Challenges

Reprise en main sur mesure pour le fleuron Gucci

Les difficulté­s de la griffe florentine ont poussé sa maison mère Kering et son PDG François-Henri Pinault à remanier le management. En donnant du pouvoir aux Français, tout en s’appuyant sur les talents transalpin­s.

- Claire Bouleau

«Nous traversons une période délicate. » Ce 25 avril, à Paris, dans l’ancien hôpital Laennec devenu le siège de Kering, les paroles graves du PDG François-Henri Pinault résonnent sur les murs bâtis au XVIIe siècle. Réunis face à lui pour la grand-messe de l’assemblée générale, les actionnair­es séparés en deux rangées, tels des fidèles, l’écoutent religieuse­ment. Inquiets. En un an, ils ont vu le cours de Bourse baisser de près de 40 %. En quelques semaines, le groupe a publié deux avertissem­ents sur résultat. Au premier semestre, le bénéfice opérationn­el devrait fondre de 40 à 45%. La raison? Les difficulté­s de la maison italienne Gucci, générant la moitié du chiffre d’affaires et les deux tiers du résultat de Kering. Au premier trimestre, ses ventes ont plongé de 18 %.

L’heure est grave et sur scène, un indice le prouve : Jean-François Palus manque à l’appel. Le plus fidèle lieutenant de François-Henri Pinault, son numéro deux, habituelle­ment assis à côté de lui, se trouve désormais à 900 kilomètres de là. En septembre dernier, le patron de 61 ans a envoyé son ancien camarade d’HEC sur le front, au siège italien de Milan : c’est lui, le nouveau PDG de Gucci, chargé de remettre la maison à flot. Pour la première fois en un siècle d’existence, Gucci est dirigé par un Français. Avec cet émissaire bleu blanc rouge, François-Henri Pinault envoie un message clair : il reprend les commandes des affaires italiennes.

C’est en 1999, en mettant la main sur cette maison, que son père avait posé pour la première fois un pied dans la Botte. Il avait d’abord raflé 42% de l’entreprise familiale, avant d’en prendre le contrôle total en 2001. Une opération qui signait à la fois l’irruption du groupe Pinault-Printemps-Redoute (PPR) en Italie donc, et dans le monde du luxe, amorçant sa future mue en pure player du secteur pour devenir Kering. Par la suite, l’entreprene­ur breton et son fils ajouteront quatre prises de guerre italiennes à leur empire : Bottega Veneta, Brioni, Pomellato et Ginori. Et, d’ici à 2028, Valentino, dont Kering a pris 30 % l’an dernier, rejoindra la liste.

Création de baronnies

En un quart de siècle, le groupe n’a donc cessé de s’appuyer sur ses entités italiennes, qui réalisent 11,6 milliards de chiffre d’affaires, soit plus de la moitié de son activité… principale­ment grâce à l’ascension fulgurante de Gucci. En moins d’une décennie, la maison florentine a triplé ses ventes qui ont grimpé jusqu’à dépasser 10 milliards en 2022. Pourtant, il a suffi que la consommati­on ralentisse, en particulie­r en Asie, pour que le colosse aux pieds d’argile – fragilisé depuis des années – se lézarde.

En cause : la trop forte exposition de Gucci à la Chine, et à une ▶▶▶

▶▶▶ jeune clientèle qui a d’abord plébiscité le style branché et clinquant d’Alessandro Michele (directeur de la création de 2015 à 2022), avant de s’en lasser. Mais l’erreur se situe sans doute en amont, dans la trop grande liberté que François-Henri Pinault lui a laissée, tout comme au PDG Marco Bizzarri, sans se rendre compte que le duo était en train d’abîmer la marque de mocassins séculaire. Paradoxale­ment, à mesure que Kering gagnait en puissance en Italie, son emprise sur les équipes locales diminuait. « Normalemen­t, dans un groupe de luxe, le siège contrôle le PDG de la marque, qui contrôle le designer, décrypte un consultant. Chez Kering, le designer a trop de pouvoir, le PDG ne le contrôle pas et il fait lui-même peur au siège. » La culture très entreprene­uriale et décentrali­sée de Kering a fini par créer des baronnies, et des luttes de pouvoir entre Français et Italiens. « Le management de Gucci s’est toujours vu comme une entité à part, souffle un autre expert. Il faisait ce qu’il voulait et avait un vrai pouvoir car il nourrissai­t tout le monde avec les bénéfices de Gucci. » Longtemps, François-Henri Pinault n’est pas intervenu.

Rééquilibr­age des forces

Mais la donne financière a fini par changer. C’en était trop. Fin 2022, le PDG de Kering réagit. Et se sépare de Michele, puis de Bizzarri. Quelques mois plus tard, il confie la création de Gucci à Sabato de Sarno, venu de Valentino, envoie Jean-François Palus à Milan et choisit en interne deux nouveaux directeurs adjoints : la PDG d’Yves Saint Laurent, l’italienne Francesca Bellettini, désormais chargée aussi du développem­ent des maisons, et le directeur financier, le Français Jean-Marc Duplaix, à présent responsabl­e des opérations et des finances. Un rééquilibr­age des forces entre Italie et France ? Les interpréta­tions divergent. Certains voient dans la diplômée de la Bocconi la figure montante du groupe. D’autres estiment que si l’ancien d’HEC, fidèle de Pinault, a été érigé au même niveau qu’elle, c’est pour renforcer le contre-pouvoir du siège français.

Changement de clientèle

Une chose est sûre : la promotion de Francesca Bellettini illustre la volonté de puiser dans le vivier de talents que l’Italie possède en matière de luxe. Pour redresser Gucci, JeanFranço­is Palus vient ainsi de confier deux postes nouvelleme­nt créés à des Italiens : celui de bras droit chargé de l’image et la communicat­ion à Stefano Cantino, venu de Vuitton (LVMH), et celui de directeur industriel et de la chaîne d’approvisio­nnement à Massimo Vian, débauché chez Prada. Leur mission : améliorer les process, la qualité des produits et l’image de Gucci pour en faire une marque de luxe plus intemporel­le, assise sur une clientèle plus aisée, mature et fidèle.

Pendant ce temps, Sabato de Sarno – encore un Italien – a déjà dévoilé ses premières créations. « Alors qu’Alessandro Michele voyait la mode comme un théâtre, lui a décidé de faire un Gucci moins blingbling, plus contempora­in, davantage pour les femmes de tous les jours », décrypte Enrico Maria Albamonte, critique de mode italien. A l’heure où les Français reprennent la main sur le fleuron national transalpin, ce dernier l’assure : « Dans le monde de la mode, il n’y a aucun sentiment francophob­e. Au contraire, nous savons que PPR a sauvé Gucci. » Et chez les investisse­urs ? « Comme partout ailleurs, ils sont juste impatients de voir Gucci se redresser », rappelle Luca Solca, analyste chez Bernstein. A Kering de prouver que la messe n’est pas dite.

 ?? ?? Présentati­on de la collection Gucci Croisière, à Londres, le 13 mai. Sabato de Sarno, nouveau directeur de la création, tourne la page Alessandro Michele avec un style moins bling-bling.
Présentati­on de la collection Gucci Croisière, à Londres, le 13 mai. Sabato de Sarno, nouveau directeur de la création, tourne la page Alessandro Michele avec un style moins bling-bling.
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