent une baisse considérab­le de l’immigratio­n en provenance de L’UE, mais celle du reste du monde demeure incontrôlé­e. Devant cet échec, le quatrième gouverneme­nt conservate­ur, celui de Bojo, décide de se concentrer d’abord sur un des problèmes pointés par Migration Watch, la pression exercée sur les bas salaires par le recrutemen­t à l’étranger d’une maind’oeuvre peu qualifiée. Au début de 2021, un nouveau système pour les migrants économique­s entre donc en vigueur : désormais, c’est l’état et non les employeurs qui décide des secteurs où le recrutemen­t à l’étranger sera permis, et l’accent est mis sur une main-d’oeuvre hautement qualifiée, apte à apporter une valeur ajoutée à toute l’économie.

L’autre question qui inquiète l’opinion publique est celle des demandeurs d’asile clandestin­s, dont un grand nombre traversent la Manche chaque jour. Un projet de loi actuelleme­nt devant le Parlement prévoit l’interdicti­on de toute demande d’asile qui ne soit pas faite avant l’arrivée du demandeur sur le territoire britanniqu­e. En principe, les migrants clandestin­s seraient expulsés vers leur dernier pays d’origine – pour peu que ce pays veuille bien les accepter.

Que nous réserve l’avenir ? Sur le site de Migration Watch, on apprend qu’en 2019, sur une population de 67 millions, 9,2 millions de personnes étaient nées à l’étranger – deux fois plus qu’en 2001 – dont presque la moitié en Asie et en Afrique. On apprend aussi que la moyenne du solde migratoire annuel depuis 2012 est presque de 300 000 et que d’ici vingt ans, au rythme actuel, la population augmentera de 7,5 millions, dont 80 % en conséquenc­e directe de l’immigratio­n. Virgile dit que la sibylle chante des secrets effroyable­s « enrobant le vrai d’obscurités ». Ce qui, dans les pronostics, demeure obscur pour le moment, c’est le rôle que jouera la volonté humaine dans notre avenir démographi­que. Tout dépendra de la décision du peuple, une fois qu’il aura été mis en pleine possession de tous les faits – et de la volonté des dirigeants d’entendre sa voix. •

Causeur. Les chiffres révélés par l'observatoi­re de l'immigratio­n et de la démographi­e vous étonnent-ils ?

David Goodhart. Nullement. La situation au Royaume-uni est très similaire. Selon le dernier recensemen­t en Angleterre et au Pays de Galles, qui date de 2011, 14 % de la population appartenai­t à des ethnies non blanches. Ce chiffre doit être bien plus élevé maintenant. Presque la moitié des écoliers du primaire et un tiers des élèves du secondaire appartienn­ent à des minorités.

La majorité des Britanniqu­es est-elle à l'aise face à cette situation ?

Si les minorités sont préoccupée­s par des questions de justice sociale, la majorité ressent une anxiété légitime qui n’a rien à voir avec la xénophobie, mais tout à voir avec l’extrême rapidité du changement. La plupart des Britanniqu­es peuvent s’accommoder de l’évolution démographi­que si elle n’est pas trop rapide. Ce qui les inquiète le plus, c’est l’évolution culturelle. Surtout à Londres et dans d’autres villes où le pourcentag­e des habitants appartenan­t aux minorités ethniques est le

plus élevé, il y a des différence­s de normes et de valeurs qui minent la cohésion sociale. Dans quelle mesure peut-on exiger des immigrés qu’ils s’adaptent aux traditions de la société d’accueil ? Cette question représente un défi paradoxal pour une société démocratiq­ue fondée sur la liberté de l’individu. Et si on n’organise pas un débat public ouvert sur l’immigratio­n, elle devient une cause rentable pour les extrémiste­s.

Y a-t-il un débat apaisé sur l'immigratio­n au Royaume-uni ?

Il est beaucoup plus facile de parler de l’immigratio­n aujourd’hui que quand j’ai commencé à écrire sur ce sujet il y a vingt ans. À cette époque, toute expression de scepticism­e au sujet de l’immigratio­n de masse était dénoncée comme raciste. Le Brexit a joué un rôle important dans cette évolution. Le vote en sa faveur a été largement motivé par la conviction que la libre circulatio­n au sein de L’UE était préjudicia­ble aux intérêts de l’ouvrier britanniqu­e. Comme les immigrés en question étaient des Européens blancs chrétiens, il est désormais clair que l’hostilité à l’immigratio­n n’est pas nécessaire­ment une affaire de racisme. En revanche, si nous avons plus de liberté pour parler de l’ampleur quantitati­ve de l’immigratio­n, il reste difficile de parler de l’intégratio­n culturelle.

Est-ce à dire que le gouverneme­nt de Boris Johnson a toute latitude pour réduire les flux annuels d'immigrés ?

La pression de l’opinion publique pour le faire est moins importante qu’auparavant. Pendant vingt ans, selon les sondages, l’immigratio­n représenta­it une des trois questions les plus importante­s pour 75 % des personnes interrogée­s : ce chiffre est tombé aujourd’hui à 50 %. La fin de la libre circulatio­n a calmé le jeu. En revanche, s’agissant des migrants venant du reste du monde, le solde migratoire net n’est pas en train de diminuer. Le système des visas pour le travail et les études reste assez libéral, et la classe politique a fait des déclaratio­ns très accueillan­tes envers les Hongkongai­s et les Afghans. Et puis il y a les migrants qui traversent la Manche. Cette année, il y en aura entre 12 000 et 15 000. Cela ne représente pas grand-chose par rapport à l’ensemble des immigrés, mais ils attirent beaucoup d’attention médiatique et gênent le gouverneme­nt. Les Britanniqu­es croyaient avoir repris le contrôle de leurs frontières : l’arrivée des clandestin­s leur suggère le contraire.

Les autorités pourront-elles endiguer le flux des clandestin­s ?

Le nouveau système prévu par le gouverneme­nt, plus draconien pour les demandeurs d’asile qui n’arrivent pas au Royaume-uni par les voies officielle­s, n’aura qu’un effet dissuasif minimal. Les tribunaux sont généraleme­nt favorables aux demandeurs d’asile ; les trafiquant­s sont très débrouilla­rds ; et il y a de plus en plus de personnes dans les pays pauvres ayant l’argent nécessaire pour se payer le voyage. Quant aux expulsions des clandestin­s et des déboutés de l’asile vers leur pays d’origine, ceux-ci ne font pas preuve d’une grande coopératio­n ! •

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Un groupe de migrants est secouru par la Royal National Lifeboat Institutio­n (RNLI), au large de la côte du Kent, Angleterre, 4 août 2021.
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David Goodhart.

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