Chasses Internationales

Gustave Flaubert

C’est Oedipe qu’on assassine !

- Texte Cordouan dessins Marie-joëlle Cédat (www.mariejoell­ecedat.fr)

En 1854, Flaubert est au bout du rouleau. Après le triomphe de Madame Bovary et Salammbô, son Éducation sentimenta­le et la Tentation de saint Antoine ont bien moins marché. Il interrompt la rédaction de son Bouvard et Pécuchet et se relance avec Trois contes.

Ce sera son dernier succès. La Légende de saint Julien l’hospitalie­r est un des trois, inspiré d’un vitrail de la cathédrale de Rouen.

Les parents de Julien habitaient un château au milieu des bois, sur la pente d’une colline. En peu de mots, Flaubert pose le décor du conte en nous faisant grâce du “Il était une fois”. Non, ici c’est beaucoup mieux, et plus simple, jugez en plutôt. « On vivait en paix depuis si longtemps que la herse du château ne s’abaissait plus, les fossés étaient pleins d’herbe et les hirondelle­s nichaient dans la fente des créneaux. À l’intérieur, les armoires regorgeaie­nt de linge, les tonnes de vin s’empilaient dans les celliers, les coffres de chêne craquaient sous le poids des sacs d’argent. La maîtresse broche de la cuisine pouvait faire tourner un boeuf : la chapelle était somptueuse comme l’oratoire d’un roi. Après beaucoup d’aventures, le bon seigneur pris femme. Elle était très blanche, un peu fière et sérieuse. À force de prier Dieu, il lui vint un fils. Alors il y eut de grandes réjouissan­ces, et un repas qui dura trois jours et quatre nuits dans l’illuminati­on des flambeaux, au son des harpes, sur des jonchées de feuillages. »

Un soir, la nouvelle accouchée aperçut sous un rayon de lune qui entrait par la fenêtre, comme une ombre mouvante. C’était un vieillard en froc de bure, avec un chapelet au côté, une besace sur l’épaule, toute l’apparence d’un ermite. Il s’approcha de son chevet et lui dit, sans desserrer les lèvres: « Réjouis-toi, ô mère ! Ton fils sera un saint! » Elle allait crier, mais glissant sur les rais de la lune, il s’éleva dans l’air doucement puis disparu. Elle entendit les voix des anges : et sa tête retomba sur l’oreiller. Les époux cachèrent leur secret et chérirent l’enfant d’un pareil amour: et le respectant comme marqué de Dieu, ils eurent pour sa personne des égards infinis ! Trois nourrices le berçaient et bien serré dans ses langes il ressemblai­t à un petit Jésus ! Quand il eut 7 ans, sa mère lui apprit le chant, et son père le hissa sur un gros cheval pour le rendre courageux. Un vieux moine très savant lui enseigna l’écriture sainte, la numération des Arabes, les lettres latines. La leçon terminée, ils descendaie­nt dans le jardin et ils étudiaient les fleurs. Souvent le châtelain festoyait avec ses vieux compagnons d’armes. Tout en buvant, ils évoquaient leurs guerres, les assauts des forteresse­s et les prodigieus­es blessures. Julien écoutait en poussant des cris. Son père pensait en faire un conquérant, sa mère un archevêque. Flaubert nous conte l’histoire du désir de Julien, tiraillé entre le Divin et le Charnel. Le charnel s’exprimant de façon déviée par la chasse ! Enfant pieux, prisonnier de son prie-dieu durant un office, il jalouse une petite souris blanche, totalement libre elle de se mouvoir dans l’église. Bon chrétien, il écoute, prie, donne aux miséreux qui tendent la main sous le porche de l’église et revient tuer la souris à l’aide d’un bâton ! C’est le début de l’escalade sanglante de cette époustoufl­ante fantaisie médiévale.

Un matin, il vit sur la crête du rempart un gros pigeon qui se rengorgeai­t au soleil. Il lui lance une pierre et l’oiseau tombe d’un bloc. Les ailes cassées, le pigeon palpite suspendu dans les branches d’un troène. La persistanc­e de sa vie irrite l’enfant. Il se met à l’étrangler, les convulsion­s de l’oiseau lui font battre le coeur, et lui procurent une volupté sauvage et tumultueus­e. Au dernier raidisseme­nt, il se sent défaillir. Le soir, son père déclara que l’on devait à son âge apprendre la vénerie. Dans un vieux cahier d’écriture, il trouva comment dresser les chiens, affaîter les faucons, tendre des pièges, reconnaîtr­e le cerf à ses fumés, le renard à ses empreintes, le loup à ses déchaussur­es, le bon moyen de discerner leurs voies, de quelle manière on les lance, où se trouvent ordinairem­ent leurs refuges, quels sont les vents les plus propices, avec l’énumératio­n des cris et règles de la curée.

La série de crimes, de carnages ne peut plus s’arrêter et, comme chaque fois, Julien défaille de plaisirs érotiques, conforté par le désir de tuer à l’image du père, justifiée par l’immolation d’animaux. À ses yeux, c’est une action sainte où il pense retrouver ce que sa mère attend de lui. Julien s’amuse à tuer des petits oiseaux dans un arbre, comme autant de fruits cueillis. En un mot comme en cent, Julien fait ses armes, il apprend à tuer, meute à l’appui.

Dans sa meute, on y distinguai­t « vingtquatr­e lévriers barbaresqu­es, plus véloces que des gazelles, mais sujets à s’emporter, puis dix-sept couples de chiens bretons tiquetés de blanc sur fond rouge, inébranlab­les sur leur créance, fort de poitrine et grand hurleur. Pour l’attaque du sanglier et les refuites périlleuse­s, il y avait quarante griffons, poilus comme des ours. Des mâtins de Tartarie presque aussi haut que des ânes, couleur de feu, l’échine large et le jarret droit, étaient destinés à poursuivre les aurochs. La robe noire des épagneuls luisait comme du satin; le jappement des talbots valait celui des bigles chanteurs. Dans une cour à part, grondaient, en secouant leur chaîne et roulant leurs prunelles, huit dogues alains, bêtes formidable­s qui sautent au ventre des cavaliers et n’ont pas peur des lions ». Julien méprisait les artifices et préférait chasser loin du monde, avec son cheval et son faucon! « Il aimait en sonnant de la trompe, à suivre ses chiens, et quand le cerf commençait à gémir sous les morsures, il l’abattait prestement, puis se délectait à la furie des mâtins qui le dévoraient, coupé en pièces sur sa peau fumante. Les jours de brume, il s’enfonçait dans un marais pour guetter les oies, les loutres et les halbrans. Il allait à l’ardeur du soleil, sous la pluie, par la tempête, il buvait l’eau des sources et rentrait au milieu de la nuit, couvert de sang et de boue et sentant l’odeur des bêtes farouches. Quand sa mère l’embrassait, il acceptait froidement son étreinte, paraissant rêver à des choses profondes. »

Il tua des ours à coups de couteau, des taureaux avec la hache, des sangliers à l’épieu, et même une fois, n’ayant plus qu’un bâton, se défendit contre des loups qui rongeaient des cadavres au pied d’un gibet. Bientôt, il entra dans un bois. Au bout d’une branche, un coq de bruyère engourdi par le froid dormait la tête sous l’aile. Julien d’un revers d’épée, lui faucha les deux pattes, et sans le ramasser continua sa route.

« Puis il s’avança dans une avenue de grands arbres, formant avec leurs cimes comme un arc de triomphe, à l’entrée d’une forêt. Un chevreuil bondit hors d’un fourré, un daim parut dans un carrefour, un blaireau sortit d’un trou, un paon sur le gazon déploya sa queue, et quand il les eut tous occis, d’autres chevreuils se présentère­nt, d’autres daims, d’autres blaireaux, d’autres paons, et des merles, des geais, des putois, des renards, des hérissons, des lynx, une infinité de bêtes, à chaque pas plus nombreuses. »

Flaubert nous aide à comprendre que l’homme ne peut pas échapper à son sort, les prédiction­s se ressemblen­t et la troisième proférée par un grand cerf scelle le destin du futur saint Julien ! Faut-il avoir été criminel pour devenir un saint ? Va-t-il tuer ses parents qu’il ne reconnaît plus ? Son père lui avait offert une épée qui lui échappe des mains et tranche le manteau paternel en fourrure de renard! À l’aide d’une javeline Julien manque d’assassiner sa mère dont le hénin blanc lui rappelle un grand oiseau blanc, qu’il tente de tuer! Il s’enfuit du château et ne reparaît plus.

Julien s’adosse alors à un arbre. De l’autre côté du vallon, sur le bord de la forêt, il aperçoit un cerf, une biche et son faon. « Le cerf qui était noir et monstrueux de taille, portait seize andouiller­s avec une barbe blanche. La biche, blonde comme les feuilles mortes, broutait le gazon; et le faon tacheté, sans l’interrompr­e dans sa marche, lui tétait la mamelle. »

L’arbalète une nouvelle fois ronfla. Le faon, fut tué. Alors sa mère brama d’une voix profonde, déchirante, humaine. Julien exaspéré, d’un coup en plein poitrail, l’étendit par terre. Le grand cerf l’avait vu, fit un bond. Julien lui envoya sa dernière flèche. Elle l’atteignit au front. Le grand cerf n’eut pas l’air de la sentir ; il avançait toujours, allait fondre sur lui, l’éventrer; et Julien reculait dans une épouvante

“Il allait à l’ardeur du soleil, sous la pluie, par la tempête, il buvait l’eau des sources et rentrait au milieu de la nuit, farouches.” couvert de sang et de boue et sentant l’odeur des bêtes

indicible. « Le prodigieux animal s’arrêta ; et les yeux flamboyant­s, solennel comme un patriarche et comme un justicier, pendant qu’une cloche au loin tintait, il répéta trois fois : “Maudit ! Maudit ! Maudit ! Un jour, coeur féroce tu assassiner­as ton père et ta mère!” Il plia les genoux, ferma doucement les paupières, et mourut. »

Julien fut stupéfait, puis accablé d’une fatigue soudaine ; et un dégoût, une tristesse immense l’envahit. Le front dans les deux mains, il pleura pendant longtemps.

Il est de mon devoir de cesser le récit à ce stade de la Légende de saint Julien l’hospitalie­r… Tant d’épopées que je ne saurais déflorer attendent le jeune saint. Cher lecteur, ce morceau de bravoure littéraire, dernier écrit de Flaubert et nouvelle perspectiv­e du mythe d’oedipe, mérite d’être lu. Julien vous entraînera vers ses démons, le diable et les anges.

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