L’équipe de France défend son pré carré militaire
Grâce à la coopération efficace de l’Etat, des industriels et des armées, connue sous le nom de Soutex, les ventes d’armement français à l’étranger battent tous les records. Mais gare aux effets de bord.
Un coup fumant. Deux ans et demi après l’annulation du contrat des sous-marins australiens, Naval Group s’est offert, le 15 mars, un rebond spectaculaire. Le géant naval français a été sélectionné par le gouvernement des Pays-Bas pour un contrat de quatre sous-marins à propulsion conventionnelle, estimé à 4 milliards d’euros. Si elle est validée par sa Chambre des représentants néerlandaise, cette sélection sera une sacrée victoire pour l’exDCNS. La compétition, lancée il y a sept ans, l’opposait à deux concurrents redoutables : son meilleur ennemi, l’allemand TKMS, leader mondial du segment ; et le suédois Saab Kockums, associé au champion local, le néerlandais Damen. Victoire totale pour Naval Group, donc ? Pas seulement. Si la qualité de l’offre a été le facteur clé de la décision, c’est tout l’appareil d’Etat français qui a mouillé la chemise pour gagner la compétition. L’exécutif, d’abord, avec la visite d’Etat d’Emmanuel Macron à La Haye en avril 2023, puis le déplacement du Premier ministre Gabriel Attal le 6 mars dernier. Les armées, ensuite, avec l’escale à Amsterdam de la frégate Normandie de la Marine nationale lors de la visite présidentielle. La même stratégie avait été employée pour décrocher la commande de 24 Rafale Marine en Inde en juillet 2023 : pas moins de neuf visites ministérielles en Inde en deux ans, et une visite du porteavions Charles-de-Gaulle à Goa pour montrer les appareils en action, à quelques mois du choix final de l’Inde.
Ce dispositif politico-militaire ambitieux, connu sous le nom de Soutex (soutien à l’exportation), a fait ses preuves. Alors que le déficit commercial français ne cesse de se creuser, les ventes d’armement made in France ont battu leur record historique en 2022 (27 milliards d’euros). Avec une part de marché passée de 5 % sur la période 2009-2013 à 11 % sur la période 2019-2023, l’Hexagone a doublé la Russie pour s’imposer comme le deuxième exportateur mondial d’armement, derrière les Etats-Unis, soulignait le think tank suédois Sipri le 10 mars. Résultat, l’excédent commercial sur l’armement a plus que doublé de 2012 à 2021, passant de 4,2 milliards à 10,2 milliards, selon l’Observatoire économique de la défense.
Rôle essentiel de Bpifrance
Même la Cour des comptes, dans un rapport sur le Soutex publié en janvier 2023, accordait un satisfecit au dispositif français. Elle saluait un « ensemble cohérent et efficace », estimant les effectifs cumulés des structures dédiées au soutien à l’exportation entre 850 et 1 000 postes, selon les années. Le document soulignait aussi le rôle essentiel de Bercy, à travers Bpifrance : celle-ci garantit le paiement des contrats, via
sa division dédiée à l’assurance-crédit, dont les encours sur les contrats d’armement atteignent 17 milliards. Les armées versent aussi leur écot à l’effort collectif : la mission annuelle Pégase de l’armée de l’air, qui consiste à projeter en Asie-Pacifique une vingtaine de chasseurs et d’avions de transport de ravitaillement, permet également de mettre en valeur ces matériels auprès des prospects export.
L’équipe de France de l’export militaire n’a pas toujours été aussi efficace. A la fin des années 2000, le dispositif de Soutex est ultracentralisé à l’Elysée. Créée en 2007 par Nicolas Sarkozy, une war room, animée par le secrétaire général de l’Elysée et le chef d’étatmajor particulier du président, est censée piloter les efforts de l’Etat et des industriels. « Dans les faits, elle s’est révélée contre-productive : le politique, en mettant son nez dans les contrats et les négociations, polluait les efforts des industriels », explique Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint du think tank Iris. En 2012, François Hollande et son ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian sifflent la fin de la récréation. Le dispositif est réarticulé autour de deux principes : un, les exportations d’armement seront désormais sous l’autorité du ministre de la Défense ; deux, chaque acteur reste dans son rôle. Le ministre se charge de la relation politique et stratégique avec les Etats clients; les industriels gèrent les négociations sur les équipements et les prix, avec le soutien de la DGA. Jean-Yves Le Drian ne ménage pas ses efforts : de 2012 à 2017, il effectuera 255 voyages dans 64 pays, soit 1,5 million de kilomètres. L’activisme paie : en 2015, la France décroche le premier contrat Rafale en Egypte, bientôt suivi par deux autres, au Qatar et en Inde.
PME à la traîne
Ce soutien résolu, poursuivi par Florence Parly puis Sébastien Lecornu, a quand même des limites. La première, c’est qu’il reste concentré sur les gros acteurs, comme Dassault ou Naval Group. « Bien que des efforts aient été accomplis pour mieux soutenir les PME, cette politique bénéficie principalement aux grands groupes », soulignait la Cour des comptes en janvier 2023. Autre problème : la priorité donnée à l’export pénalise parfois les armées françaises. Pour décrocher des contrats en Grèce et en Croatie, Paris a ainsi accepté de livrer 24 Rafale d’occasion prélevés dans la flotte de l’armée de l’air et de l’espace. Cette ponction, qui représente plus de 20 % des Rafale de l’armée de l’air, a eu un effet direct sur les forces : les pilotes français n’ont pu effectuer que 147 heures de vol d’entraînement en moyenne en 2023, contre 162 en 2022, alors que la norme Otan est de 180 heures. « Cet effort, destiné à gagner des contrats export, est compréhensible, mais il ne doit pas se traduire par un assèchement durable des capacités françaises », prévient le député LR JeanLouis Thiériot, vice-président de la commission de la Défense à l’Assemblée. C’est mal parti : si les commandes ont été lancées, les livraisons des Rafale destinés à compenser la commande croate ne débuteront qu’en 2027.