La magie du Selous en Tanzanie
Si je vous dis “Dar es Salam”, vous me répondez “Quand partons-nous ?”. Et si je prononce “Selous”… Il y a moins de six mois. Alors que le virus garottait toute circulation sur Terre, j’ai réussi à passer par un trou de souris, les aéroports étaient déserts comme jamais.
Àl’énoncé de certains lieux, magiques, n’importe quel chasseur prêt à aller chasser à l’étranger est en mesure de faire le nécessaire sur-le-champ afin de se libérer. La Tanzanie figure en bonne place de ces endroits privilégiés. Pays d’afrique de l’est, tourné vers l’océan Indien, il est considéré par beaucoup comme le saint graal du safari de chasse sur le continent africain. Serengeti, Maasai Land et Kilimandjaro dans le Nord sont les contrées les plus citées par les chasseurs et autres amoureux de la nature.
Mais la plus mythique demeure incontestablement le Selous. Elle s’étend sur 55 000 kilomètres carrés et couvre environ 5 % du territoire national.
Cette réserve de gibier classée au patrimoine mondial de l’unesco porte le patronyme du grand chasseur britannique Frederick Courteney Selous. Lors de la Première Guerre mondiale, il fut tué par les troupes allemandes au Tanganyika alors qu’il servait comme officier au sein du 25e régiment des fusiliers royaux en Afrique de l’est. C’est à cet endroit que Selous convoitait notamment le Big Seven que composent l’éléphant, le rhinocéros, le buffle, le lion, le léopard, l’hippopotame et le crocodile. La chasse et le braconnage incontrôlés y ont considérablement décimé les populations d’animaux. Les derniers rhinocéros ont été abattus par des braconniers à la fin des années 1980. Les éléphants du Selous, surtout connus pour leurs longues défenses à la terminaison tournée vers l’intérieur, ont été leur principale cible. Grâce à la coopération entre autorités et pourvoyeurs locaux, la population d’éléphants s’est, fort heureusement, lentement rétablie.
En dépit des mesures sanitaires draconiennes mondiales actuelles, je me suis décidé à y organiser une chasse. Sur la “liste” de ce chasseur, figuraient une antilope sable de Roosevelt (présente dans l’arrière-pays côtier), un gnou, un suni de Zanzibar ou antilope musquée et un céphalophe de Harvey. À mon habitude, caméra et appareil photo accompagneront mes périples et, entorse à ma règle, je fais les démarches nécessaires afin de chasser le légendaire buffle du Selous. Au moment où je mets en place ce séjour, seules trois compagnies aériennes nous permettent de rejoindre la Tanzanie : Qatar Airways, Emirates et Ethiopian Airlines. Je choisis la première. Comme je me trouve en Italie, je réserve mon vol de Rome via Doha pour Dar es Salam. Comme je m’y attendais, je suis abreuvé de messages de prudence – parfois irrationnels
mais toujours bienveillants – de ma famille proche et de mes amis. Pour faire court, je ne me suis jamais senti aussi en sécurité au cours de mes nombreux vols autour du globe que sur celui-ci. Respecter strictement une distance de sécurité avec les autres passagers, masques rivés en permanence sur les visages, désinfection des mains au gel hydroalcoolique maintes fois répétées et visière obligatoire durant chaque vol, le virus a été tenu à distance. Dernière confidence, par trois fois, j’ai ressenti une sensation de fin du monde, d’apocalypse, comme jamais. C’est l’impression que m’ont laissé les aéroports (vides) de Rome, Doha et Dar es Salam.
À Dar es Saalam, un employé de la pourvoirie nous attend pour nous mener au Sea Cliff Hotel, où nous passons la première nuit avant de prendre un vol charter pour le Selous. Le lendemain, moins d’une heure après notre décollage, nous survolons la beauté fascinante de cette réserve. Au bout de la piste d’atterrissage, deux véhicules stationnent. Stephan, gestionnaire de la pourvoirie et chasseur professionnel, nous accueille très chaleureusement. Deux pisteurs (James et Rami) et Paddy, guide de chasse professionnel, font partie du comité. Paddy est une légende du Selous. Il est chasseur professionnel en Tanzanie depuis 1986. Après une heure de route, nous atteignons le camp de tentes typiques d’afrique de l’est, qui nous abriteront durant les dix prochains jours. Le camp domine un banc de sable de la rivière Rufiji. Deux crocodiles y somnolent paresseusement et un groupe d’hippopotames y barbotent dans une eau peu profonde. Je jette un rapide coup d’oeil environnant. À gauche, à droite, partout, la brousse, abri idéal pour sunis, duikers et guibs, se révèle très dense.
Après une bonne douche et avoir enfilé des vêtements plus appropriés, nous nous attablons. Premier debrief, premier dîner, premier régal culinaire : des crevettes royales préparées avec des pommes de terre frites, des légumes et de la salade, puis un morceau de gâteau à la banane. Nous parlons de la situation générale de la chasse et du tourisme photo en
Tanzanie et plus spécifiquement ici sur le Selous. Sur plus de quarante blocs disponibles dirigés par plusieurs pourvoyeurs par le passé, seuls douze sont préservés. En d’autres termes, la plupart des pourvoyeurs, des chasseurs professionnels, des pisteurs et toutes les autres personnes employées dans ces micro-entreprises ont perdu leur emploi cette année.
Stephan, avec son partenaire Luke Samaras, détient les droits de chasse de trois des douze blocs, qui sont sans aucun doute parmi les plus beaux du Selous. Chaque année, ses chasseurs viennent du monde entier pour le léopard, le buffle, l’hippopotame et le crocodile, mais aussi seulement quelques lions et éléphants. À ces chasses de gibiers dits dangereux s’ajoutent celles du bubale de Lichtenstein, du gnou du Selous, de l’éland de Patterson, du zèbre du Selous, de l’impala, du duiker, du guib et du phacochère.
Le lendemain matin, nous sautons du lit à 5h30. Une heure plus tard, nous sommes en route. Chasser à Selous signifie parcourir de longues distances. Surtout lorsque vous chassez sur trois blocs. Notre véhicule s’arrête bientôt et nos deux pisteurs ramassent une bouse sèche d’éléphant. Cette singulière cueillette est disposée sur des tisons de charbon de bois dans un seau en métal. Il se dégage aussitôt une fumée qui repousse toutes mouches tsé-tsé, et les piqûres connexes.
Luke, qui connaît le Selous comme sa poche, marque sa surprise lorsque nous découvrons des trous d’eau pleins. Nous sommes à la mi-septembre, ils sont d’ordinaire à sec en cette saison. Même l’herbe qui les environne est d’un vert tendre. Ce qui est une double bénédiction pour la faune. Notre première pause déjeuner a lieu au bord d’un ample point d’eau. S’installer n’a rien d’anodin. Il faut soigneusement évaluer la direction du vent afin de bénéficier d’air frais, chercher un point d’ombre et un point de vue car l’observation ne cesse pas un seul instant.
Je repère des traces d’hippopotames, mais à aucun moment n’entrevois ces colosses. Le premier mouvement vient de quelques phacochères turbulents. Puis plus rien. Un peu plus tard, deux zèbres s’y mettent. Ce sont des femelles. Stephan nous rappelle qu’il est interdit de les tirer sous peine d’amendes lourdes. Elles disparaissent dans la brousse et leur succèdent un bel éland de Patterson suivi d’un bubale de Lichtenstein. L’éland contrairement au bubale ne cherche pas à boire. Lui est à la poursuite d’une conquête féminine. La chaleur écrase tout et les animaux se sont réfugiés dans la brousse ombragée. Vers 16 heures, nous rebroussons chemin. Sur la piste du retour au camp, nous tombons sur des Dagga Boys. Des buffles du Cap paissent paisiblement à grandes bouchées d’herbe fraîche. Paddy fait le choix de ne pas ralentir. « Ne t’inquiète pas Erich, je te réserve un spécimen du genre qui a roulé sa bosse. » Qui n’obtempérerait pas à semblable proposition? À défaut de tirer, je shoote quelques photos de buffles caparaçonnés de boue.
Une bonne douche, un gin tonic puis un dîner fantastique évacuent toute fatigue. Vers 22 heures tout le monde au lit ! Le lendemain matin, la chance va nous sourire, à très courte distance du camp, sur une zone de brousse dense, envahie par une végétation épaisse. Mon client, carabine en main, a compris qu’une occasion pouvait se présenter. L’oeil aquilin de notre traqueur James repère un suni en sous-bois à moins de vingt mètres du bord de la route. Nous identifions facilement son sexe, un beau mâle. Un regard, le coup part. La première prise de notre safari est une respiration après 36 heures de recherches. Le bonus : le suni est âgé.
Nous reprenons notre destination initiale : un territoire situé à l’autre bout de notre zone de chasse actuelle. Il est réputé pour ses sables de Roosevelt. Cette antilope très particulière
se trouve principalement dans le sud et le sud-est du Selous et à la frontière nord avec le Mozambique. En chemin, nous voyons encore et encore des impalas et de plus petits groupes de bubales de Lichtenstein. Bien sûr, les buffles continuent à me narguer. Pieds à terre. Nous localisons des empreintes de sables très fraîches proches d’un point d’eau. Nous procédons au choix stratégique de l’emplacement du déjeuner mais des lycaons viennent perturber nos plans. Leur odeur fait fuir toute antilope qui aurait envie de se désaltérer. Inutile donc de prolonger indéfiniment l’aprèsmidi. Nous levons l’ancre.
Petit matin, le lendemain. Comme la veille, nous longeons lentement la zone de brousse dense près de notre camp. Un premier duiker de couleur rouge apparaît-disparaît sur le bord de la route, comme hier. Voir n’est pas capturer. Nous poursuivons notre traque et explorons différents points d’eau. Nous y découvrons suffisamment d’indices qui nous laissent espérer que la journée sera nourricière. Une fois, deux fois, trois fois, nous croisons des hippopotames dans les eaux peu profondes mais aussi des waterbucks, des phacochères et des bubales. Près d’une pièce d’eau en longueur, nous assistons à un spectacle surprenant. Une concentration de deux cents à deux cent cinquante buffles derrière une végétation opaque !
Nous localisons des mâles superbes mais il nous est impossible de tenter un tir. Soudain le troupeau implose et, en quelques instants, jambes à leur cou chacun détale où il peut. Un nuage de poussière sable-roux monte vers le ciel, quand il retombe il n’y a plus personne autour du point d’eau. Paddy explore la zone de ses jumelles. Sur notre gauche, à 300 mètres, un groupe de lionnes roule des mécaniques. C’est un stratagème. D’autres plus loin, enfouies dans la végétation, à plat ventre, observent des individus isolés. Ils n’auraient pas dû s’éloigner. Stephan, lui, désigne du doigt un promontoire. Il reste juste un peu de temps afin d’assister à l’assaut. Nous ne manquerons rien de l’attaque.
De retour au véhicule, nous repartons pour un autre point d’eau où quelques jours plutôt des rangers ont repéré un groupe d’antilopes sables de Roosevelt pendant leur ronde antibraconnage. Mais au lieu de sables, c’est un léopard qui se trouve sur-place. Démarche chaloupée, il s’éloigne de la pièce d’eau après s’y être désaltéré. Son odeur a éloigné la moindre antilope assoiffée. La chasse est une nouvelle fois suspendue. Les jours suivants s’orchestrent de façon similaire. Un long parcours en véhicule, des approches à pied, partout des espèces animales et enfin le tir d’un zèbre du Selous, d’un babouin jaune et d’un gnou Nyassaland. Mais de mon côté, toujours rien ! Et, un matin, Stephan me sourit. À moins de deux heures du camp, à cinquante mètres du bord d’un point d’eau, sur une petite colline, seul, un buffle. Le vent est parfait et la distance est d’environ 200 mètres. James, têtes et épaules baissées, nous conduit au plus près. J’adore ces moments-là. J’ai décidé de retirer la lunette de visée de ma .375 H&H et d’utiliser hausse et guidon. Nous nous rapprochons lentement du mâle. Ça cogne fort dans ma poitrine. L’éternité, c’est long… surtout à la fin.
Nous ne bougeons plus. Le buffle n’a toujours pas remarqué notre présence. Cinquante mètres nous séparent. Le boss, c’est lui, clairement. Un très vieux mâle, de profil. Je trouve appui sur un arbre. Je vise sa poitrine, déverrouille l’arme. Le buffle a senti quelque chose. Nous a-t-il remarqués ? Des lionnes veulent-elles me doubler? Je ne veux pas le savoir! Je presse la queue de détente. Le Dagga Boy penche en avant, pivote sur lui-même et file tout droit. J’ai déjà rechargé et remis la sécurité. Nous le suivons avec d’infinies précautions.
Du sang là, et puis encore là. La brousse n’est pas trop épaisse. James tend le doigt : le buffle grièvement blessé, à 100 mètres devant nous, halète. Une extrême prudence est requise. Il fait partie des gibiers dangereux; blessé, je vous laisse imaginer ce dont il est capable. Stephan est muni de sa .577 NE. À vingt-cinq
mètres, je lâche une seconde balle plein coeur. Le corps massif s’agite de soubresauts et, quelques secondes plus tard, la masse s’écroule. C’en est fini. Le véhicule est appelé en renfort. Paddy évalue son âge, certainement 12 à 13 ans. Le premier coup de feu l’a mortellement blessé. L’adrénaline a provoqué sa fuite avant que la seconde balle le cueille.
Si nous ne remplissons pas le “contrat” puisque manquent à l’appel une antilope sable de Roosevelt et un duiker de Harvey, les émotions comblent l’absence. Selous possède une vertu suprême, exerce un pouvoir absolu, déclenche une onde de choc. La vibration de la terre africaine vous possède.
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