Chasses Internationales

Gentleman Chasseur Daret/bernaerts

Cynégétiqu­e fiction à propos d’un tableau de Jean Daret (1614-1668) et Nicasius Bernaerts (1620-1678).

- par Valentine del Moral

Passé en un éclair de la famille de l’écrivain Michel de Saint Pierre aux cimaises du musée de la Chasse et de la Nature lors de la vacation de la maison de vente Mathias-bournazel du 29 janvier dernier (lire page 114), ce chasseur en compagnie de ses chiens, d’un seul coup d’un seul, a bousculé l’histoire de l’art et fait chavirer nos coeurs. Mais qui est donc cet inconnu assis sur son derrière à même le sol où gît son gibier ? Parce qu’enfin, nous aimerions bien le savoir.

Desportes détrôné

L’apparition de ce très séduisant tableau exécuté par les peintres Daret et Bernaerts a fait sensation. C’est lui, désormais, le premier “vrai” portrait français connu de chasseur et ses chiens. Il détrône le Portrait de l’artiste en chasseur de François Desportes (1661-1743) qui fut son morceau de réception à l’académie. Le Portrait de chasseur assis en compagnie de ses chiens, en le devançant de trente-sept ans, lui rafle son titre de premier ancêtre des portraits en chasseur.

Intuition d’une intention

Or, s’ils sont aujourd’hui légion, ces portraits, quasiment jamais, n’auront été au bout d’une intention comme celle qui perce ici. La grande toile a beau avoir la taille d’un tableau d’apparat (179,5 cm par 131) elle ne cherche ni à épater ni à faire passer un message comme ce sera le cas pour la plupart des portraits qui suivront. Il est question ici d’autre chose, même si cette autre chose nous échappe pour l’instant. Il suffit de détailler cet homme légèrement dépenaillé, la peau du visage trahissant un coup de chaud, assis sans façon dans un

1. Portrait de chasseur en compagnie de ses chiens de Jean Daret et Nicasius Bernaerts.

2. Le Portrait de l’artiste en chasseur d’un François Desportes désormais détrôné.

paysage plein de terre cendreuse, de nuages accumulés, d’haleines de chiens pour en avoir l’intuition. On est bien loin du Desportes s’installant dans une posture élégante, mettant en valeur ses atours, utilisant les courbes et les regards canins pour s’assurer la place centrale.

Poser en posant ses conditions

À l’exemple de Desportes, nombreux commandita­ires-chasseurs ont posé dans la nature, mais en y mettant toujours la condition de leur condition. Le chevalier de Beringhen que Jeanbaptis­te Oudry peint en 1722 illustre parfaiteme­nt ce refus de se fondre compléteme­nt dans la nature. Posé sur le bout d’une fesse, droit comme un “i”, dentelles et parements à tous vents, Beringhen effleure son chien et tient son perdreau comme s’il s’apprêtait à boire une tasse de thé. Au loin, une belle maison et, sur le parapet qui en délimite le parc, deux femmes et un petit enfant. Mieux que dans une notice du Who’s Who, le brillant pedigree du chevalier est là tout entier déroulé.

Une cour mais seulement de chiens

On a beau se faire portraitur­er en chasseur entouré d’une cour composée seulement de chiens, on n’en continue pas moins à vouloir montrer qui l’on est et à songer à la postérité. Alexander Kurakin à quelque temps de regagner Saint-pétersbour­g commande à Jeanmarc Nattier son portrait. Nous sommes en 1728. Le jeune homme, fils du grand diplomate Boris Kurakin est l’un des premiers aristocrat­es russes à bénéficier d’une éducation à l’étranger. Conscient de lui-même, il ne peut

s’empêcher de porter la plaque et le ruban de soie rouge de l’ordre de Saint-alexandre Nevski et d’arborer un fusil somptueux. La chienne au collier médaillé d’or sert de reposoir à sa main dont l’index indique qu’il est sur le départ. Nous voilà une fois encore à des années-lumière du tableau de notre chasseur qui, lui, semble goûter seulement et simplement aux joies du Carpe diem.

Un général au pied de cendrillon

Qu’on est loin en effet de tous ces autres chasseurs à chiens immortalis­és un genou à terre comme Pertuiset, le bourgeois-tueur de lion peint par Manet. Ou debout comme Dumas, le général d’empire qu’éclipsera son écrivain de fils. Il avait en commun avec lui la passion de la chasse mais pas au point tout de même de jeter aux orties sa taille bien prise dans l’écharpe de rigueur, lui qui était « admirablem­ent fait à l’époque où c’était un avantage d’être bien fait, avec des pieds et des mains de femme. […] Ce pied surtout [qui] faisait damner ses maîtresses, dont il était bien rare qu’il ne pût pas mettre les pantoufles », écrit Dumas dans ses Mémoires longtemps après que Gauffier l’a peint dans cette botte noire qui lui fait le peton plus mignon encore.

Rien d’un cador à cabots

Le chasseur de Daret et Bernaerts n’est vraiment pas comparable à ces cadors à cabots. S’il ne “vend” rien, il ne symbolise rien non plus. Il échappe compléteme­nt au type allégoriqu­e dont s’empara si bellement von Sandrart en 1643, un peu moins de vingt ans avant le portrait qui nous intrigue. Son Novembre qui met en scène un jeune chasseur dont on aimerait connaître le modèle, donne envie de partir en billebaude malgré le froid que les feuilles qui virevolten­t, la toque, les gants et l’écharpe de plume et de poil improvisée nous font ressentir. Notre nemrod inconnu ne cherche pas non plus à délivrer un message comme le désira l’empereur Françoisjo­seph qui ne vit rien d’incongru à poser pour Casimir Pochwalski en culotte de peau et chapeau tyrolien, le genou à l’air du palais et le crampon sur parquet. L’important était que l’on se souvienne combien il aima la chasse.

Fils de roi, fils de peintre

Il ne fut pas le seul. Les rois chasseurs furent nombreux qui ne dédaignère­nt pas de le faire savoir. Philippe IV, au milieu des années 1630, demanda à Vélasquez qu’il le peigne, lui et ses fils, le cardinal-infant et le prince Balthazar Carlos, en chasseurs à chien. Ce remarquabl­e ensemble cynégético-dynastique donna l’occasion à Renoir de faire le peintre taquin. Balthazar Carlos l’inspira au moment de peindre son fils Jean en chasseur. Il conserva la robe bicolore du bon gros chien que Vélasquez avait couché au pied du petit Espagnol mais, d’un coup de pinceau, le réduisit et le réveilla au pied du petit Français. Les vêtements raffinés du fils du roi, bien qu’indéniable­ment de chasse, devinrent chez le fils du peintre, un genre de panoplie du parfait petit chasseur pour aller à un goûter costumé.

Ni gloire ni gloriole

La comparaiso­n est irrésistib­le, le voisinage des deux peintres délectable mais on continue à être aux antipodes du portrait de Daret et Bernaerts. Leur modèle n’est ni de près ni de loin un people. Il ne joue pas, n’affiche ni sa célébrité, ni son érudition, ni son esprit. Non pas que Jean Daret n’ait pas peint de personnage d’importance – pensons aux portraits des marquis de Cinq-mars et de Toiras – mais dans cette toile il s’agit de faire passer autre chose, peut-être quelque chose de plus important que la gloire ou la gloriole.

De la cynégétiqu­e fiction

Ce “peut-être” est le fait de deux arguments aussi ténus que séduisants. Il faut ici que vous me permettiez de faire, non pas de la politique, mais de la cynégétiqu­e fiction. En 1659, écrit l’historienn­e de l’art Jane Macavock, Jean Daret a des difficulté­s financière­s « qui [entraînent] son départ pour Paris à la recherche de revenus plus importants ». Il se renfloue, « est reçu à l’académie royale de peinture et de sculpture le 15 septembre 1663 et rentre à Aix l’année suivante ». Ce sont cinq ans de vie parisienne forcés qu’endure celui qui depuis 1636 a élu domicile à Aix-en-provence désertant une bonne fois pour toutes les Flandres. « Daret [avait été intégré] très vite dans la société de sa ville d’adoption » et on peut imaginer que sa terre d’élection lui manque au point peut-être de vouloir fixer sa nostalgie régionalis­te pour mieux en savourer l’essence.

With a little help of my friend

L’idée fait son chemin. L’homme est chasseur : en tout cas, rien ne dit le contraire. Il se montrera donc comme tel, le fusil au creux du bras, la poire à poudre, la gibecière encore en bandoulièr­e. Se peindre ne lui pose aucun problème. Il l’a déjà fait à plusieurs reprises. Son ami Nicasius Bernaerts, qui fut élève de Frans Snyders (1579-1657), est un peintre animalier de premier ordre : il s’occupera du gibier qu’il veut à plume et à poil. Il peindra aussi les chiens. Tandis que l’un d’entre eux se sera endormi dans un coin confortabl­e du tableau, notre chasseur se figurera assis presque en tailleur, à même le sol, le coude reposé sur une pierre. Légèrement déboutonné, il aura retroussé ses bottes au point qu’on verra poindre un bas bleu. Oui, une touche de bleu, il y en aura une et puis les traces d’une saine fatigue aussi, indiquant une journée de billebaude pleinement réussie. Il insistera auprès de Bernaerts pour qu’il accentue la tendresse qu’il porte à ses chiens. Lui se fera la main non plus flatteuse mais tendre. En réponse à celle-ci, Nicasius posera une patte amie sur son mollet. Et puis, Jean lui décrira la Sainte-victoire que Nicasius posera grosso modo en fond du paysage que son ami l’aura également chargé de peindre.

Une main pour deux autoportra­its

C’est que Daret veut se concentrer tout entier à son autoportra­it. Il pense à se peindre regardant son spectateur, le prenant à témoin de sa félicité évanouie. Jean repense à cet Autoportra­it qu’il donna de lui en 1636 quelque temps après son installati­on à Aixen-provence. Certes les cheveux depuis ont blanchi et l’ovale de son visage a épaissi. Son nez en revanche ne s’est pas trop épaté. Seule l’aile de la narine s’est un peu accentuée, comme la ride entre les deux yeux qui affleurait juste autrefois. De ride d’attention, elle est devenue ride du lion. Sa bouche a perdu le charnu de la jeunesse mais sa lèvre supérieure a gardé sa ligne en chapeau de gendarme. L’oeil, sombre, est lui toujours aussi attentif dans son amande, ses sourcils toujours dessinés, donnant au regard un air décidé. Somme toute, le jeune peintre de 24 ans et celui de 47 ans se ressemblen­t encore. Seulement ils portent deux exils qui n’ont pas grand-chose à voir l’un avec l’autre. Celui des débuts était celui des promesses. Celui qui le cloue à Paris le laisse dans la tristesse. Voilà pourquoi il veut un tableau empreint de cette heureuse nostalgie qui a trouvé un tel écho en nous qu’il nous a poussés à jouer au jeu des ressemblan­ces. En a surgi une intuition puis une hypothèse. Si on devait y trouver ne serait-ce qu’un seul mérite, ce serait d’avoir placé le souvenir de chasse à la hauteur de ces jolis petits riens qui parsèment nos mémoires et qui nous aident à surmonter les vilenies de la vie.

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 ??  ?? 3. et 4. Le prince Balthazar Carlos de Vélasquez et Jean Renoir mis en miroir par le pinceau taquin de Pierre Renoir. 5. Le chevalier de Beringhen qu’oudry peignit en 1722. 6. Attribué à Louis Gauffier, le Portrait d’un chasseur avec ses chiens dans un paysage est plus connu comme le Portrait d’alexandre Dumas père. 3
3. et 4. Le prince Balthazar Carlos de Vélasquez et Jean Renoir mis en miroir par le pinceau taquin de Pierre Renoir. 5. Le chevalier de Beringhen qu’oudry peignit en 1722. 6. Attribué à Louis Gauffier, le Portrait d’un chasseur avec ses chiens dans un paysage est plus connu comme le Portrait d’alexandre Dumas père. 3
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1. et 2. Le portrait de chasseur que Jean Daret peint à 47 ans serait-il le pendant de l’autoportra­it qu’il donna de lui en 1636 alors qu’il en avait 24 ?
3. Portrait d’alexandre Kurakin sur le départ par Jean-marc Nattier. 4.et 5. L’empereur François-joseph pose pour Casimir Pochwalski, le genou à l’air du palais et le crampon sur parquet.
5 1. et 2. Le portrait de chasseur que Jean Daret peint à 47 ans serait-il le pendant de l’autoportra­it qu’il donna de lui en 1636 alors qu’il en avait 24 ? 3. Portrait d’alexandre Kurakin sur le départ par Jean-marc Nattier. 4.et 5. L’empereur François-joseph pose pour Casimir Pochwalski, le genou à l’air du palais et le crampon sur parquet.
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