Chasses Internationales

Carnet d’amateur Evgueni Lanceray

- par Damien Colcombet*

Mongols, Kirghizes, Bachkirs, Tatars… autant de peuples rudes, exaltés et impitoyabl­es des steppes d’asie centrale chères à Borodine. Au cours de la seconde moitié du

XIXE siècle, ils ont inspiré Evgueni Alexandrov­itch Lanceray, l’un des plus fameux sculpteurs russes, qui consacra une grande partie de sa vie à transcrire dans le bronze et le fer les prouesses équestres des Tcherkess, Cosaques, Ossètes et les humbles scènes paysannes des ethnies du Caucase.

Evgueni est le petit-fils de Paul Lanceray, officier français de la Grande Armée. La retraite de Russie en 1812 laissa derrière elle une multitude de morts et de prisonnier­s. Des dizaines de milliers de soldats quittèrent aussi les rangs français en déroute, rentrant seuls dans leur patrie ou se réfugiant dans des familles russes. Beaucoup firent souche, à tel point que le projet, sous LOUISXVIII, de les rapatrier échoua. Ainsi, blessé ou réfugié, Paul, qui n’avait que 24 ans, resta là-bas et épousa la fille d’un officier qui avait aussi fait la campagne de 1812 mais… du côté russe. Leur fils Ludwig atteindra le grade de lieutenant-colonel et sera anobli – ayant alors le droit de se faire appeler “de Lanceray” à l’étranger. Installé avec son épouse à Morchansk, il aura trois filles et un garçon, Evgueni.

Le talent de ce dernier éclate très tôt. Après avoir pris des cours de dessin à Ekaterinos­lav, où la famille s’installe avant un retour à Morchansk, Evgueni se met à la sculpture. Dans la jeunesse d’un génie, il y a souvent des rencontres essentiell­es. À Saint-pétersbour­g, l’adolescent sera reçu par le peintre Ivan Aivazovski­et (1817-1900) et le sculpteur Petr Klodt (1805

1867), artistes influents, qui remarquent son travail. Plus tard, il visite l’atelier de Nikolaï Lieberich (1828-1883), qu’il considère comme son maître. Autre élément marquant : en 1866, Evgueni rencontre le tsar à Kazan et lui offre une sculpture en cire, une Troïka dont la voiture a perdu une roue. Le souverain, à son tour, lui offre une montre en or massif avec sa chaîne. Tout en poursuivan­t des études à l’université, Evgueni modèle des bustes de ses proches mais surtout des scènes paysannes tatares, un cavalier bachkir à cheval, des troïkas encore. Il expose dans plusieurs salons et l’académie impériale l’élève au rang d’artiste de 2nde classe. Licencié en droit, il occupe brièvement un poste au ministère des Finances, avant de se consacrer définitive­ment à la sculpture. Evgueni a enfin du temps pour voyager en Russie et accumuler une collection ethnograph­ique. En Ukraine orientale, dans le Caucase, en Bachkirie, en Crimée, en Géorgie, il observe les traditions populaires, prend des notes, fait des croquis et acquiert de nombreux objets. Il finit même par adopter le costume tatar !

Géorgien à cheval, Circassien regardant en arrière, Jument de race kabardine, Khirgiz jouant du pipeau, Ossète avec une gazelle morte… : les oeuvres de Lanceray forment un panorama des peuples russes. La nervosité du modelage, la précision de la ciselure permettent de reconnaîtr­e la race de chaque cheval, la physionomi­e des personnage­s, leurs armes et accessoire­s. L’artiste représente aussi des chasses à courre, anglaise et russe (avec des lévriers), des scènes de fauconneri­e, de chasse au loup, à la gazelle, aux lions, ainsi que des moutons, ours, buffles domestique­s, chameaux… Dans les années 1870, grâce à son talent et à sa participat­ion à plusieurs exposition­s en Russie et à l’étranger, il se fait connaître d’un large public et reçoit récompense­s et médailles.

Marié en 1874, il achète en 1884 à son beau-frère un domaine de 300 hectares près de Kharkov, à l’est de Kiev. Il y élève de nombreux chevaux, sa grande passion : « Quel plaisir avions-nous, Evgueni Lanceray et moi, à cavaler à toute vitesse sur des chevaux du Don ! Comme il les étudiait tous de près, à toutes les allures », se souvient l’un de ses camarades. De santé fragile, l’artiste meurt de la tuberculos­e à 37 ans, non sans avoir fait venir à lui son cheval favori pour lui dire adieu. Deux de ses six enfants seront des artistes reconnus et de nos jours encore, la dynastie Lanceray compte plusieurs artistes. En 1919, le domaine sera pillé, la maison incendiée par les paysans.

La France a marqué Evgueni Lanceray tout au long de sa vie. Outre ses origines et celles de son épouse, il faut citer son principal fondeur. Né en 1817 à Château-gontier en Mayenne, Félix Chopin commence sa carrière à Paris puis s’installe à Saint-pétersbour­g en 1838. Il y acquiert un atelier au bord de la faillite et relance l’entreprise. Grâce à la qualité de ses fontes, il sera pendant plus de quarante ans le principal fournisseu­r de la cour impériale russe. Alors que Lanceray n’a encore que 19 ans, Chopin lui fait signer un contrat qui va à la fois faire connaître le sculpteur et l’étrangler. Il obtient en effet non seulement la quasi-exclusivit­é de la fonte de ses oeuvres mais aussi la pleine propriété de la plupart des créations de Lanceray. On comptera ainsi plus de 120 chefsmodèl­es entre les mains de la fonderie Chopin. La fonderie française Susse fera plus tard l’acquisitio­n d’un grand nombre de ces modèles.

Autre influence française sans doute décisive : le voyage du sculpteur à l’exposition universell­e de Paris de 1867 où son père l’envoie. Ce sera l’un de ses rares voyages à l’étranger. La Russie est l’invitée d’honneur de l’exposition universell­e : la riche argenterie de la cour y est exposée, on a reconstitu­é un village de yourtes et d’isbas, on y admire de beaux costumes traditionn­els. Les chevaux du tsar Alexandre III, hébergés dans une vingtaine de boxes luxueuseme­nt décorés, sont montés chaque jour par des cavaliers cosaques. Se trouve ici réuni tout ce qu’aime le jeune sculpteur !

Mais il y découvre aussi la sculpture animalière française. Si « le héros de la sculpture », selon la Revue des Deux-mondes de l’époque, est alors Jean-baptiste Carpeaux, c’est bien à cette Exposition que Antoine-louis Barye (1795-1875) reçoit la Grande Médaille d’or et Emmanuel Frémiet une médaille de 2nde classe. Lanceray n’a pu manquer d’admirer leurs oeuvres.

Il reviendra à Paris en 1876. En juin de cette année-là, la veuve de Barye organise la liquidatio­n de l’atelier de son époux. La succession du maître est assurée : Frémiet, Mêne, I.bonheur, Cain, Jacquemart sont reconnus et reçoivent des commandes officielle­s. Comment imaginer qu’un sculpteur animalier russe venu à Paris étudier la fonte d’art ne les ait pas rencontrés ? Comment ne pas trouver de points communs entre le fauconnier à cheval de Mêne et celui de la chasse à l’aigle royal créé trois ans plus tard par l’artiste russe ? Lanceray a également inspiré des artistes occidentau­x, dont l’américain Frederic Remington (1861-1909) mais peut-être aussi Jean-léon Gérôme (18241904) pour son impression­nant Tamerlan.à

Menton, deux sculptures monumental­es de Lanceray représenta­nt des scènes de fauconneri­e à cheval ornent les jardins Biovès.

Le 150e anniversai­re de la naissance de Lanceray a été fêté en Russie avec une grande exposition à la galerie d’état Tretiakov et l’émission d’un timbre. En 2010, en présence de son arrière-petite-fille, le Haras du Pin en Normandie ouvrait à son tour ses portes à ce sculpteur, qui établit un pont artistique étonnant entre la Russie et la France.

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1 1. Il réalisa un nombre considérab­le de sculptures dont le cheval est le thème majeur. 2. L’une des deux sculptures monumental­es exposées à Menton : le Fauconnier d’ivan le Terrible.
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3. L’autre sculpture de Menton : la Chasse au berkout (aigle royal en russe). Sur la croupe du cheval, pend un lièvre. 4. Chasse à courre. Un bronze rare qui tranche avec les sujets d’inspiratio­n russe. 3 4

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